Intervention de Claude Bartolone

Réunion du 19 décembre 2014 à 9h00
Groupe de travail sur l'avenir des institutions

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaClaude Bartolone, président :

Plus sérieusement, j'aimerais en venir à la laïcité, pour rappeler que celle-ci n'équivaut pas au rejet des religions, contrairement à une interprétation aujourd'hui répandue et qui ne laisse pas de me surprendre. Ainsi certains parlementaires prennent-ils pour une atteinte au principe de laïcité la présence d'une personne portant un simple foulard parmi le public venu assister aux débats en séance. J'ai coutume de rappeler à ce propos que Philippe Grenier, élu député de Pontarlier en 1896, s'était converti à l'islam et siégeait dans l'hémicycle en costume traditionnel, et que l'abbé Pierre venait à l'Assemblée nationale en soutane lorsqu'il était député, sans que cela choque personne. Aujourd'hui, cela semble inconcevable : on occuperait l'Assemblée en signe de protestation !

Voilà un exemple de l'ignorance surprenante par l'opinion publique des principes mêmes qu'elle invoque, ici comme dans les autres domaines qui nous occupent. La loi de 1905 est une loi de liberté. Elle n'interdit nullement à un élu de se rendre dans un lieu de culte : l'essentiel, disait le général de Gaulle, est de n'y adopter aucune attitude qui puisse être interprétée comme une pratique religieuse.

Je suis d'accord avec Bernard Thibault sur le fait que, souvent, les citoyens ont l'impression que les sujets dont nous discutons ne sont pas ceux qui les préoccupent. Cela me soucie d'autant plus, comme président de l'Assemblée nationale, que nous avons même tendance à évacuer ces sujets du champ parlementaire pour les renvoyer à des comités Théodule, à de hautes autorités. Quels que soient mon amitié et mon respect pour le président du Conseil supérieur de l'audiovisuel, je regrette que le Parlement n'ait plus à se prononcer sur la désignation des dirigeants de l'audiovisuel public alors que le lien entre les médias et notre pratique démocratique est au coeur de nos discussions. Il en va de même de l'immigration et de l'intégration, pourtant confiées elles aussi à une haute autorité. Comment pouvons-nous donc relégitimer la parole politique ?

Bernard Accoyer a évoqué les lois de décentralisation, mais la manière dont a été traitée la parole des Français, en France et en Europe, au moment du Traité sur la Constitution européenne me paraît beaucoup plus néfaste à notre système démocratique, quelque position que l'on défende quant au fond. Après avoir demandé aux Français de s'exprimer, on leur a dit qu'ils s'étaient trompés et que l'on allait tout recommencer ! Les Irlandais ont d'ailleurs subi le même sort. Quels sont donc les points qui relèvent du débat démocratique, et comment montrer à nos compatriotes que, dans ces domaines, leur parole est prise en considération ? Tel est l'enjeu. Par ailleurs, ce n'est pas la décentralisation qui a affaibli nos institutions, mais le fait que nous l'ayons voulue sans remettre en cause le fonctionnement de l'État. Cela a conduit à des situations ubuesques dont j'ai été témoin comme président de conseil général : l'État décidait d'un ensemble d'actes déconcentrés sans modifier sa manière de fonctionner.

Voilà pourquoi nous avons tout intérêt à repenser notre rapport à de nouveaux lieux de pouvoir. Les parlements nationaux sont aujourd'hui totalement désarmés, en particulier face à la construction européenne. Nous n'avons pas notre mot à dire à la veille d'un Conseil européen ou d'une réunion du G8, ce qui fait paraître les lieux de pouvoir encore moins accessibles aux citoyens.

J'approuve aussi une partie des propos qui ont été tenus sur la diversité sociale des députés. Les chiffres en valeur absolue sont parlants, au moins autant que les pourcentages. En 1945, 98 députés sur 522 étaient ouvriers ou employés ; en 2012, ils n'étaient plus que 11 sur 577. Le capital social requis pour devenir député, du fait de la pression sociale et scolaire, est bien plus élevé qu'autrefois. À l'heure où le politique apparaît totalement soumis à la finance et à l'économie, le non-économiste – le non-énarque, pour faire simple – voit sa parole disqualifiée. De même, si les femmes n'ont jamais été autant représentées à l'Assemblée que depuis 2012 – elles sont plus d'un quart des députés –, leur place au Parlement situe la France au soixante-quatrième rang mondial, derrière le Rwanda.

Cela plaide en faveur d'une réorganisation du mode d'expression politique. J'ai été surpris, cette fois comme responsable au sein d'une grande formation politique, de constater à quel point l'organisation du temps y était masculine. Au moment de désigner les candidats, c'est celui qui passe le plus de temps avec ses camarades, notamment lorsque les réunions ont lieu le soir ou le week-end, qui est favorisé, ce qui n'est évidemment pas sans effet sur la représentation des femmes au sein de la formation. Le respect de la parité conduirait à modifier radicalement cette organisation. Sans vouloir revenir sans cesse à l'exemple de ce pays, je me souviens que mes collègues suédois, lorsque j'étais ministre, avaient opposé une fin de non-recevoir à ma proposition d'une réunion le week-end, inconcevable en Suède car contraire à l'égalité entre hommes et femmes du point de vue de l'organisation temporelle.

Je remercie Michaël Foessel de son éclairage précieux sur la démocratie représentative, étudiée par Bernard Manin dans son grand livre Principes du gouvernement représentatif : il s'agit d'un régime mixte, qui comprend des éléments purement démocratiques et d'autres qui le sont moins. Michaël Foessel a ainsi souligné l'opposition entre la représentation-miroir – les représentants doivent être une photographie de la société – et la représentation-mandat selon laquelle ils sont désignés pour leurs qualités et leurs compétences, abstraction faite de leur milieu d'origine. Entre ces deux conceptions, notre pays n'a jamais tranché. Il me paraît possible de concilier les deux, mais surtout nécessaire de donner aux citoyens, quelle que soit l'option retenue, le sentiment que l'on prend leur point de vue en considération et que l'on comprend leur situation.

À propos de représentation, je précise à l'intention de Bernard Accoyer que Virginie Tournay est biologiste de formation. La science est donc éminemment représentée parmi nous.

Ferdinand Mélin-Soucramanien nous a rappelé l'article premier de la Constitution, qui établit la carte d'identité de la République : indivisible, laïque, démocratique et sociale. Le problème est que nous n'attribuons plus à ces mots la même signification qu'auparavant. Rappelons que la loi de 2010 interdisant la dissimulation du visage dans l'espace public a pour fondement juridique non le principe de laïcité mais le principe de sécurité. Elle ne parle pas de signes religieux. De même Émile Poulat, immense historien de la laïcité qui vient de disparaître et auquel je veux ici rendre hommage, disait-il que la question du voile dans l'espace public n'avait rien à voir avec la laïcité. Lors de l'examen de la loi de 1905, on avait même rejeté un amendement visant à interdire le port de la soutane dans l'espace public au motif qu'il aurait été contraire au principe de laïcité, selon Briand et Jaurès ! On imagine ce qu'il adviendrait aujourd'hui de ce type de débat.

Institutions, difficultés sociales, projet de société : comme des souris dans un labyrinthe, nous avons cherché en vain, au cours de notre discussion, la sortie de crise. Mais c'est de tous ces éléments à la fois qu'il est question. Je disais hier à l'ambassadeur des États-Unis combien j'étais surpris, malgré les 40 % d'opinions favorables dont jouit le président Obama en dépit de ses difficultés, malgré la réduction du chômage et l'indépendance énergétique, par les taux d'abstention observés dans le pays et par le résultat des élections de mi-mandat. À l'heure où le grand projet fédérateur de la pax americana est en difficulté, pour ne pas dire en panne, quel projet alternatif présenter aux Américains ? C'est un problème dont nous ne devrions pas nous désintéresser.

En Europe, on lie souvent aux difficultés sociales l'émergence des « monstres » dont parlait Gramsci. Pourtant, en Autriche, où les populistes obtiennent 30 % des suffrages, le taux de chômage est résiduel. A contrario, en Espagne ou en Portugal, deux pays qui paient à la crise un tribut social terrible, l'ambiance est beaucoup plus optimiste que dans bien des grandes villes françaises.

Dans nos interrogations sont ainsi en jeu à la fois la question du projet, la crise sociale, le questionnement de certains de nos principes qui méritent d'être revivifiés, dont la laïcité, à mes yeux primordiale.

Au fond, on pourrait reprendre aujourd'hui, en l'inversant, le slogan fédérateur de Mai 68, « Métro, boulot, dodo », pour demander plus de métro – parce que nos territoires ne communiquent pas assez les uns avec les autres –, plus de boulot évidemment, plus de dodo à l'heure où la crise prive un nombre croissant de nos compatriotes d'un endroit où dormir. Inversé par rapport à l'époque où il mettait en question la société de consommation, ce triptyque interroge aujourd'hui comme hier le vivre ensemble, la nécessité de redéfinir notre ambition collective.

Nous sommes les héritiers d'une grande histoire. Napoléon Bonaparte, dont il est parfois de bon ton de se moquer, a ancré en nous l'idée de la France qui pouvait tout : il dessinait les frontières, il distribuait le Code civil. Dans le même ordre d'idées, j'ai été frappé, lors des cérémonies du 70e anniversaire du Débarquement, par la force du message du Conseil national de la Résistance. Alors que le monde se divisait, celui-ci a fixé ses règles, économiques, sociales, sociétales, démocratiques. Voilà précisément ce qui nous met aujourd'hui à la peine : comment définir un projet compatible avec le projet européen, avec une mondialisation dont on ne peut tenir compte de manière uniquement négative ? En somme, par quel projet fédérateur lier les différentes remarques qui ont été formulées ce matin ?

Quelques mots sur la suite de nos travaux. Vous pouvez, comme tout citoyen, trouver le compte rendu de nos débats sur la page du site Internet de l'Assemblée nationale qui est consacrée à notre groupe de travail. À partir de la prochaine séance, nos travaux seront organisés de manière plus interactive puisque nous procéderons à des auditions. Après le diagnostic, place au débat. La prochaine séance, le 16 janvier, sera consacrée aux « institutions françaises dans l'Europe et la mondialisation ».

Bonnes fêtes de fin d'année à tous !

1 commentaire :

Le 14/10/2015 à 11:39, laïc a dit :

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"Ainsi certains parlementaires prennent-ils pour une atteinte au principe de laïcité la présence d'une personne portant un simple foulard parmi le public venu assister aux débats en séance."

Il ne faut pas réduire la laïcité au seul port des signes religieux, d'autant qu'il y a eu un regrettable contre sens sur le "sans distinction de religion", qui a servi de rampe de lancement à l'exclusion des signes religieux de l'espace public. Si on ne distingue pas les signes religieux, on ne les prend pas en compte, cela ne veut pas dire qu'on va les effacer pour être bien sûr de ne pas les distinguer. C'est à l'Etat de faire un effort visuel pour ne pas voir le signe religieux, donc pour l'ignorer malgré sa réalité, et non pas au religieux de faire un effort pour que l'Etat ne puisse pas voir ce signe... Et si certains ont un doute sur ce que je dis, qu'ils remplacent "religion" par "race" (l'équivalent constitutionnel du mot "religion"), et ils verront à quels résultats "légaux" ils arriveront, et quelles absurdités juridiques ils devront justifier...

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