Intervention de Michel Winock

Réunion du 19 décembre 2014 à 9h00
Groupe de travail sur l'avenir des institutions

Michel Winock, président :

Je vous propose une introduction qui ne sera pas du tout d'ordre institutionnel, le thème de notre réunion étant la crise de la République. Je vais revenir en effet sur une demi-douzaine de principes afin que nous nous demandions s'ils ne sont pas ébranlés. La République n'est pas seulement un système institutionnel — celui qui a remplacé la monarchie et l'empire bonapartiste. C'est aussi une communauté de citoyens soudée par un attachement sentimental et culturel à un régime instauré de haute lutte.

Le premier de ces principes est la foi dans le progrès.

Cette idée, très puissante, très profonde, issue du siècle des Lumières, de la Révolution, de Condorcet qui l'a formulée au mieux, a été à la base de la philosophie républicaine. Ne parlons pas du progrès de la science et des techniques, restons-en au progrès social. La République contient, ou contenait, une promesse de progrès social – sur les modalités duquel les républicains pouvaient être partagés.

Les républicains libéraux – que Jules Ferry incarnait au mieux – pensaient que le meilleur instrument du progrès social était l'école, une école devenue gratuite, obligatoire et laïque dans les années 1880. L'émancipation par l'école, un système de bourses devait la permettre aux plus démunis. L'historien Jacques Ozouf employait à ce propos l'expression d « optimisme pédagogique ». Les fondateurs de la IIIe République avaient le sentiment qu'avec l'école on disposait de l'instrument, de l'arme de la promotion sociale, de l'émancipation des individus.

Une autre tendance, plus radicale – elle était en effet incarnée par les radicaux-socialistes, et en particulier par Clemenceau, avant de l'être par les socialistes –, estimait que l'école ne suffisait pas et qu'il fallait, contrairement à ce que pensait Jules Ferry, l'intervention de l'État pour corriger le libéralisme pur, réglementer le travail et, de manière générale, faire avancer une législation sociale. Or cette notion de progrès social, on en trouve encore la marque dans l'article 1er de la Constitution de la Ve République : « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. »

Cette notion de progrès, depuis, disons, la fin des « Trente Glorieuses », a cessé d'être un article de foi pour la majorité des Français. Dans le domaine intellectuel, c'est une idéologie de la décadence, du déclin, qui a pris forme. Je regardais hier soir une émission de télévision, « La grande librairie », au cours de laquelle le dessinateur Enki Bilal a déclaré, sans faire hurler ses interlocuteurs, que nous étions entrés dans une ère de régression dans tous les domaines. Et ce n'était pas un avis purement personnel : on sent bien que cette idée du déclin est très forte. Or, si la République perd en route la notion de progrès, elle perd certainement l'un de ses fondements intellectuels. Ajoutons au déclin de l'idée de progrès les menaces d'ordre écologique qui peuvent elles aussi peser sur la représentation de l'avenir.

Deuxième principe, l'égalité, valeur fondamentale du modèle républicain, demeure un principe actif, comme le prouve l'évolution du droit contre les discriminations : droits de l'enfant, parité, mariage des homosexuels... Reste que, dans les représentations, la société apparaît de plus en plus inégalitaire. Les chiffres et l'évolution des écarts de revenus sont discutés, mais il ne fait aucun doute pour personne que la pauvreté s'est accrue. Il y a cinquante ans, les mots « pauvre » et « pauvreté » n'appartenaient pas au langage politique ; on évoquait les « prolétaires » ou les « travailleurs ». La distribution de repas par les Restaurants du coeur bat tous les records. Et quiconque marche dans la rue s'aperçoit du contraste entre les mendiants que l'on croise tous les cent mètres, tandis que circulent sur la chaussée d'énormes 4x4, contraste qui montre à quel point la société est divisée entre riches et pauvres. La violation du principe d'égalité est bien connue des juristes, mais elle est une réalité sociale vécue par plus de huit millions de personnes pauvres selon les critères officiels.

Le principe d'égalité est donc remis en cause non pas dans le discours, mais dans les faits.

Troisième principe : la solidarité, qu'on appelait, en 1848, fraternité. La législation et la générosité des personnes privées démontrent que la solidarité est encore vivante. Cependant, ce que Mark Lilla, professeur à l'université Columbia, a appelé la « double révolution libérale » des trente dernières années, en a changé la donne. La première révolution libérale est celle du marché ; la seconde est la révolution des moeurs. Entre les deux, entre ce que nous appelons ici néolibéralisme et la révolution des moeurs, il n'y avait pas, à l'origine, de point commun ; mais l'une et l'autre ont fini par converger dans le triomphe de l'individualisme. D'un côté, le culte de la performance, la valorisation des résultats individuels ; de l'autre, l'exaltation de l'épanouissement de chacun contre les tabous et les traditions.

Le collectif est perdu de vue au bénéfice de la singularité. Nous sommes dans une société, écrit Robert Castel, où « les individus ont plus le souci d'affirmer leurs différences et leur singularité que de cultiver ce qui en fait des semblables ». Et Pierre Rosanvallon emploie des expressions telles que « capitalisme de la singularité », opposé au capitalisme d'organisation, et « société des individus », dans laquelle les appartenances collectives se délitent, les « solidarités se défont ».

Quatrième fondement : le patriotisme.

L'idée républicaine, depuis la Révolution, était inséparable du patriotisme. Il faut en convenir, le patriotisme était étroitement lié à la menace ou au souvenir de la guerre. Il avait partie liée avec la défense nationale. Dans une Europe occidentale en paix depuis près de soixante-dix ans, le patriotisme d'Ernest Lavisse, de Charles Péguy ou de Louis Aragon n'a plus lieu d'être, n'est plus entendu faute d'ennemi potentiel ou héréditaire.

Le patriotisme républicain, c'était aussi la conviction de former une nation à l'égard de laquelle on avait des devoirs civiques. Bien des esprits jugent aujourd'hui que cette idée de nation est obsolète, que la construction européenne, la mondialisation et l'immigration provoquent une crise du sentiment national, à laquelle le national-populisme s'efforce de répondre par les diverses formes de ce qu'on pourrait appeler l'idéologie protectionniste.

Il existe bien un ébranlement de la conscience nationale, toute une littérature en témoigne ; en effet, nombre de livres s'intitulent : « Qu'est-ce que la France ? », « Qu'est-ce qu'être Français ? », nombre de colloques se tiennent sur le sujet. Et je ne reviendrai pas sur les efforts d'un Président de la République pour lancer le grand questionnement sur l'identité nationale.

La question de l'école est étroitement liée à ce problème. A-t-elle encore vocation non seulement à instruire, mais à éduquer les futurs citoyens ? Et, si c'est le cas, remplit-elle son rôle ? Je me pose en particulier la question de l'enseignement de l'histoire qui, pour le coup, est vraiment en régression. L'esprit républicain était fondé sur une conscience historique, une perception de la durée et de l'héritage. Pierre Nora a pu parler de la « déshistorisation » des nouvelles générations.

Cinquième principe : la laïcité.

Le mot est une invention de la République au XIXe siècle. Il n'existe dans aucune autre langue, sauf, notamment, en turc et en espagnol du Mexique. Les pays européens, pour la plupart, n'ont pas de terme équivalent. Il s'agit d'une invention française, née du combat des républicains, au XIXe siècle, contre la puissance de l'Église catholique – contre, précisément, le cléricalisme puisqu'elle entendait intervenir aussi bien au sein de la société civile que politique. L'Église du XIXe siècle, ne l'oublions pas, était profondément conservatrice, antilibérale, antidémocratique et, selon le terme du pape Pie IX, antimoderne. Aussi les républicains, pour établir un régime de liberté et d'égalité, ont-ils eu à se battre non pas contre la religion catholique, contre le christianisme, mais contre la puissance politique de l'Église.

Cette bataille a abouti à la loi de séparation des Églises et de l'État en 1905. La liberté religieuse était affirmée, mais l'État refusait désormais toute subvention à aucun culte. Ce conflit entre la République et l'Église catholique a été long, mais l'apaisement, moyennant quelques concessions de part et d'autre, a été réalisé.

Or voici qu'une forte minorité, composée de plusieurs millions de personnes, issues de l'immigration, a introduit une religion qui n'existait pas en France au moment de la discussion de la loi de 1905 – l'islam. Si nous en croyons les sondages, une grande partie des Français considèrent la présence d'une communauté musulmane comme une « menace » ; ses fidèles sont étrangers au principe de laïcité : le port du voile par les femmes, l'affaire de la crèche Baby Loup, la viande halal, toute une série d'épisodes, voire de faits divers, donnent ce sentiment qu'une minorité de Français ne respecte pas la laïcité.

Inversement, le discours de la « différence » amène certains responsables à ne plus respecter eux-mêmes la laïcité. En Vendée, on a vu une crèche catholique de Noël installée dans une mairie. Dans plusieurs municipalités, on organise des repas du ramadan. Bref, les tendances communautaristes s'accentuent et la laïcité est devenue un mot d'ordre de l'extrême droite, ce qu'on n'avait encore jamais vu. Toutefois, avec elle, la laïcité n'est plus un facteur d'intégration mais d'exclusion.

À tort ou à raison, nombre de citoyens se demandent si nous sommes encore dans une République laïque.

Sixième et dernier principe : l'intégrité, ou la vertu.

Les scandales financiers, la concussion, la corruption ont émaillé l'histoire des républiques. On les oublie ou on les ignore. Notre attention est polarisée par ce qui se passe aujourd'hui. Une série de scandales atteignent les partis, les élus et même les ministres, et jusqu'aux syndicats, qui ont progressivement laissé croire aux Français que leurs dirigeants étaient corrompus. En décembre 2011, un sondage révélait que 72 % des Français interrogés estimaient que la plupart des responsables politiques étaient « plutôt corrompus » – ce chiffre était le plus élevé de ceux enregistrés depuis 1977. Les médias ont leur part de responsabilité dans ce phénomène, mais ce sont d'abord les comportements des hommes qui sont en cause. Montesquieu, vous le savez, écrivait dans De l'esprit des lois qu'il ne saurait exister de démocratie sans la vertu. La monarchie ou l'État despotique n'ont pas besoin de probité, disait-il, car la force leur suffit. La République démocratique ne peut exister que par la confiance mutuelle des citoyens les uns envers les autres.

La responsabilité des élites est en cause – et pas seulement dans le domaine politique. Ce sont elles qui donnent l'exemple, et leurs malversations une fois connues provoquent le scepticisme et la désaffection croissante envers la politique : 62 % des Français sondés éprouvent en 2011 « méfiance et dégoût » pour la politique contre 33 % en 1988.

Cet ébranlement des principes républicains ne doit pas aboutir à l'idée qu'il y aurait un âge d'or de la République à jamais disparu. Nous devons surtout, comme nous y invitait le président Bartolone, prendre en compte les bouleversements de l'histoire depuis un demi-siècle. Le facteur économique est capital : le chômage de masse durable est une cause d'anomie, de désintégration sociale, comme le déclin profond des normes collectives telles qu'elles existaient dans la société industrielle. La question, à mon sens, est de savoir comment, face aux nouvelles conditions de travail et de vie, nous pouvons « refaire du collectif » – et de savoir si des réformes institutionnelles peuvent y contribuer.

2 commentaires :

Le 14/10/2015 à 10:12, laïc a dit :

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"Inversement, le discours de la « différence » amène certains responsables à ne plus respecter eux-mêmes la laïcité. En Vendée, on a vu une crèche catholique de Noël installée dans une mairie. Dans plusieurs municipalités, on organise des repas du ramadan. Bref, les tendances communautaristes s'accentuent et la laïcité est devenue un mot d'ordre de l'extrême droite, ce qu'on n'avait encore jamais vu."

Effectivement il y a une dérive inquiétante de l'Etat en faveur des communautés religieuses. Mais la laïcité ne sera reprise par l'extrême droite que dans le cas où la laïcité affronte les musulmans, pas les catholiques, tandis que les républicains défendront la laïcité quelle que soit la religion à laquelle elle s'oppose. Et si on croit que les républicains poursuivent les buts de l’extrême droite en défendant la laïcité contre les musulmans, c'est par confusion intentionnelle des buts recherchés, confusion induite et favorisée par l'incapacité du pouvoir en place à défendre et promouvoir la laïcité autrement que par des discours qui ne sont pas suivis d'applications concrètes.

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Le 19/10/2015 à 10:58, laïc a dit :

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"et la laïcité est devenue un mot d'ordre de l'extrême droite, ce qu'on n'avait encore jamais vu."

Plus exactement, le gouvernement de gauche tente de dire qui si la droite veut appliquer la laïcité, c'est dans le but de "chasser sur les terres du Front national", comme si la laïcité était forcément contre les musulmans, et exclusivement contre eux, et n'était qu'un prétexte pour s'en prendre à cette religion.

Or, que fait la gauche pour appliquer la laïcité, sinon rien du tout ? Et si la gauche tente d'appliquer la laïcité, va-t-on dire que la gauche chasse sur les terres du Front national, parce que la laïcité serait devenue au fil du temps un terre FN ?

La laïcité est républicaine, elle n'est ni de droite ni de gauche, elle appartient à la France tout entière, et c'est une grave faute politique que de chercher à ne pas l'appliquer pour la laisser seule au FN, et même pour tenter de la laisser seule au FN pour défendre les intérêts du communautarisme des religions, notamment islamique, puisque c'est lui qui est le plus actif en France ou qui fait le plus peur.

Ainsi, on peut imaginer que le gouvernement de gauche laisse intentionnellement la laïcité dans les mains du FN, dans le but de tenter de profiter de la mauvaise réputation de ce parti pour justement ne pas appliquer la laïcité. En effet, comme celle-ci est d'après lui une notion d'extrême droite, et comme tout ce qui vient de l'extrême droite est forcément bon à jeter et à vilipender, il faut donc bien évidemment jeter la laïcité, et laisser vivre le communautarisme religieux, notamment musulman puisque celui-ci s'oppose à la laïcité, et donc au FN. Ainsi, par ce CQFD issu du calcul politicien pro-communautariste, la laïcité dans les bras du FN est une aubaine pour persévérer dans le communautarisme religieux si cher à une certain gauche électoraliste, convaincue qu'on ne peut gagner les élections qu'en entretenant un réseau de clientèle et la division des Français, et non pas en assumant les valeurs de la République qui passent nécessairement par l'universalité, contraire même du clientélisme et du communautarisme.

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