Intervention de Jean-Ludovic Silicani

Réunion du 4 décembre 2014 à 8h00
Commission de réflexion sur le droit et les libertés à l’âge du numérique

Jean-Ludovic Silicani, président de l'Autorité de régulation des communications électroniques et des postes :

Pour intéressant qu'il soit, le débat qui a lieu aux États-Unis n'est pas entièrement transposable à l'Europe. En droit américain, en effet, l'internet n'est pas un service de communication électronique mais un service d'information. Aussi les tribunaux ont-ils estimé que les recommandations et prescriptions formulées par la FCC depuis l'origine étaient dépourvues de base légale.

En France et en Europe, le service d'accès à l'internet est juridiquement un service de communication électronique. Il entre donc dans le champ d'activité des opérateurs de téléphonie et du régulateur des communications électroniques.

Le problème soulevé aux États-Unis est de pur droit. Les tribunaux ont considéré que la base légale n'était pas la bonne mais n'ont rien dit de plus. Ensuite, la FCC est-elle fondée à agir sur d'autres bases ? Cette question est au centre d'un deuxième débat politico-juridique. Le Congrès considère que non et, dans sa configuration actuelle, il n'est pas disposé à adopter une loi qui donne à la commission fédérale ces moyens légaux. Du côté de la FCC, on se demande si l'on ne pourrait pas trouver une astuce juridique pour retrouver une base légale meilleure que la précédente, afin de prescrire à nouveau un internet libre et ouvert comme elle l'avait fait il y a cinq ou six ans.

Et, lorsque le président Obama se prononce en faveur d'un internet libre et ouvert, aucun responsable politique français ou européen ne le contredira – ce qui n'est pas le cas aux États-Unis. Pour autant, monsieur Plenel, je vous invite à demander au président américain ce qu'il entend précisément par « internet libre et ouvert » !

Quant à la possibilité pour tous les internautes « d'envoyer et de recevoir le contenu de leur choix, d'utiliser les services ou de faire fonctionner les applications de leur choix, de connecter le matériel et d'utiliser les programmes de leur choix », le tout « avec une qualité de service transparente, suffisante et non discriminatoire » et l'interdiction de « différencier les modalités de traitement de chaque flux individuel de données en fonction du type de contenu, de service, d'application, de terminal, ou en fonction de l'adresse d'émission ou de réception du flux », il s'agit d'une recommandation de l'ARCEP formulée en 2010. Vous le voyez, les mots sont pratiquement identiques à ceux de la définition de la neutralité de l'internet par le Parlement européen.

C'est lorsque l'on entre dans les détails que des différences peuvent apparaître.

D'abord sur la définition et le périmètre d'application du « service d'accès à l'internet ». Étant à la fois ingénieur et juriste, je m'efforce d'aborder la question de manière rationnelle et je considère que le service général d'accès est constitutif de l'internet, à la différence des services spécialisés, qui ne le sont pas. Dès lors, l'ARCEP affirme que le principe de la neutralité doit s'appliquer strictement et sans aucune exception au service général d'accès à l'internet. La liberté d'expression est évidemment une composante de ce principe et j'y suis très attaché en tant que citoyen ; cela dit, en tant que régulateur, je dois me limiter aux aspects technico-écomiques, moins « sexy » mais néanmoins importants car c'est sur ces aspects que les choses se règlent.

La neutralité absolue est de règle, j'y insiste, pour le service général d'accès. L'opérateur n'est autorisé qu'à faire de la gestion de trafic – d'où ma métaphore routière – en cas d'encombrement ou de risque d'encombrement pour une raison conjoncturelle : panne, afflux massif lié à un événement mondialement suivi par les internautes, etc. En dehors de ces interventions purement techniques, le FAI ne doit faire aucune discrimination dans le service général qu'il assure.

Pour pouvoir avancer, il nous faut cependant traiter séparément deux autres questions.

En premier lieu, avant que le contenu ou le service ne soit acheminé soit par le service général d'accès, soit par un service spécialisé, il faut au préalable une interconnexion entre les acteurs de contenus et de services et les acteurs de réseau. Or, à cette étape, il existe une grande différence entre la France et les autres pays puisque nous estimons – et nous l'avons écrit dans nos recommandations – que le principe de neutralité s'applique dès l'interconnexion. Ce n'est pas le cas aux États-Unis, même aux yeux de la FCC : la neutralité ne concerne que l'acheminement ultérieur. En d'autres termes, la France a une définition plus large de la neutralité, affirmée par le régulateur et partagée, je crois, par les parlementaires et les experts qui suivent ces questions.

Il ne s'agit pas forcément de fixer des règles aussi sévères qu'au stade de l'acheminement, mais d'appliquer raisonnablement et intelligemment des éléments du principe de neutralité à l'interconnexion. C'est ici qu'apparaît peut-être une différence entre notre analyse et celle du Parlement européen. Une application radicale du principe de neutralité serait de considérer que l'interconnexion doit être identique pour tous et gratuite. Cette position soutenue par certains acteurs nous paraît contredite par la réalité. Ou alors, la plupart des acteurs économiques seraient dans l'illégalité et devraient être poursuivis, puisque la majorité des interconnexions entre contenus et réseau sont payantes. Elles peuvent passer par un transitaire qui fait payer ce service, mais, même si elles se font directement par ce que l'on appelle le peering, elles sont très fréquemment payantes, pour des montants dont je précise qu'ils ne sont pas considérables.

Le principe de la gratuité de l'interconnexion était assurément une belle chose, mais il correspondait au schéma d'un internet ayant une pure vocation d'intérêt général. Devons-nous être naïfs au point d'oublier qu'il y a aujourd'hui, derrière l'internet, les plus grandes entreprises du monde, qui, et c'est bien ainsi, font beaucoup de profit ? Pourquoi ce qui est devenu aujourd'hui un secteur marchand serait-il le seul marché au monde depuis l'Antiquité où certains services ne seraient pas payants ? La question est plutôt de savoir comment se définit la rémunération, dans quelles limites elle est fixée, et de vérifier le respect de la transparence et de la non-discrimination, principes dont nous estimons qu'ils s'appliquent aussi à l'interconnexion.

Les flux financiers qui existent déjà entre acteurs de contenus et acteurs de réseau peuvent aller dans les deux sens. Permettez-moi de dresser un parallèle avec le cas d'une salle de spectacle, qui est, comme le réseau, un « contenant » : un artiste célèbre pourra exiger d'être payé pour s'y produire, en raison du gain de notoriété que sa venue représentera pour la salle ; un artiste inconnu, en revanche, ne demandera rien pour son premier spectacle. Le flux s'oriente selon que l'un ou l'autre partenaire tire le plus grand profit de l'échange. Si, à un moment donné, c'est le réseau qui en profite, le FAI devra payer pour obtenir de faire transiter certains services ; si, à l'inverse, le réseau donne de la valeur à un contenu qui ne parvenait pas à accéder à l'utilisateur final, le fournisseur de contenus pourra être amené à payer.

Il faut être très pragmatique sur ces sujets. Ce qui constituerait une discrimination inacceptable, c'est qu'un acteur paie et un autre ne paie pas dans une situation similaire. J'ajoute que le droit de la concurrence s'applique à l'interconnexion. C'est d'ailleurs l'Autorité de la concurrence qui a pris la seule décision en la matière : dans l'affaire Orange contre Cogent, elle a estimé que, compte tenu de la position des acteurs, il n'était pas inacceptable qu'Orange puisse faire payer à Cogent l'accès à des sites de contenus.

Bref, nous faisons déjà exception en appliquant le principe de neutralité à l'interconnexion, contrairement à ce qui se passe aux États-Unis. C'est pourquoi nous menons une action préventive de surveillance de ce marché, afin de connaître ce qui s'y passe, de quantifier les flux de trafic et les flux financiers auxquels il donne lieu et de vérifier qu'il n'y a pas d'anomalies. Si nous constations des dérapages significatifs mettant le système en péril, nous pourrions aller plus loin et mettre en place une régulation. Encore faudrait-il que nous ayons une base légale pour le faire, et, à l'heure actuelle, la Commission européenne n'y est pas prête. Cela supposerait soit une solution nationale – mais le Parlement pourrait-il l'adopter sans méconnaître le droit communautaire ? –, soit un consensus au niveau de l'Union européenne pour réguler. Pour le moment, nous n'en sommes qu'au stade de la prévention, pas à celui de la « guérison » ou de la sanction.

La deuxième question est celle, plus générale, du financement des réseaux.

Selon les communications effectuées régulièrement par les opérateurs et par le régulateur, l'investissement des opérateurs de télécommunications en France est à un niveau élevé, supérieur depuis trois ans à la tendance de long terme qui s'était dessinée depuis une dizaine d'années et qui se situe aux environs de 7 milliards d'euros. S'il se maintient à ce niveau, cet investissement est suffisant pour moderniser les réseaux existants et financer les nouveaux réseaux à très haut débit, qu'ils soient fixes ou mobiles.

Cela dit, il ne faut ni surestimer l'investissement ni le gaspiller. La loi dispose que le régulateur doit veiller à ce qu'il soit efficace. Notre rôle est de nous assurer que les investissements servent le bon fonctionnement des réseaux et le bon acheminement de tous les contenus et de tous les services jusqu'à l'utilisateur final. D'où l'encouragement que l'ARCEP a apporté, sous mon mandat, à la mutualisation des réseaux fixes en dehors des zones très concurrentielles que sont les grandes agglomérations, et des réseaux mobiles de 4G dans les zones prioritaires d'aménagement du territoire – c'est ainsi, par exemple, que nous avons donné un avis favorable au projet de mutualisation entre Bouygues Télécom et SFR.

Par ailleurs, les équipementiers s'industrialisent et le marché mondial est très compétitif, ce qui réduit le coût des équipements techniques. Nous pensons donc, tout comme la Fédération française des télécoms, que le maintien d'un niveau d'investissement compris entre 6,5 et 7 milliards d'euros par an sera suffisant pour que les opérateurs mettent les réseaux au bon gabarit, compte tenu du développement du trafic.

Ces réseaux sont d'ailleurs de plus en plus efficaces. En changeant tous les cinq ou dix ans de petits équipements techniques sur le réseau de fibre optique en cours de construction, on multipliera à chaque fois la capacité par cinq ou par dix. Il a été choisi en France, à juste titre me semble-t-il, de développer le réseau de fibre optique jusqu'à l'abonné. Ce réseau fonctionnera pendant tout le XXIe siècle moyennant les modifications périodiques que j'ai mentionnées et qui ne représentent que quelques centaines de millions d'euros.

Pour autant, est-il acceptable qu'une partie de l'investissement soit apportée par d'autres que par l'utilisateur final ? Comme je l'ai indiqué dans mon exposé liminaire, il s'agit d'un marché biface. La théorie économique prévoit qu'un acteur qui a deux types de clients – en l'occurrence les internautes d'un côté, les fournisseurs de contenus et de services de l'autre – peut faire appel à l'un et à l'autre. C'est ce qui se passe aujourd'hui. On assiste même à un clivage entre des acteurs de l'internet qui ne paient pas ou paient peu, et que les FAI aimeraient voir payer plus, et des acteurs audiovisuels qui paient via des services spécialisés pour accéder à nos boîtes de connexion et pour lesquels, contrairement aux premiers, l'argument de la neutralité n'est pas brandi. Puisqu'il y a paiement pour accéder à l'utilisateur final dans les deux cas, pourquoi les premiers ne paieraient-il pas et les seconds paieraient-ils ? On peut objecter que les uns utilisent essentiellement le service général d'accès à l'internet et les autres plutôt des services spécialisés, mais Netflix a choisi la seconde solution tandis que YouTube a préféré s'en tenir à la première.

De notre point de vue, il convient d'éviter de lier trop fortement les solutions recherchées aux étapes historiques du développement du numérique. Ce que nous disons, c'est qu'il n'y a ni obligation ni interdiction à ce qu'il y ait un flux financier entre les acteurs de l'internet et les FAI au niveau de l'interconnexion, moyennant le respect du principe de non-discrimination et de transparence.

Pour en revenir à la question de la prévention et de la guérison, monsieur le président, je précise que notre démarche est surtout de prévention. Mais peut-être les exemples de mesures de guérison que j'ai donnés étaient-ils plus frappants…

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