Intervention de Philippe Aigrain

Réunion du 18 décembre 2014 à 8h00
Commission de réflexion sur le droit et les libertés à l’âge du numérique

Philippe Aigrain :

Tous les intervenants auditionnés par cette commission s'accordent à reconnaître que les paradigmes des années 1970 sont aujourd'hui dépassés par la multiplication des données. Le débat a porté sur le degré d'adaptation du droit européen à cette situation, les promoteurs de ce droit et les autorités réglementaires comme la CNIL tendant à défendre leur pré carré, et les observateurs externes se montrant plus réservés. En revanche, malgré le consensus quasi absolu dans les médias et au sein de la classe politique, je continuerai inlassablement à affirmer que les données ne constituent pas le modèle dominant de l'économie numérique. En effet, il ne faudrait pas répéter l'erreur commise à propos de la propriété intellectuelle lorsque l'omniprésence du droit d'auteur avait amené à y réduire toutes les activités économiques qui en faisaient usage pour proclamer que le contenu était roi ou que l'économie européenne de la propriété intellectuelle pesait 49 milliards d'euros. La macro-économie a appris, dans les années 1930, à traiter ce genre de questions : ce n'est pas parce que l'écrasante majorité des activités économiques utilisent l'électricité que toute l'économie s'y ramène ! Certes, certains acteurs tirent des revenus – essentiellement publicitaires – du traitement des données, mais leur taille et leur puissance impressionnante ne doivent pas nous faire croire qu'il s'agit du modèle dominant. Si nous partons de ce postulat, nous ferons – comme par le passé – de mauvaises politiques publiques.

En revanche, la collecte de données est en effet omniprésente, et comme l'a noté Pierre Bellanger, elle apparaît associée au formatage des comportements – que Bernard Stiegler a qualifié de « grammatisation » ; il en va ainsi de l'autocomplétion des requêtes dans les moteurs de recherche ou de la proposition de thèmes dans un blog. Ces phénomènes qui reposent sur des algorithmes de traitement de données dépossèdent les individus de leur autonomie et leur interdisent l'accès à l'autodétermination informationnelle – capacité, en construisant leur identité sur le net, de choisir des outils qui les aident à faire des choses plutôt que des outils qui aident à leur vendre des choses. Plus globalement, ce formatage des comportements prive nos sociétés de la capacité à décider de leur devenir commun. Je remercie Pierre Bellanger d'avoir soulevé ce problème – dont nous avions déjà discuté il y a des dizaines d'années, lorsqu'il s'agissait de savoir s'il fallait permettre des radios qui ne soient pas l'objet de monopole. En revanche, je suis moins enthousiaste quant aux solutions devant nous permettre de nous réapproprier ce destin collectif. Depuis quarante ans, on fait du consentement la racine des législations sur la protection des données ; mais pour qu'il y ait consentement, il faut que l'individu dispose d'une solution de rechange ! Comme disait Ted Turner, nous avons aujourd'hui 400 chaînes de télévision, mais nous n'avons jamais eu aussi peu de choix sur les programmes à regarder. Disposer de douze moteurs de recherche et pouvoir instantanément passer de l'un à l'autre grâce à une icône de la barre de recherche ne sert à rien s'ils fonctionnent tous sur le même modèle et utilisent les mêmes algorithmes. Aussi faut-il sans arrêt évaluer les concepts tels que le consentement, la portabilité des données ou la neutralité du réseau. Les consommateurs ne peuvent choisir librement que s'ils rencontrent une offre réellement neutre et accessible partout ; si les opérateurs de télécommunications se mettent d'accord pour la biaiser, ils n'auront pas le choix.

Je suis favorable non seulement à une vision territoriale en matière de droit applicable, mais également à la relocalisation physique des données ; en revanche, je ne suis pas sûr qu'indexer cette reterritorialisation sur la souveraineté nationale nous amènera les bénéfices que Pierre Bellanger en attend. En effet, le président la commission des lois affirmait ce matin à la radio que la protection de nos ressources économiques nécessitait de mettre en place des dispositifs de capture et de surveillance des données ; malheureusement, les acteurs nationaux ou européens n'inspirent pas plus confiance que ceux des autres pays. La confiance procède du contrôle effectif, aussi exige-t-elle que le droit ne soit pas trop éloigné ; mais c'est la fiscalité qui, comme toujours, décidera de tout. En effet, l'évasion fiscale constitue la motivation première pour contourner la territorialisation ; ces deux problèmes apparaissent étroitement liés et la relocalisation de la protection des données ne se fera que le jour où l'on aura relocalisé la fiscalité. Il est également important que les individus puissent contrôler physiquement leurs données, ce qui suppose de décentraliser les services et les applications. Ainsi, j'attends avec impatience que les skyblogs fonctionnent comme WordPress : chaque jour, l'usager doit pouvoir héberger lui-même son blog là où il le souhaite, avec une plateforme et un logiciel libre. C'est cela, la véritable portabilité des données !

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