Je suis très heureux de m'exprimer devant vous car l'Ukraine reste mal connue, alors que ce pays passionnant et divers représente un enjeu de taille pour la sécurité européenne. Je vous livrerai le point de vue de quelqu'un qui vit la réalité locale depuis trois ans. Le mouvement de Maïdan a commencé le 21 novembre 2013 ; un an plus tard – hier soir –, a été constitué un nouveau gouvernement issu des élections du 26 octobre. C'est à la fois la fin d'un cycle et un nouveau départ pour le pays.
Les Ukrainiens pensent que la Russie ne souhaite pas s'arrêter aux 3 % du territoire qui forment aujourd'hui les pseudo-républiques populaires de Donetsk et de Lougansk contrôlées par les séparatistes. Il ne s'agit pas aujourd'hui d'envoyer des troupes dans le reste de l'Ukraine. Mais les villes limitrophes des zones occupées – Marioupol, Kherson, Mykolaïv, Kharkiv, Dnipropetrovsk ou Zaporojie – peuvent faire l'objet de tentatives. Kharkiv – désormais une ville pro-ukrainienne – voit notamment, depuis trois semaines, une accentuation du nombre d'attentats qui, sans faire beaucoup de victimes, entretiennent une instabilité dont le retour ne doit rien au hasard. Marioupol, située à quelques kilomètres de la « république » de Donetsk, se prépare en permanence à un assaut : depuis les points de contrôle – appelés blockposts – aménagés aux limites de la ville, on peut apercevoir les véhicules blindés.
La suite des événements – pour laquelle on ne saurait fixer aucun calendrier – dépend autant des aspirations russes que de l'état de préparation des Ukrainiens. Or l'armée ukrainienne –affaiblie par le sous-équipement et l'absence d'entraînement – a montré un manque de préparation au combat. Les mobilisés qui reviennent des zones de combat livrent des témoignages effrayants : les gens partent sans équipement, sans uniforme, parfois sans casque. Quand l'un des employés ukrainiens de l'ambassade a été projeté à l'aéroport de Donetsk, nous nous sommes cotisés pour lui en acheter un ; depuis son retour, cet employé – qui a entendu pendant près de deux mois le son des missiles Grad – suit un traitement en l'hôpital psychiatrique. Au sous-équipement et au manque de préparation des soldats s'ajoutent les déficiences du commandement, notamment en matière de communication et de coordination, et un manque de moyens de communication sécurisées.
Le loyalisme de certains officiers et soldats s'est également montré fragile dès l'occupation progressive de la Crimée, comme l'ont montré les défections. La loyauté des ministres de la défense du régime précédent a été mise en doute. Plus largement, les Ukrainiens ne s'attendaient pas à ce que le danger vienne de la Russie, pays auquel les lient de multiples attaches.
Trouvant, fin février, l'armée dans cet état, le gouvernement Iatseniouk a rapidement essayé de redresser la situation pour donner au pays la capacité de se défendre. Aujourd'hui, on voit des comportements individuels héroïques : ainsi, les unités défendant l'aéroport de Donetsk, Debaltsevo ou d'autres endroits clés sont restées sur place jusqu'à deux mois. Mais les efforts du gouvernement ont été affaiblis par certains choix politiques : alors que le pays mène une guerre, on en est aujourd'hui au cinquième ministre de la défense en un an. Il reste donc beaucoup de lacunes à combler. L'Ukraine essaie de recruter, de mobiliser et de former des forces armées à toute vitesse. En même temps, on observe une énorme mobilisation nationale pour défendre le Donbass et un élan de solidarité : dans l'Ouest, dans le centre, à Kiev, des collectes sont organisées avec des ventes de charité ou dépôts de vêtements et de produits de première nécessité.
La région du Donbass a souffert, avant et pendant les années Ianoukovitch – dont elle était pourtant le fief –, d'un manque d'attention. Ses habitants, marqués par la tradition soviétique, mineurs ou anciens mineurs, vivent dans un univers d'industrie lourde, de sidérurgie, d'aciérie. Ils éprouvent un sentiment d'abandon qui contribue au ressentiment vis-à-vis du reste du pays. Aujourd'hui, la césure, ancienne, entre cette population culturellement, historiquement et linguistiquement proche de la Russie et le reste de l'Ukraine est devenue un gouffre. Les habitants du Donbass parlent du reste du pays avec agressivité et hostilité, et si réconciliation il doit y avoir, elle sera longue et difficile.
Les effets de la « guerre de l'information » n'y sont pas étrangers : les signaux des chaînes ukrainiennes ayant été coupés dans les deux « républiques », les médias russes restent le seul moyen d'information de la population locale. Enfin, les conséquences des combats qui durent depuis plusieurs mois accentuent la rupture : immeubles éventrés, maisons, ponts et chemins de fer démolis, routes délabrées, quelques six cents entreprises industrielles détruites, à quoi s'ajoutent plusieurs milliers de morts et de blessés –, qui touchent de plus en plus de familles. La dernière décision en date– l'interruption du paiement des retraites et le rapatriement des administrations publiques vers les parties non occupées du Donbass – a creusé davantage encore ce fossé.
Aujourd'hui, on estime que pas plus de 10 % à 15 % de la population du Donbass suivent réellement les pseudo-présidents élus des deux « républiques ». La grande majorité de la population est résignée, et indifférente au rattachement à la Russie ou au maintien dans l'Ukraine. Mais on y compte encore –de moins en moins – des personnes très attachées à l'Ukraine. L'essentiel de ce dernier groupe a été poussé dehors et se retrouve aujourd'hui très minoritaire. Le Donbass s'est dépeuplé : il y a quelques mois, la région comptait plus de 5 millions d'habitants ; aujourd'hui, on évalue le nombre de déplacés intérieurs –qui ont quitté la zone- à près de 1,5 million, auxquels il faut ajouter 600 000 réfugiés qui ont quitté l'Ukraine, dont beaucoup sont allés en Russie. Au total, près de deux millions de personnes auraient quitté le Donbass dans les derniers mois, la population actuelle s'établissant à quelque 3 millions.
Ces déplacés intérieurs suscitent un sentiment mitigé de la part des autres habitants de l'Ukraine. Beaucoup ont tout perdu, ils dépendent désormais des capacités sociales du pays, notamment en matière de logements, places dans les crèches, les écoles, les hôpitaux. J'ai visité des sanatoriums où des réfugiés de Crimée et du Donbass – qui doivent leur subsistance aux organisations étrangères, canadiennes, américaines, allemandes – vivent depuis plusieurs mois dans des conditions précaires, recréant une organisation de vie collective que l'on pensait disparue : celle des appartements communautaires de l'époque soviétique. Et la population qui s'est mobilisée pour aller se battre sur le front de l'Est –notamment les bataillons de volontaires – est parfois heurtée de constater que, pendant ce temps, les déplacés de cette région sont installés à Kiev, ou dans les autres grandes villes, à l'abri. On entend parfois une certaine rancoeur.
La décision récente d'arrêter le paiement des retraites et des allocations sociales aux habitants des deux républiques fait évidemment courir le risque d'une crise humanitaire majeure ; en même temps, il s'agit d'un pari politique de la part du Président Porochenko et du Premier ministre Iatseniouk Les séparatistes ont depuis des mois pris des mesures qui traduisent leur volonté de couper les liens avec Kiev : les écoles travaillent désormais avec des programmes russes, changement de fuseau horaire aligné sur celui des zones frontalières russes, les moyens d'information sont exclusivement russes – ; ils ont organisé des élections le 2 novembre dernier, élu des présidents et des conseils populaires, nommé des ministres ; à eux désormais de gérer ces territoires riches en ressources – et en cas d'échec, de faire face aux conséquences sociales. D'autre part les Russes disent fournir au Donbass de l'aide humanitaire. Pour l'instant, leurs convois – dont le huitième, est arrivé dans la région hier – transportent un contenu qui n'est pas contrôlé, ni par les Ukrainiens ni par les organisations humanitaires, où les produits de première nécessité côtoient selon les observateurs des équipements sinon militaires, du moins à double usage. Rappelons que les convois humanitaires envoyés par le gouvernement de Kiev ont essayé à plusieurs reprises, sans succès, de passer les lignes de contrôle des deux « républiques ».
Les autorités mettent également en avant une autre explication pour cette décision lourde de conséquences : 40 % à 50 % des retraites et des prestations sociales versées de l'autre côté de la ligne de démarcation seraient « confisquées » lors du passage des blockposts. L'existence de cette ponction – dont on a du mal à évaluer l'importance – ne fait guère de doute et il peut paraître difficile, étant donné l'état de l'économie et la situation budgétaire ukrainienne, de financer ces territoires à fonds perdus tout en sachant qu'en face, on ne recueillera qu'hostilité et désir de vengeance.
Cette mesure a probablement accéléré certaines évolutions : des chefs séparatistes –dépendant du soutien de Moscou – se battent désormais entre eux ; on assiste à des démissions de ministres et à des mouvements sociaux, la population réclamant aux gouvernements des deux « républiques » le paiement des retraites. La Russie semble se montrer également plus disponible concernant la mise en oeuvre des accords de Minsk : on parle à nouveau de réunir le groupe de contact trilatéral.
Depuis que la Russie a imposé son autorité à la Crimée, celle-ci est devenue un peu comme un trou noir. Nous rencontrons toujours les chefs des minorités, notamment tatares, qui ne sont plus autorisés à revenir dans la presqu'île, qui nous informent de la situation : elle est difficile. Quant aux quelques rares Français qui y ont gardé une résidence ou une activité professionnelle, ils se trouvent dans une situation administrative compliquée. Les demandeurs de visas sont également touchés, car l'annexion de la Crimée n'a pas été reconnue par la communauté internationale. Entre les nouvelles règles russes en matière de passeports et les difficultés à venir à Kiev pour demander un visa, ils ont beaucoup de mal pour voyager à l'extérieur. ,
Sur le vol du MH17 : les derniers corps des victimes du vol ont été rapatriés il y a quelques jours. Une partie du fuselage a également été récupérée. Aujourd'hui, les recherches sont arrêtées, les conditions hivernales – la neige et la luminosité réduite à quelques heures par jour – les rendant difficiles. Le rapport provisoire établi par l'équipe d'enquêteurs néerlandais, australiens et malaisiens, sera suivi d'un rapport définitif qui doit être publié à l'été 2015.
Sur le plan de la situation intérieure, les élections du 26 novembre – sans doute les plus libres et démocratiques que l'Ukraine ait jamais vécues – ont représenté un tournant important. Malgré les lenteurs dans la formation du gouvernement et l'élaboration de l'accord de coalition – qui a finalement donné lieu à un véritable programme qui s'appuie largement sur l'accord d'association avec l'UE –, le risque de diarchie qu'elles ont induit ne semble pas se confirmer. En effet, chacun garde en mémoire l'échec de la Révolution Orange dû aux bisbilles permanentes entre le Président d'alors et son Premier ministre. Le Président et le Premier ministre comprennent que ce gouvernement représente la dernière chance pour l'Ukraine ; il laisse espérer un véritable nouveau départ pour le pays. Chacun comprend aussi que si l'Ukraine manque cette occasion, il faudra craindre, à l'intérieur, un nouveau Maïdan – peut-être plus violent que le dernier –, et, à l'extérieur, une lassitude de la communauté internationale s'agissant du financement du pays. Rappelons que 27 milliards de dollars ont déjà été engagés sur les deux prochaines années, sous forme de prêts et de dons ; mais on sait déjà qu'il faudra consentir au moins 10 milliards de plus. La seule façon d'obtenir ce financement est de réaliser des réformes claires et radicales, en matière de corruption, de fonctionnement du système oligarchique, ou de l'entreprise Naftogaz. Les deux dirigeants font tout leur possible pour mettre en place un fonctionnement interne harmonieux. Leur double présence permet d'ailleurs de fédérer l'ensemble des sensibilités : au Président le soin de dialoguer avec son homologue russe et de mettre l'accent sur le plan de paix et les accords de Minsk ; au Premier ministre celui de dénoncer, dans un langage plus martial, la politique russe. Il y a une sorte de complémentarité des rôles.