Intervention de Hosham Dawod

Réunion du 10 décembre 2014 à 9h30
Commission des affaires étrangères

Hosham Dawod, chercheur au CNRS :

Au-delà de l'âpreté des conflits et des dangers posés par le terrorisme, il faut se poser la question de l'après-DAECH. Si l'engagement militaire perdure et si des réformes profondes sont mises en oeuvre à temps par un gouvernement inclusif à Bagdad, on peut faire preuve d'un optimisme relatif quant à la possibilité de refouler DAECH, après l'avoir aujourd'hui presque contenu. Malgré le réengagement de l'administration Obama, les Irakiens sont surpris de la patience des Américains, qui est presque une lenteur, mais ces derniers savent que la réponse durable à l'émergence de DAECH est politique. Quel type de régime se mettra en place en Irak, une fois DAECH vaincue ? Personne n'a encore apporté de réponse à cette question.

Les partisans de la disjonction du pouvoir central s'entendent aujourd'hui autant à Ninive ou al-Anbar, qui sont sunnites, qu'à Bassorah, chiite. Entre 60 et 70 % du pétrole irakien est produit à Bassorah, et pourtant ses habitants reçoivent du gouvernement central deux fois moins que ceux d'al-Anbar. Depuis une semaine, la province de Bassorah demande à être reconnue comme une région disposant de prérogatives comparables à celles du Kurdistan. Il ne serait pas surprenant qu'un jour le sécessionnisme soit plus développé chez les chiites que chez les sunnites ou les Kurdes. Ils se considèrent comme les producteurs de la richesse nationale et en même temps comme ceux qui en bénéficient le moins. Parallèlement, un autre discours politique se développe, les chiites cherchant à gagner les territoires où ils sont majoritaires.

Le conflit et le contrôle du sol s'accompagnent parfois du déplacement forcé de la population. Après la contre-attaque des peshmergas dans la plaine de Mossoul, une trentaine de villages repris à DAECH, dont la population était mixte, se trouvent aujourd'hui vidés de leur population arabe. Avec les longues années de conflit en Irak, des mutations profondes ont lieu sur le terrain, ce qui réduit le champ de la mixité que la société irakienne connaissait il y a encore une vingtaine d'années.

L'affaiblissement de l'Irak a ouvert un boulevard aux pays de la région. L'Iran, depuis 2003 se sent incontestablement fort sur le terrain et noyaute non seulement le gouvernement central, mais aussi une bonne partie de la région kurde. Seulement Téhéran n'est plus en mesure de répondre à l'ensemble des défis irakiens. Les Iraniens se trouvent donc contraints de composer avec les autres acteurs, y compris les États-Unis, qui acceptent également de devoir prendre en compte leur rôle. Nous avons assisté récemment à des déclarations étonnantes : M. John Kerry, secrétaire d'État américain, a estimé que les bombardements iraniens contre certaines bases de DAECH en Irak étaient bienvenus.

Quoi qu'on en dise, les Etats-Unis ne semblent pas vouloir faire éclater l'Irak. Après la guerre contre DAECH, ils souhaitent que l'État irakien soit reconduit, reconnu et même renforcé. Vous connaissez leur politique : repousser DAECH de l'Irak, rétablir la frontière avec la Syrie, encourager le gouvernement de M. al-Abadi à entreprendre des réformes courageuses, former une armée irakienne professionnelle tout en recrutant des hommes issus des régions sunnites au sein d'une force appelée provisoirement « Garde nationale ». Les Américains se sont engagés à former trente-deux brigades militaires, dont seulement trois seront kurdes. Si M. al-Maliki était le produit du plan de 2006 de M. David Petraeus, qui prévoyait un renforcement du pouvoir du gouvernement central, les Etats-Unis veulent aujourd'hui bâtir avec les Irakiens un système beaucoup plus décentralisé.

Les chiites pourraient accepter cette évolution, mais les Kurdes s'y opposeraient probablement. Ils sont favorables à un Etat irakien basé sur une répartition ethnique et confessionnelle, une sorte de confédération. Un système décentralisé ne supprimerait pas la quasi-indépendance kurde, mais il encouragerait la distinction inter-kurde dans les régions autonomes. Si la ville d'Erbil, contrôlée par M. Barzani, et celle de Souleymanieh, contrôlée par M. Talabani, n'arrivaient pas à s'entendre, cette dernière pourrait se rapprocher de Bagdad. Ceux qui connaissent le Kurdistan irakien savent que les Kurdes sont également divisés. Là encore, pour avoir un regard dynamique, il ne faut pas essentialiser les communautés qui restent très hétérogènes, y compris quant à l'attitude à tenir face à DAECH.

Les divisions et les divergences se trouvent aussi parmi les chiites. Par exemple, l'évincement de M. al-Maliki fut le fruit des désaccords profonds entre Nadjaf et Qom. Le grand « marja' » – grande référence religieuse chiite – de Nadjaf, l'ayatollah Ali al-Sistani, a oeuvré fortement pour le remplacement de M. al-Maliki, tandis que les Iraniens se sont accrochés à lui jusqu'au dernier moment : il s'agissait presque d'un schisme dans le chiisme. En somme, M. al-Maliki faisait face à la fois à une très forte pression américaine, à une division de sa base chiite, à un rejet de la majorité des kurdes, autour de M. Barzani, et de la moitié des sunnites. Mais le facteur décisif fut la position de l'ayatollah al-Sistani. Les Iraniens ont accepté bon gré mal gré le départ forcé de M. al-Maliki et la nomination à la hâte de M. Haider al-Abadi. La raison de ce revirement iranien s'explique par la volonté de maintenir une unité minimale de la maison chiite à Bagdad, et surtout de réserver le poste de Premier ministre à celle-ci.

Washington a immédiatement salué la nomination du nouveau Premier ministre, suivi des Kurdes et même de la classe politique sunnite. Le paradoxe est que M. al-Abadi se trouve fragilisé dans son propre camp politique, « l'Etat de droit », mais soutenu par les autres groupes ethno-religieux et la communauté internationale. Dans ces conditions, M. al-Abadi n'a d'autre choix que de mener des réformes et de se montrer pragmatique. Il a déjà envoyé des signes encourageants mais pas encore suffisants pour amorcer un tournant irréversible. Il a limogé récemment vingt généraux et a justifié cette décision devant le Parlement en affirmant que 50 000 soldats n'existaient que dans les chiffres et non dans le nord de l'Irak où ils étaient censés stationner. La corruption est telle que la tâche de M. al-Abadi s'avère immense.

A l'instar des autres groupes ethniques et confessionnels, les Arabes sunnites sont divisés politiquement et culturellement. Toutes les provinces sunnites se distinguent et se différencient par leurs compositions sociales et leurs pratiques politiques. Quant aux tribus sunnites, elles sont divisées elles aussi. Elles se répartissent plus ou moins en trois groupes : un qui soutient DAECH, un qui se tient aux côtés du gouvernement et des Américains, et un autre qui ne s'engage pas. Alors que de nombreuses tribus s'étaient alliées hier avec l'armée américaine, dans le cadre du plan Petraeus, elles s'allient aujourd'hui avec DAESH. Mais il existe aussi des scissions et des conflits à l'intérieur des tribus, phénomène classique que l'on observe un peu partout en Afrique ou en Asie.

Si l'essentiel des djihadistes venaient hier de l'extérieur de l'Irak – de Jordanie, d'Arabie saoudite ou encore d'Égypte –, ceux qui soutiennent aujourd'hui DAECH sont pour la plupart des irakiens et d'anciens membres de l'armée de Saddam Hussein, quelquefois originaires des mêmes tribus, mêmes villages et mêmes régions. Même parmi les organisations djihadistes les plus internationalistes, le noyau dur du fonctionnement du pouvoir est formé par un groupe compact souvent solidaire par l'origine et la parentèle. Ainsi, les gardes du corps de M. Abou Bakr al-Baghdadi sont ses frères et ses cousins. D'ailleurs, Al-Qaïda historique n'échappait pas non plus à cette analyse : non seulement quinze des dix-neuf terroristes qui ont attaqué les deux tours du World Trade Center le 11 septembre 2001 étaient originaires d'un seul pays, l'Arabie Saoudite, et même d'une seule région, l'Asir, mais en outre dix d'entre eux provenaient de deux tribus seulement. Des actions ou une idéologie hyperglobales peuvent quelquefois reposer sur une organisation hyperlocale !

L'affaiblissement des puissances internationales renforce le poids des forces régionales que sont l'Iran et la Turquie, deux Etats d'ailleurs non arabes. La Turquie se perçoit comme une puissance régionale émergente qui sera peut-être capable de redessiner les frontières. Mais elle rencontre des obstacles liés au traitement des questions kurde et syrienne par le président Recep Tayyip Erdoğan. Au lieu du « zéro problème » cher à Ahmet Davutoglu, la Turquie cumule des problèmes avec presque tous les pays de la région, et montre des tensions à peine dissimulées avec les Américains. Cependant, on observe ces derniers temps, après l'arrivée de M. al-Abadi au pouvoir, qu'Ankara parle avec Bagdad et trouve des compromis avec l'Iran. Par ailleurs, l'accord pétrolier de début décembre entre Bagdad et Erbil est important même s'il ne résout pas tous les problèmes. Bagdad exportera de nouveau le pétrole de Kirkouk et Erbil mettra à la disposition du gouvernement fédéral 250 000 barils par jour produits au Kurdistan, ainsi que le contrôle du champ de Kirkouk. On parle de part et d'autre d'une nouvelle compréhension, au point que Bagdad et Erbil ont décidé de construire un oléoduc liant Bassorah et le sud de l'Irak à la Turquie via le Kurdistan.

On ne peut pas nier les aspirations légitimes des Kurdes à une auto-détermination voire à l'indépendance ; seulement les réalistes et les sages des deux partis savent qu'ils n'en ont probablement pas les moyens. Malgré la faiblesse de l'Etat irakien, sa frontière protège les Kurdes face à l'appétit turc et l'expansionnisme iranien. J'ajoute que l'essentiel du budget du Kurdistan provient non pas de sa région mais du pétrole produit dans le sud du pays. Au fond, ce qui pose problème à l'Irak n'est pas sa diversité, mais l'absence d'un Etat de droit régulateur garantissant aux citoyens et aux groupes les mêmes droits et devoirs.

Quant à la question du rapport entre DAESH et les pays du Golfe, en particulier l'Arabie saoudite, on assiste depuis quelques mois à une réelle prise de conscience que le danger de DAESH débordera tôt ou tard la frontière irakienne et syrienne. DAESH a besoin de produire un récit, qui est sunnite, et de consolider son identité à travers des points fixes de nature sacrée. Si ceux des chiites se trouvent à Nadjaf et à Kerbala, en Irak, ceux des sunnites djihadistes sont à la Mecque et à Médine. C'est ce qui explique l'attention considérable que les Saoudiens portent à la situation en Irak.

La défaillance totale de l'armée irakienne a dévoilé une autre anomalie structurelle de l'Irak post-2003 : le poids massif des milices chiites au sein de l'Etat, des forces armées et de la police. Devant l'ampleur du désastre que fut la chute en quelques jours de Mossoul et de la quasi-totalité de la zone sunnite, M. al-Maliki a pris deux décisions néfastes : s'appuyer jusqu'au bout sur des militaires inaptes et corrompus, mais aussi sur des milices chiites la plupart du temps armées, formées et financées par l'Iran. Cette auto-défense communautariste précipitée a divisé un peu plus la société irakienne déjà profondément segmentée.

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