Les événements de Mossoul me semblent fondateurs, car la déroute de l'armée irakienne fut celle de l'État. Le 10 juin 2014, jour de la chute de la ville, restera peut-être dans l'histoire comme la date de l'effondrement du premier État arabe du Moyen-Orient créé à l'époque mandataire.
Depuis mai 2014, le chef de la police de Mossoul, M. Mahdi al-Gharawi, alertait le gouvernement irakien sur l'installation de cellules dormantes de l'État islamique dans tous les quartiers de Mossoul et sur l'imminence d'une attaque. M al-Maliki n'a pas écouté M. al-Gharawi et a préféré s'appuyer sur deux militaires qui faisaient partie de ses affidés locaux, M. Ali Ghaidan, commandant des forces armées à Mossoul, et M. Abboud Qanbar, représentant du ministère de la défense ; or ces deux gradés comptaient parmi les militaires les plus corrompus – on a appris récemment que 50 000 soldats irakiens manquaient à l'appel et reversaient la moitié de leur solde à leurs supérieurs. L'armée irakienne s'est effondrée car elle n'était pas prête à résister à une telle offensive, les djihadistes ayant d'ailleurs reconnu qu'ils ne s'attendaient pas à un tel écroulement de l'armée. Celui-ci fut rendu possible par l'existence d'un jeu à trois : lorsque M. al-Gharawi a prévenu les Kurdes de la prochaine attaque de l'État islamique à Mossoul, ceux-ci ont proposé leur aide à M. al-Maliki qui l'a refusée. Chiite, M. al-Maliki s'est toujours méfié de la direction politique des Kurdes irakiens. Ces derniers se sont donc rapprochés de l'État islamique pour procéder à un partage des territoires pris à l'armée irakienne. Les Kurdes visaient les zones dites disputées comme la ville de Kirkouk et des régions situées dans la province multiethnique et multiconfessionnelle de Diyala, alors que l'État islamique voulait Mossoul, la plaine de Mossoul et une grande partie de la province d'al-Anbar. Cette connivence a permis l'avancée fulgurante de l'État islamique, mais il s'agit d'un jeu d'alliances et de contre alliances, et les Kurdes n'ont finalement pas permis à l'État islamique d'avancer vers Bagdad et se sont alliés aux milices chiites pour arrêter l'offensive djihadiste. L'État islamique a donc dû privilégier l'homogénéisation d'un territoire plutôt que la poursuite de l'expansion vers des zones kurdes et chiites imprenables.
Les États-Unis ont tenté de reconstruire l'État irakien sur un fondement ethnique et confessionnel, en s'appuyant sur les exclus du système fondé par les Britanniques en 1920 qu'étaient les chiites et les Kurdes. Cette entreprise a échoué, et le gouvernement de Bagdad ne parle plus qu'au nom des seuls chiites puisque les Kurdes disposent presque de leur État. Les Arabes sunnites ont perçu l'État islamique comme un libérateur et, malgré quelques retournements locaux, cette allégeance perdure et alimente l'adhésion au projet transnational de cette organisation ; en effet, les Arabes sunnites ont commandé l'État irakien pendant 80 ans et n'accepteront jamais de devenir une simple minorité, ce qui est pourtant le sort inéluctable que leur réserve le fonctionnement actuel de l'État.
Nos diplomaties devraient prendre en compte ce jeu à trois, car secourir l'État irakien revient à aider une institution qui a disparu et qui ne représente plus l'ensemble de la population irakienne.