Intervention de Virginie Tournay

Réunion du 19 décembre 2014 à 9h00
Groupe de travail sur l'avenir des institutions

Virginie Tournay :

Merci, monsieur le président Winock, pour votre propos introductif éclairant.

Je commencerai à mon tour par quelques remarques générales élaborées à partir de la note de synthèse préparatoire.

J'aimerais tout d'abord revenir sur le titre de cette séance, et plus particulièrement sur l'usage du terme de « crise » qui, me semble-t-il, mérite une réflexion en tant que tel. Votre note m'a conduite à me replonger dans les travaux de Myriam Revault d'Allonnes, qui part du constat que nous employons ce mot de crise pour décrire des réalités sectorielles souvent très différentes : on parle de crise financière, de crise des valeurs, de crise de l'autorité, de crise de l'éducation, de crise territoriale, etc. Le problème est que cet usage généralisé du terme comme un « singulier collectif » peut avoir pour effet de déborder la signification qu'il possède dans tel ou tel domaine.

Étymologiquement, le mot « crise » correspond à un moment-clé, à un moment charnière paroxystique qui appelle un dénouement, une sortie de crise, une décision. Mais aujourd'hui, la crise ne désigne plus un moment : elle renvoie, de manière presque oxymorique, à un état permanent dont il n'est pas possible de sortir ; elle n'est pas perçue comme liée au tournant d'une décision, mais comme intervenant dans un univers où règne l'indécidable.

Si l'usage du terme en tant que tel n'est pas illégitime, il se caractérise par une inversion dans la façon d'expliquer les choses. Ainsi, on en vient parfois à dire que les conflits, le chômage, c'est la faute à la crise, alors qu'il faudrait plutôt expliquer les figures que recouvre cette dénomination générale de crise. En d'autres termes, on observe aujourd'hui une manière d'utiliser le mot « crise » qui fait de celle-ci ce qui explique et non ce qui est à expliquer.

Ma deuxième remarque est la suivante : l'idée d'instabilité, d'incertitude à laquelle l'homme moderne est confronté, est structurelle. Elle est à mon sens entièrement indissociable de la rupture avec la tradition, telle que la revendique la modernité, en lien avec la philosophie des Lumières et la Révolution française. En ce sens, dans la mesure où notre société est animée de la volonté de s'auto-instituer par le consentement des individus, qu'elle ne veut être tributaire ni d'une ultime vérité divine ni des promesses d'un régime autoritaire, nous devons accepter que la démocratie s'accompagne nécessairement d'incertitude. Mais il ne faut pas y voir quelque chose de négatif, plutôt reconnaître que nous sommes plongés dans une espèce de dynamique permanente qui ne peut jamais arriver à son terme et qui suppose un « vivre ensemble » voué à l'incertitude et au conflit. Autrement dit, le fait que nous soyons dans un temps sans promesses est consubstantiel à la réalité même du fonctionnement démocratique et de son inachèvement constitutif.

À la différence de la notion de crise, celle de démocratie peut s'entendre comme un singulier collectif. De ce point de vue, il faudrait revenir sur un usage des termes que nous avons tendance à banaliser alors qu'il a quelque chose de paradoxal. Je songe au fait d'appliquer le mot de démocratie à des secteurs d'activité. Plutôt que d'invoquer ainsi la « démocratie scientifique » ou la « démocratie environnementale », ce qui me semble relever d'un abus de langage, nous devrions parler d'une « politique scientifique » ou d'une « politique environnementale » qui, dans certains contextes, présuppose des formes de partenariat ou de collaboration avec différents acteurs de la société civile.

À l'instabilité constitutive que j'ai mentionnée s'ajoute la fragilisation de deux piliers de la modernité. D'abord, la mise à mal de l'idée d'État-nation, marquée par des contradictions continues entre les principes républicains nationaux et la volonté de construire une entité supranationale européenne. Ensuite, l'effondrement du discours progressiste et des valeurs politiques des Lumières. Comme le dit Étienne Klein, on ne parle plus aujourd'hui de progrès, mais d'innovation, en partant du principe que l'État doit nécessairement anticiper tous les développements et prévoir tous les risques associés à l'innovation.

Le fait de banaliser le terme de « crise » peut avoir un double effet. Premièrement, nous empêcher de penser la complexité des problèmes secteur par secteur. Deuxièmement, faire de la crise un concept surplombant peut nous amener à nous exonérer de nos responsabilités quant aux injustices et aux inégalités auxquelles nous sommes quotidiennement confrontés.

J'en viens à la République : il me semble que nous vivons une crise de la République au sens de la politie, c'est-à-dire entendue comme un système politique, comme une administration politique. Plus particulièrement, la conception caricaturale d'un État républicain omniscient et surplombant peut entraîner des effets pervers. On le constate dans trois domaines : culturel, éducatif et territorial. Il y a un équilibre à trouver entre l'État instituteur du social, garant de notre horizon d'attente, et la réflexivité, l'auto-institution de la société.

En matière d'éducation, tout d'abord, on assiste à une dévalorisation de l'autorité culturelle détenue par la science et les arts. À l'instar des Américains, les Français ne nourrissent pas de défiance vis-à-vis de la science : ils se défient de ceux qui mettent en oeuvre les politiques scientifiques ou les résultats de la science. C'est donc avec la politique qu'ils ont un problème, non avec les scientifiques eux-mêmes – ce qui ne vaut toutefois pas adhésion à un système de valorisation de la connaissance. Ainsi, la figure d'autorité culturelle que représentait Einstein ne pourrait pas exister aujourd'hui. Bref, il y a un désajustement entre l'image que la société a de la science et son autorité culturelle. Or ce désajustement est en partie lié au fait que l'on demande à l'État, comme à différents collectifs, d'administrer l'incertitude et de conserver un horizon de promesses alors que celui-ci ne peut plus être garanti.

Comment fortifier l'éducation civique et morale à l'école ? Ce problème extrêmement complexe doit être abordé du point de vue non seulement des publics, mais aussi des enseignants. Ceux-ci ont eux-mêmes du mal à faire aimer la République. Ce ne sont plus les « hussards noirs » d'autrefois, mais des personnes qui doutent, voire qui sont elles-mêmes confrontées à la perte des valeurs républicaines. C'est donc le contenu même de leur formation qu'il faut interroger, et ce qu'ils ont envie de transmettre dans la réalité actuelle.

Ensuite, les citoyens aspirent à la démocratie, mais pas à la République. Une bonne éducation civique suppose donc que l'on explique ce qu'est la démocratie, non pas uniquement comme organisation juridico-politique, mais en tant que « vivre ensemble », un « vivre ensemble » qui suppose nécessairement du conflit, des rapports de forces, où les droits se conquièrent au fur et à mesure et doivent toujours être redéfinis au fil du temps. Comme le dit Myriam Revault d'Allonnes, la démocratie est une expérience nécessairement déceptive à certains égards. Dans ce cadre, la responsabilité citoyenne ne consiste pas à être satisfait ou comblé par ce que l'on nous propose : c'est une modalité d'existence au sein de laquelle nous détenons une capacité d'action et une responsabilité.

Qu'est-ce que c'est que la transmission des valeurs, et où s'opère-t-elle ? Je suis personnellement assez frappée par la dévalorisation de l'enseignement technique et pratique. Un exemple très simple est fourni par le secourisme. Si quelqu'un tombe dans la rue, en ce qui me concerne je ne sais pas comment le secourir. L'acquisition de la capacité à porter secours à autrui a été assez tardivement et très timidement introduite dans les établissements scolaires, ce qui est difficilement compréhensible. Il est indispensable d'apprendre à faire face à des situations concrètes pour développer le sens civique.

En outre, des pans entiers de la jeunesse se socialisent en dehors des valeurs portées par l'école et plus généralement par les institutions publiques. Je pense à l'importance des industries culturelles, des médias, qui peut compliquer les rapports qu'entretient la jeunesse avec les valeurs de l'espace public. Nous sommes dans un monde où l'on ne peut pas parier sur l'automaticité des règles d'apprentissage des valeurs civiques.

Au niveau du territoire et eu égard au sentiment d'inclusion, mieux vaut, me semble-t-il, adopter une approche pragmatiste, fondée sur la coopération entre les territoires, sans trop se préoccuper des structures institutionnelles, au lieu d'une conception essentialiste républicaine qui commence par tenter de définir ce qu'est un territoire pour le faire ensuite travailler. Je suis plutôt favorable à un système de coopérations, à une politique de conventions que l'empreinte institutionnelle viendrait parachever : je ne pense pas que ce soit le système institutionnel qui définit le sésame de la coopération et de la solidarité. Il s'agit d'un processus que l'on construit ensemble et qui suppose un certain nombre de règles.

Un mot sur la fracture territoriale et la manière dont les formes de spatialisation de la société française sont source de division. À cet égard, il faudrait s'intéresser sans tarder au périurbain et à la spatialisation des villes, afin d'éviter un échec comparable à celui des quartiers de résidence créés par la puissance publique dans les années cinquante et soixante et où se sont entassés des pauvres, des immigrés, des personnes issues de l'exode rural : il en est résulté des non-villes, des systèmes urbains incomplets. J'ai le sentiment que l'on fait aujourd'hui un peu la même chose avec la partie inférieure des classes moyennes et la partie supérieure des classes modestes. Ce qui me conduit à penser que la structuration sociale spatialisée est une erreur fondamentale. Si celle-ci n'émane évidemment pas de l'État, celui-ci a du moins laissé faire, et peut-être renoncé à animer le débat.

J'aimerais m'inspirer pour conclure des travaux de Benedict Anderson sur l'imaginaire national. Pour cet auteur, la construction de l'idée de nation et de l'imaginaire national repose sur trois éléments : la cartographie, le recensement et le musée. Peut-être est-ce en ces termes que l'on peut reformuler comme suit les enjeux du débat. S'agissant tout d'abord de la cartographie : qu'est-ce qui définit aujourd'hui l'unité territoriale, en lien avec l'unité nationale et avec la construction européenne ? En ce qui concerne, ensuite, le recensement : qui est l'autre, qu'attendons-nous de lui comme membre de notre République, de notre État-nation ? Pouvons-nous vivre dans un système à la Habermas, ou à la Charles Taylor, de loyauté constitutionnelle intégrée à une société interculturelle et permettant d'éviter à la fois les replis identitaires et les dérives du multiculturalisme ? Enfin, qu'est-ce qui fait symbole national dans nos musées ? Si l'on part du principe que l'État n'est plus le garant de l'orthodoxie culturelle, comment voulons-nous, à travers nos collections, nos musées, nos institutions de mémoire, définir notre passé, notre rapport à l'histoire, et nous définir nous-mêmes ?

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