Intervention de Alain-Gérard Slama

Réunion du 19 décembre 2014 à 9h00
Groupe de travail sur l'avenir des institutions

Alain-Gérard Slama :

J'emprunterai la magnifique piste ouverte par Michel Winock et partirai du constat selon lequel les principes sur lesquels repose notre République conservent leur pertinence. Notre pays adore les ruptures, que les médias exploitent en les attisant. Nous assistons aujourd'hui à un double mouvement de remise en cause et d'exacerbation de ces principes – sur ce dernier danger, le remarquable livre de Mme Dominique Schnapper, intitulé L'esprit démocratique des lois, s'avère particulièrement éclairant. Ces deux tendances suivent une voie paroxystique qui deviendra bientôt ingérable.

La foi dans le progrès par l'école ou l'État s'est affadie, et M. Bernard Thibault vient d'évoquer la rupture entre le champ de l'activité de création de richesses, qui ne relève ni de la vertu ni des valeurs qu'on exige des hommes politiques, et l'action politique, qui se nourrit de la production économique. Notre civilisation matérielle se développe de manière extraordinaire, au point de menacer jusqu'à l'avenir de la planète. Ainsi, plus la civilisation matérielle s'étend et plus chaque groupe cherche un ressourcement réactif – pas forcément réactionnaire – dans des valeurs traditionnelles. Les deux camps s'opposent devant la loupe déformante des médias, les élus devant s'efforcer de tirer le meilleur parti du progrès de la civilisation matérielle et d'en maîtriser les effets pervers pour nourrir la solidarité et la redistribution.

L'égalité et la solidarité constituent deux notions inséparables ; la quête d'égalité que Tocqueville estimait inhérente à tout processus démocratique risque de déboucher dans les impasses de l'égalitarisme, qui considère toute inégalité comme insupportable. D'un autre côté, ne pas prendre en compte les nécessités de la solidarité revient à oublier de relier l'égalité à la notion fondamentale de justice. Il appartient aux gouvernants et aux législateurs de veiller constamment à la justice, alors qu'ils doivent faire face à ceux qui leur réclament davantage d'égalité ou de solidarité réduite à des communautés, des associations ou des tribus qui se pensent dans un champ extérieur à celui de la solidarité nationale. Lorsque les politiques sacrifient la justice, ce sont les magistrats qui définissent ce qui est juste. Comme à l'école, à qui l'on demande d'assurer la justice sociale et de former le citoyen, on demande au juge de résoudre les problèmes non traités par les politiques. La justice et le droit s'engouffrent dans la défaillance – voire la démission – des responsables politiques. On donnait souvent comme sujet de dissertation aux étudiants en philosophie cette phrase de Léon Brunschvicg : « Le monde serait depuis longtemps sauvé si la qualité des hommes pouvait dispenser de la qualité des idées. » Ne devrait-on pas inverser la formule aujourd'hui et se demander si la France ne serait pas sauvée si la qualité des idées pouvait dispenser de celle des hommes ? Nous avons besoin d'hommes respectueux des institutions qu'ils incarnent. Notre propension culturelle à vouloir résoudre des problèmes qui tiennent au respect de la règle du jeu par une réforme profonde des institutions alimente l'irrespect envers les institutions, ce dont nous déplorons les effets.

L'extension de la civilisation matérielle engendre des réactions identitaires – qu'il convient de ne pas juger moralement –, et nous nous trouvons aux prises avec une double dérive d'un mondialisme et d'un nationalisme effrénés. Les médias ne mettent plus en scène que ces deux discours, alors que la grande majorité des Français ne se reconnaissent dans aucun de ces deux courants de pensée. Ils savent que l'on doit négocier – dans des assemblées comme la vôtre, mesdames et messieurs les députés – la position du curseur.

L'État a construit la France en créant la nation, ce qui rend notre pays plus vulnérable à la mondialisation que ceux façonnés par un peuple ayant cherché son État. Les citoyens ont le sentiment que l'État a perdu de son pouvoir au profit de l'Union européenne et des enceintes où se rencontrent les pays les plus avancés économiquement comme le G7 et le G20. Pourtant, il subsiste un champ immense d'action pour les responsables politiques à l'intérieur de chaque nation.

La laïcité à la française diffère fortement de celle pratiquée dans d'autres pays, et nous assistons également dans ce domaine à des évolutions importantes. Si un maire a pris en compte les souhaits de ses administrés en installant une crèche avec le petit Jésus à l'hôtel de ville, la traduction juridique de cette situation peut s'avérer dangereuse. Si la justice administrative ne donne pas droit à la plainte déposée par une association laïciste contre la commune, celle-ci sera bientôt obligée de fêter Souccot – que les juifs de France ne célébraient pas jusque récemment. Ces événements religieux renaissent car les fidèles se sentent encouragés par le phénomène de « montée aux extrêmes » – selon la formule de Clausewitz – qui caractérise notre débat public. Il convient de raison garder, et je souhaite que les journalistes éclairent ces problèmes à l'attention des citoyens, ces derniers étant tous capables de comprendre le monde qui les entoure. On doit trouver la juste position du curseur entre nos institutions et le mouvement de l'époque.

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