Intervention de Hosham Dawod

Réunion du 10 décembre 2014 à 9h30
Commission des affaires étrangères

Hosham Dawod, chercheur au CNRS :

Je viens de rentrer d'une mission de trois ans et demi en Irak, où j'ai pu observer de près une société et un Etat secoués par de multiples crises. Il arrive qu'un chercheur de terrain soit aussi questionné par des organismes nationaux et internationaux, comme l'Organisation des Nations unies, ou encore par la représentation nationale, comme aujourd'hui. Anthropologue, j'ai étudié depuis une vingtaine d'années les tribus et les identités infra-étatiques en Irak et ailleurs au Proche-Orient, sujets qui se trouvent au coeur de l'enjeu sécuritaire actuel.

DAECH est une organisation communautaire sunnite en opposition totale avec les chiites, qualifiés de déviants et donc à éradiquer ; mais elle est aussi hostile aux autres croyances et religions. Depuis quelques mois, cette organisation a un « calife » omniprésent à sa tête, mais elle fonctionne de manière décentralisée. Une différence importante avec al-Qaïda historique est que DAECH, au moins en Irak, est largement piloté par des anciens militaires issus de la garde républicaine de Saddam Hussein.

Sa perspective s'avère inversée par rapport à celle d'al-Qaïda puisqu'elle part du global pour s'ancrer dans le local. Les djihadistes étrangers – environ 15 000 personnes issues de nombreux pays – viennent non pas à première vue pour préparer des attaques terroristes à Washington ou ailleurs en Occident, mais tout d'abord pour constituer un État jouissant d'institutions, contrôlant une population, disposant de frontières, d'instruments de défense, de ressources économiques et symboliques, en construisant un imaginaire qui peut s'étendre au-delà de l'Irak et de la Syrie.

DAECH porte un projet complexe qui se nourrit souvent du dysfonctionnement de l'État irakien et de l'exacerbation de la confrontation confessionnelle régionale qui s'est développée depuis près de dix ans. Les chiites et les sunnites s'opposent – sous les traits de l'Iran et de l'Arabie saoudite notamment –, de même que les sunnites s'affrontent entre eux, la Turquie, le Qatar et l'Arabie saoudite n'ayant pas noué les mêmes alliances.

Comment peut-on analyser l'adhésion d'une partie importante de la population arabe sunnite à l'idéologie de DAECH ? L'humiliation et la marginalisation constituent certainement de puissants vecteurs. La confessionnalisation et la segmentation identitaire de la société irakienne confortent le pouvoir des partis religieux chiites, rejetant les sunnites dans la périphérie de l'espace public et laissant les Kurdes créer un quasi-État. Cependant, je ne pense pas, contrairement à M. Luizard, que l'État irakien soit sur le point de disparaître ; il a été créé au lendemain de la Première guerre mondiale, et les trois quarts des pays du monde se sont constitués depuis lors. Les États peuvent certes mourir, se disloquer, mais il serait prématuré de parier sur la fin de l'Irak. A mes yeux, il faut plutôt parler à ce stade d'une crise profonde d'une forme et d'un type d'Etat.

Il n'y a pas de perception irakienne unique de la politique française. La perception des chiites au pouvoir se distingue de celle des sunnites, qui étaient les alliés d'hier, et de celle des Kurdes. Les premiers considèrent que cette politique est sujette à plusieurs prismes : ils constatent l'absence de rapprochement historique entre le chiisme et la France ; ils considèrent que les positions françaises dépendent en premier lieu des intérêts de la France dans les pays du Golfe ; ils pensent qu'elle parie sur une redéfinition des frontières en postulant que le monde est devenu « apolaire » depuis une dizaine d'années, selon le mot de M. Jean-David Levitte. Vu de Bagdad, la France parie sur l'évolution des frontières et sur la décomposition de l'Irak de fait, et soutient les Kurdes. Ce qui est vu comme un parti pris ralentit le rapprochement franco-irakien, même si le Premier ministre a été reçu à Paris la semaine dernière – ce dont je me réjouis.

Il faut préciser que le courant entre Paris et Bagdad ne passait pas sous Maliki ; une fois celui-ci évincé, la France a accueilli le 15 septembre dernier une conférence internationale sur l'Irak et elle participe à la coalition internationale contre DAECH. Mais cela n'a pas empêché le gouvernement irakien de réagir violemment à une déclaration du Président de la République affirmant, début novembre, que l'armée irakienne n'enregistrait pas de succès sur le terrain, contrairement aux peshmergas kurdes. Il est vrai que cette phrase a été rapidement corrigée par le porte-parole du ministère des affaires étrangères et du développement international. À Bagdad, on ne sait pas toujours ce que veut réellement la France !

Enfin, cent jours après la formation du gouvernement de M. al-Abadi, la communauté internationale trouve que les premiers pas sont globalement satisfaisants mais insuffisants, car une réelle réconciliation nationale reste à conduire. Quelle forme prendra l'État irakien dans l'avenir ? Sera-t-il composé de fédérations épousant les séparations ethno-confessionnelles ou privilégiera-t-on une décentralisation approfondie ? Y aura-t-il un accord solide à long terme entre Erbil et Bagdad ? Celle-ci offrira-t-elle une décentralisation poussée aux provinces sunnites et chiites ?

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