Intervention de Guillaume Tusseau

Réunion du 19 décembre 2014 à 9h00
Groupe de travail sur l'avenir des institutions

Guillaume Tusseau :

Je partage, comme les orateurs précédents, le constat de crise qui sert ce matin d'hypothèse de travail à notre groupe. Or la crise, c'est, selon l'étymologie grecque, le moment de la décision, et peut-être s'agit-il aujourd'hui de prendre une décision, sans que celle-ci vienne nécessairement d'en haut.

Michel Winock a dressé dans son intervention liminaire un tableau de la République, fort juste mais qui repose, selon moi sur une prémisse majeure, laquelle, sans avoir été explicitement formulée, implique une vision constructiviste et volontariste de la République. Or cette conception d'une république constitutive de la société qu'elle va régir n'est pas neutre, ni idéologiquement ni en termes de valeurs, ni même au regard de ce que cela signifie en matière d'institutions, de formalisation et d'incarnation de la volonté politique du peuple. Et, puisque la crise nous y invite, sans doute est-ce le moment d'interroger ce présupposé, à tout le moins de l'appréhender comme tel.

Il existe ainsi une idéologie alternative de la République qui découle d'une notion que, de manière assez significative, Michel Winock n'a pas mentionnée parmi les six fondements républicains qu'il a énumérés : je veux parler de la liberté, principe pourtant inscrit, le premier, au frontispice de tous nos édifices publics.

Dans cette perspective, le rôle de l'État, de la République, des institutions ne consisterait plus à prendre en charge la vie des citoyens, en construisant une citoyenneté adossée à un modèle richement et précisément défini, mais à créer les conditions de ce qu'un auteur américain, Robert Nozick, a appelé une « utopie d'utopies ». L'État, la République et la société deviendraient, en d'autres termes, un socle minimal permettant à chaque groupe social, à chaque communauté de développer ses propres utopies et de les faire cohabiter dans une forme de pluralisme, auquel Denis Baranger faisait allusion.

Cela passe nécessairement par un ensemble d'éléments, au premier rang desquels le développement de l'école et de la capacité de cette dernière à instruire, davantage qu'à éduquer. Cela suppose également un niveau de prestations sociales qui garantisse à chacun la capacité de développer ses utopies et à tous les conditions de la coexistence. Il y a là autant d'enjeux qui dépassent de loin la seule question des institutions, et sur lesquels on peut d'ailleurs penser que ces dernières n'ont qu'une faible prise. On peut le regretter, on peut aussi estimer, précisément au nom du principe de liberté, qu'il est préférable que les institutions n'aient pas de prise absolue sur la vie des individus et qu'elles se limitent à garantir les conditions d'exercice de la liberté individuelle et collective, chacun assumant les conséquences de ses choix et gouvernant sa vie comme il l'entend, au lieu d'être pris en charge.

De ce point de vue, et dès lors que l'on aborde les choses sous l'angle de la crise de la représentation, il incombe à chacun de prendre ses responsabilités. Que les hommes politiques saturent de leur présence les chaînes d'information en continu, qu'ils utilisent Twitter, avec toutes les conséquences, délétères ou non, que cela peut avoir sur leur image ou leur discours, c'est leur choix. Face à la frénésie, à l'urgence et à la déception qu'elles engendrent inévitablement, la seule injonction qui peut leur être adressée est : « Retenez-vous ! », mais je ne pense pas que les institutions aient ici un rôle à jouer. Il est inimaginable d'envisager un système de contrôle ou de censure de la presse et, je le répète, l'État et la République doivent se borner à garantir les conditions d'une presse pluraliste, ce qui inclut les nouveaux médias, et en particulier les moteurs de recherche qui filtrent les informations fournies aux internautes. Notre seule exigence doit être que l'ensemble des médias soient soumis à l'impératif constitutionnel de respect du pluralisme des courants d'opinions, sans qu'il faille intervenir plus avant.

Il faut par ailleurs se garder d'une certaine cécité dans l'appréhension de la crise que traversent notre démocratie et nos institutions et ne pas perdre de vue les nouvelles formes de revendications démocratiques qui se font jour partout dans le monde. Qu'il s'agisse des Indignados en Espagne, du mouvement Occupy ou des manifestations citoyennes qui se développent dans notre pays contre certains projets d'aménagement, ces phénomènes, qui se situent hors du champ de la démocratie représentative traditionnelle, n'en relèvent pas moins, incontestablement, d'une pratique renouvelée de la démocratie, assise sur de nouvelles formes de mobilisation, de revendication et de production de la parole collective. Ces phénomènes méritent d'autant plus notre attention qu'ils surgissent précisément dans les sphères les plus déclassées de la société et s'opposent à une forme de démocratie plus lointaine qui serait, pour formuler les choses de manière abrupte, l'apanage des classes supérieures ou d'une élite parisienne.

Dans ces conditions, il est nécessaire que nos institutions s'interrogent sur leur capacité non à phagocyter ces formes nouvelles de démocratie – ce qui serait précisément les trahir –, mais à les intégrer ou, à tout le moins, à tirer bénéfice de la manière dont la parole collective se forme et s'incarne à travers elles. Cela implique qu'elles soient, d'une part, plus inclusives et, d'autre part, pour user d'un anglicisme, plus « responsive », c'est-à-dire plus réactives aux mouvements de la population et des citoyens.

Des institutions plus inclusives supposent tout d'abord d'améliorer la capacité de représentation descriptive de la population : nos élites, nos élus ne sont en effet pas représentatifs de celle-ci au sens où, alors qu'ils sont censés parler en son nom, ils ne lui ressemblent guère. Je n'aurai guère ici les préventions des orateurs précédents à l'endroit de la question des quotas, qui mérite d'être posée, d'un point de vue social, ethnique, religieux mais également en termes de genre et, plus globalement, dans une perspective englobant la pluralité des vécus sociaux. Qu'on y soit favorable ou non, s'interroger sur les quotas procède d'un souci de garantir l'égalité – valeur fondamentale à laquelle il a d'emblée été fait référence dans nos discussions ; plus égoïstement, cela participe également de la volonté d'assurer la qualité épistémique de la décision. En effet, les études sociologiques qui nourrissent la théorie contemporaine de la décision ont montré que plus grande était la diversité de profils des personnes associées à la décision, plus celle-ci était éclairée et, in fine, mise en pratique de manière conforme à l'intention originelle, donc avec succès et efficacité.

Il importe également d'améliorer la représentation des différentes forces politiques et d'envisager, dans cette optique, l'introduction dans les scrutins d'une dose de proportionnelle. Sans doute y a-t-il là un risque d'instabilité pour nos institutions, mais je ne pense pas que ces dernières doivent être fossilisées. L'institutionnalisation de certaines procédures, par leur inscription, par exemple, dans la Constitution, ne doit en aucun cas être une manière de soustraire ces procédures à la discussion, en en faisant des présupposés que l'on s'interdirait de remettre en cause. Le choix d'un mode de décision, du bicaméralisme, de l'élection du Président de la République au suffrage universel, direct ou indirect, doivent au contraire trouver toute leur place dans le débat politique et, partant, dans le débat législatif.

Il faut enfin, pour accentuer le caractère inclusif des institutions et faire en sorte qu'elles reflètent davantage la pluralité des volontés populaires, renforcer la présence politique du peuple en leur sein. Au-delà du référendum, cela passe par le développement de la participation citoyenne, grâce notamment à tous les outils que met à notre disposition la technologie moderne : dépôt d'amendements par voie électronique, soumission de projets de loi à des jurys citoyens, consultations populaires et enquêtes préalables très en amont amélioreraient en aval la qualité de la décision et faciliteraient sa mise en oeuvre. Dans cette optique et afin de rendre manifeste cette capacité inclusive des institutions contemporaines, pourquoi ne pas imaginer, à l'instar de ce que propose le constitutionnalisme chinois, d'inscrire dans la Constitution cette exigence d'un pouvoir citoyen, ce dernier étant entendu, par exemple, comme un droit d'initiative législative ou de révocation des élus, et assorti, naturellement, de toutes les conditions visant à empêcher les abus ? Cette forme d'intervention directe du peuple comporte certes des risques, mais s'inscrit dans une démarche centrée autour de l'exercice responsable de la liberté citoyenne.

J'en terminerai en évoquant l'idée d'un pouvoir déontologique, qui rejoint la sixième des vertus républicaines énoncées par Michel Winock. Au stade où en est notre démocratie et dans le contexte de crise actuel, peut-être serait-il bienvenu en effet d'inscrire dans la Constitution, comme une exigence fondamentale, le principe d'une déontologie de la chose publique, qui aille bien au-delà de la simple transparence.

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