Intervention de John Large

Réunion du 24 novembre 2014 à 16h30
Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques

John Large, Large & Associates, Consulting Engineers :

Je tire mes connaissances, mes compétences et mon expertise dans le domaine du nucléaire de mon parcours universitaire et professionnel. Pendant de nombreuses années, j'ai occupé le poste de chargé de recherche senior pour le compte de l'autorité britannique de l'énergie atomique, tout en étant rattaché à une école universitaire d'ingénieurs. Aujourd'hui je dirige le cabinet Large & Associates, dont le siège est à Londres, en tant qu'ingénieur consultant spécialisé dans les systèmes nucléaires, et en particulier dans la sûreté nucléaire.

Début novembre, Greenpeace France m'a demandé d'évaluer les risques posés par les survols en série par des drones des centrales nucléaires françaises et d'autres installations. Je tiens à préciser que je ne suis ni membre de Greenpeace France, ni d'aucune autre association de protection de l'environnement, et que la relation entre le cabinet Large & Associates et Greenpeace France est strictement d'ordre professionnel, entre un client et un consultant.

J'ai remis mon rapport final à Greenpeace France jeudi dernier, le 20 novembre. Il me semble que Greenpeace doit transmettre un exemplaire de ce rapport hautement sensible au président de l'OPECST. Je vous demande de bien vouloir préserver son caractère confidentiel.

Mon évaluation s'articule autour de trois points :

Dans un premier temps, j'ai examiné les différents modèles et capacités des drones actuellement disponibles, tant dans le domaine militaire que dans le secteur « amateur ».

Les drones de petite taille fonctionnant avec des batteries, initialement développés par le secteur militaire, sont très sophistiqués et capables d'effectuer en toute autonomie des opérations complexes. Ces drones, propulsés par trois, voire quatre ou huit rotors horizontaux (qu'on appelle tricoptères, quadricoptères et octocoptères), peuvent se maintenir en position stationnaire et effectuer des manoeuvres étroites. Les capacités de charge sont de 5 à 10 kilogrammes, voire plus, et leur durée de vol peut être supérieure à soixante minutes. Caractéristique héritée de leur conception militaire, ils sont également très furtifs.

Ce sont des machines intelligentes : ils peuvent fonctionner de manière autonome, naviguer à vue, ou encore suivre des donner GPS ou des itinéraires préprogrammés. Ils peuvent remplir différentes fonctions : observer (en mode « perch-and-stare ») à des fins de surveillance, suivre étroitement un autre appareil (en mode « follow-me ») ou encore devenir les yeux d'un pilote qui le contrôle à distance (en mode « first-person-view »). Enfin, plusieurs drones peuvent être programmés pour voler en essaim et opérer en parallèle. Il est possible de commander toutes ces fonctions à partir d'un smartphone.

Une grande variété de drones est disponible sur le marché, que ce soit dans des magasins spécialisés destinés aux « amateurs » ou sur internet. Ces appareils ne sont pas des jouets, mais des machines capables d'exécuter et de suivre des ordres, soit de façon directe, soit de manière autonome.

Dans un deuxième temps, j'ai examiné les vulnérabilités des centrales nucléaires françaises. Cette tâche a priori difficile a été facilitée par le fait que, à la suite de la catastrophe de Fukushima en 2011, l'ASN a identifié les failles et les vulnérabilités des centrales nucléaires en exploitation et a rendu ces éléments publics.

Le besoin, exprimé par l'ASN d'installer un « noyau dur » sur toutes, je dis bien toutes les centrales en fonctionnement, est particulièrement important. L'absence actuelle de « noyau dur » signifie que les centrales nucléaires françaises sont privées d'une barrière de protection ultime en cas de perte totale des alimentations électriques externes et internes, quelle qu'en soit l'origine. C'est ce qui s'est produit à Fukushima, entrainant la perte catastrophique de trois unités nucléaires.

En France, en cas de perte totale de l'alimentation électrique sur une centrale, l'exploitant serait dans l'incapacité de maintenir le refroidissement du combustible hautement radioactif situé dans le réacteur, mais aussi dans la piscine de désactivation. En l'absence de refroidissement à la suite d'un arrêt d'urgence, il faudrait environ une heure pour que le processus irréversible de fusion du combustible se trouvant dans le coeur du réacteur, en général entre 80 et 100 tonnes, se déclenche.

Concernant les piscines de désactivation, qui peuvent contenir plusieurs centaines de tonnes de combustible, l'ébullition de l'eau pourrait démarrer, dans certaines circonstances, dans un délai de six heures, entrainant une réaction puissante entre les gaines de combustible et la vapeur, l'accumulation d'hydrogène et un risque élevé d'explosion dans un délai d'environ dix à douze heures.

Il existe plusieurs risques graves liés au confinement et à la sécurité des bâtiments de combustible, notamment pour les réacteurs les plus anciens de 900 MWe. Le principal élément problématique réside dans le fait qu'il suffirait à une personne mal intentionnée de priver les piscines de refroidissement ou de l'alimentation électrique, ou des deux, pour enclencher un processus qui, sans intervention ultérieure de sa part, résulte inévitablement dans la destruction brutale du combustible usé.

À Fukushima, l'hydrogène qui s'est accumulée dans le réacteur lors de la fusion du coeur a ensuite détruit totalement les trois réacteurs en fonctionnement. Aucune mesure ne pouvait être prise pour empêcher cette réaction, ni les rejets massifs de radioactivité qui ont suivi dans la région avoisinante et dans l'environnement marin.

Pour pallier les faiblesses et les vulnérabilités identifiées, l'ASN comptait sur la mise en place d'un « noyau dur » sur toutes les centrales d'ici à 2018. Mais, d'après mes recherches, ce processus rencontre des difficultés en termes de ressources et de calendrier. Il y a quelques mois, EDF a reconnu qu'il aurait au minimum quatre ans de retard sur l'échéance prévue au départ.

En raison de l'ouverture dont a fait preuve l'ASN mais aussi de l'impossibilité pour EDF de tenir ses engagements, les centrales nucléaires françaises vont devoir se passer de cette barrière de défense ultime et cruciale pour au moins une dizaine d'années encore.

L'ASN a conscience des graves faiblesses et vulnérabilités de l'ensemble des centrales. J'en ai conscience, vous en avez conscience, et surtout toute personne mal intentionnée qui voudrait s'en prendre à une centrale nucléaire française en a aussi conscience.

Ce constat m'amène au troisième volet de mon évaluation, qui a consisté à établir un lien entre les capacités des drones et les vulnérabilités des centrales nucléaires. En tenant compte de la sensibilité de cette question, et en me gardant bien d'apporter de l'aide à une personne mal intentionnée, j'ai élaboré des scénarios dans lesquels les drones s'en prendraient aux défenses d'une centrale nucléaire standard sur la base du design normalisé appelé SNUPPS (pour Standardized Nuclear Unit Power Plant System), un design semblable sans être identique dans les détails à la filière de réacteur à eau sous pression exploitée en France.

Dans chacun des quatre scénarios d'attaque que j'ai analysés, à vrai dire, la centrale démontre une grande vulnérabilité. Si ces scénarios s'étaient déroulés dans la réalité, il y aurait eu un risque de rejet radioactif majeur, en particulier au niveau du bâtiment du combustible insuffisamment protégé.

Dans le cadre de ces scénarios, l'accès flexible et la maniabilité des drones, aussi bien à l'intérieur qu'à l'extérieur du site nucléaire, leur permettraient de survoler et de franchir les barrières physiques « d'ancienne génération » qui ne peuvent faire face à ce nouveau mode opératoire d'attaque. Les drones pourraient ainsi exercer une surveillance étroite sur le site, communiquer et agir en temps opportun, livrer ou localiser avec précision des agents destructeurs (par exemple un gaz innervant organophosphoré comme le gaz sarin) pour neutraliser rapidement le personnel chargé du contrôle et de la surveillance du site. Ils pourraient introduire du matériel et des armes pour les fournir à un complice interne etou déposer à des endroits précis du matériel explosif adapté.

Dans le cadre de ces scénarios, les drones seraient en capacité de dépasser les défenses du site parce que ces défenses sont obsolètes, ayant été pensées et construites pour faire face à des technologies aujourd'hui dépassées, à une époque où l'existence de tels appareils hautement sophistiqués n'était pas concevable.

À ce jour, les forces de sécurité ont éprouvé des difficultés extrêmes pour détecter ces survols, et, le cas échéant, elles sont apparues incapables de les faire cesser. En d'autres termes, la barrière ultime de défense qui consiste à intercepter et à détruire les drones aériens n'est actuellement tout simplement pas opérante.

Ces multiples survols des installations nucléaires françaises, ainsi que l'existence reconnue de vulnérabilités et des failles des centrales en fonctionnement, devraient être une source de préoccupation majeure pour nous tous. C'est en tout cas ce que montre le rapport qui m'a été commandé par Greenpeace France. Je vous remercie.

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