Intervention de Pierre-Jean Luizard

Réunion du 10 décembre 2014 à 9h30
Commission des affaires étrangères

Pierre-Jean Luizard, directeur de recherches au CNRS :

Les trois grandes communautés irakiennes ne parviendront pas à se réunir dans un État unitaire, quelle que soit la forme que celui-ci prendra. Les Kurdes ont déjà leur État auquel manque seulement une reconnaissance régionale et internationale, et si les Arabes sunnites ont fait allégeance à l'État irakien depuis 1920, c'était à la condition d'en avoir le monopole. Aujourd'hui, face à l'échec de leur intégration dans le système politique irakien, une partie croissante d'entre eux se tourne vers leurs frères en arabité et en islam de l'autre côté de la frontière avec la Syrie – l'État islamique a d'ailleurs symboliquement effacé la frontière dite Sykes-Picot. Le projet de construire un État fédéral sur un fondement communautaire arrive trop tard : l'éclatement s'avère trop important et les élites politiques, tribales et claniques n'ont pas intérêt à s'entendre, car leur pouvoir repose sur un réseau de clientélisme communautaire. La détestation de la classe politique chiite, sunnite ou kurde constitue le seul élément réunissant tous les Irakiens, mais l'acrimonie et la peur interdisent tout rapprochement entre les communautés.

L'Etat islamique n'a pas de mal à discréditer les politiciens sunnites qui demeurent dans les institutions à Bagdad. M. Oussama al-Noujaifi, ancien président du Parlement irakien, a subi une attaque médiatique de la part de l'État islamique qui a occupé son « palais » à Mossoul – ce qui rappelait certains événements des printemps arabes – et a montré les lingots d'or et les dollars que M. al-Noujaifi aurait « volés au peuple » ; le lendemain, l'État islamique a mis en scène la restitution des biens à la population sur une place de Mossoul.

La corruption règne en maîtresse dans le gouvernement irakien, ce qui empêchera probablement l'armée irakienne de reprendre le dessus sur des combattants motivés. La division communautaire de l'Irak est ancienne, car la création de l'État irakien en 1920 fut imposée aux chiites et aux Kurdes qui représentent les communautés les plus importantes du pays. Depuis les années 1950, on assiste dans le monde arabe à un processus d'émancipation des communautés chiites qui étaient dominées socialement et politiquement, mais cette évolution n'a pas abouti à un mouvement citoyen à cause des États, notamment syrien et irakien. La voie confessionnelle communautaire a alimenté la haine entre les chiites et les sunnites bien plus que la tradition ou la bataille de Kerbala au VIIe siècle.

Est-il possible de défendre des institutions mortes ? Nous n'assumons pas notre engagement militaire puisque nous n'envoyons pas de troupes au sol et déléguons cette tâche aux premiers responsables de l'éclatement de l'État irakien que sont les Kurdes et les chiites du gouvernement de Bagdad. Se contenter de frappes aériennes sans déploiement au sol ni solution politique ne constitue pas la bonne méthode pour lutter contre l'État islamique. Qu'a-t-on à proposer aux Arabes sunnites d'Irak pour les dissuader de soutenir l'État islamique ? Rien ! Dans la guerre en cours, il conviendrait de se rapprocher de l'Iran car ce pays a béni le système politique irakien sous patronage américain qui a fait faillite et il se retrouve aujourd'hui spectateur d'un désastre qui risque de le menacer, même si les États de la région les plus directement menacés sont ceux de création mandataire. La force de l'État islamique repose sur son anticipation de la mort de l'État irakien et sur son indépendance à l'égard de tous les États – contrairement à d'autres mouvements salafistes comme al-Qaïda ou Jabhat al-Nosra. Il faut avoir la lucidité de reconnaître que les États irakien et syrien ne reviendront jamais sous la forme que nous avons connue et nous devons réfléchir à ce processus qui s'avère irréversible.

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