Intervention de Nathalie Sonnac

Réunion du 14 janvier 2015 à 9h30
Commission des affaires culturelles et de l'éducation

Nathalie Sonnac :

Mesdames, messieurs les députés, sachez que c'est pour moi un honneur de me présenter devant votre commission après que le président de votre assemblée a proposé ma nomination au Conseil supérieur de l'audiovisuel, institution garante de la démocratie, figure morale pour les acteurs du secteur. Mon audition intervient dans un contexte particulier puisque notre pays vient de connaître une atteinte sans précédent dans l'histoire de la Ve République aux valeurs fondamentales que sont la liberté d'expression et la liberté de communication. Les biens médiatiques véhiculent des valeurs démocratiques, de contenu, de sens, ils génèrent des externalités positives, comme l'accès à l'information, à la culture, au divertissement : en ce sens, ils ne sont pas des marchandises comme les autres.

Je présenterai brièvement mon parcours, préciserai le contexte économique et juridique dans lequel s'inscrit ma candidature, puis vous ferai part des motivations qui m'animent, pour finir par l'évocation de deux nouveaux défis économiques qui soulèvent des enjeux démocratiques.

Titulaire d'un doctorat en sciences économiques et d'une habilitation à diriger des recherches en sciences de l'information et de la communication, je me suis spécialisée dans l'économie des médias et du numérique. Après un post-doctorat de deux ans à l'Université libre de Bruxelles, j'ai été élue maître de conférences à l'université Panthéon-Assas puis professeure au département des sciences de l'information et de la communication et j'ai été nommée directrice de l'Institut français de presse. L'ensemble de mes enseignements et de mes travaux de recherche portent sur les problématiques liées à la concurrence dans les médias, au modèle d'affaires des chaînes de télévision, qu'elles soient publiques ou privées, gratuites ou payantes, à l'analyse des conséquences de l'interaction stratégique entre marché de la publicité et marché des médias, à la monétisation des audiences, à l'impact de la financiarisation sur la diversité et la qualité des programmes. Ces recherches m'ont conduite à rédiger ouvrages et articles scientifiques et à participer à de nombreux colloques.

À côté de mes activités de recherche, j'ai rejoint en 2010 l'un des « labs » de la Haute autorité pour la diffusion des oeuvres et la protection des droits sur internet (HADOPI), le « lab » « Économie numérique de la création », dont j'ai assuré le pilotage avec des universitaires et des professionnels. À la fermeture de ces ateliers, j'ai été nommée membre du Conseil national du numérique présidé par Benoît Thieulin, qui a pour mission de traiter des impacts du numérique sur la société, en organisant notamment des concertations régulières, aux niveaux national et territorial, avec des élus, des représentants de la société civile et des acteurs du monde économique. Au sein de cette instance, je me suis plus particulièrement attachée à explorer certaines questions : neutralité des plateformes – objet d'un rapport –, égalité entre hommes et femmes en lien avec la cybercriminalité, loyauté dans l'environnement numérique.

Durant ces deux dernières années, j'ai créé au sein de mon université une chaire d'enseignement et de recherche consacrée à l'audiovisuel et au numérique et ai fondé avec Christophe Nobileau, président du groupe de production Telfrance, et Françoise Miquel, chef de la mission Audiovisuel public au contrôle général économique et financier, un groupe de réflexion sur cette thématique, qui compte entre autres membres René Bonnell, Claude-Yves Robin ou Emmanuel Chain. Que ce soit à travers la chaire ou à travers le groupe de réflexion, je poursuis les mêmes objectifs : dans le monde universitaire, les étudiants ont besoin de comprendre les besoins des entreprises médiatiques et les enjeux économiques auxquels elles sont confrontées ; dans le monde professionnel, les acteurs doivent pouvoir compter sur les universitaires et leurs recherches. Le numérique oblige à brasser les univers et à faire travailler ensemble des personnes venues d'horizons différents. L'analyse en silo a perdu de son sens. Il faut croiser les regards et les approches pour répondre aux questions que pose la société aujourd'hui. Je suis convaincue de l'importance de cette dynamique collective de travail et de la pertinence du mélange des points de vue, compte tenu de la complexité de ce monde.

Par ailleurs, je constate depuis de nombreuses années, à travers les choix de sujets de mémoire ou de doctorat, que l'audiovisuel et le numérique sont des domaines d'intérêt privilégiés des étudiants. Et dans le monde professionnel, on rencontre un même enthousiasme pour ces questions : au sein du groupe de réflexion, nous sommes tous convaincus que l'industrie audiovisuelle française peut être un moteur pour l'économie nationale, grâce aux exportations et aux créations d'emplois qu'elle est susceptible de générer.

L'animation des Assises de l'audiovisuel en juin 2013 puis celle des Assises de la radio organisées par le ministère de la culture, la participation à l'organisation scientifique du séminaire du CSA « L'audiovisuel, enjeu économique ? » ont renforcé ma conviction que, dans un univers en mutation, l'échange, l'écoute et le débat entre tous les acteurs revêtent une importance particulière.

J'en viens maintenant au contexte dans lequel ma candidature s'inscrit.

En l'espace d'une dizaine d'années, l'essor du numérique et le déploiement des nouvelles technologiques ont constitué une véritable lame de fond, qui a touché tous les secteurs de l'économie, à commencer par les industries culturelles et médiatiques. Nous nous situons encore, me semble-t-il, dans une phase de transition. Internet n'est pas seulement une nouvelle technologie, c'est une révolution, au sens économique du terme, marquée par les changements de la façon de produire des biens mais aussi de les consommer. La convergence des télécommunications, de l'informatique, des médias a transformé la configuration industrielle de ces secteurs. Aujourd'hui, la filière de l'audiovisuel s'inscrit dans un environnement à la fois immatériel et déterritorialisé. Elle est confrontée à une abondance de l'offre – augmentation du nombre de chaînes, basculement dans le non-hertzien –, à l'émergence de nouveaux enjeux économiques liés au partage de la valeur, et à l'oscillation entre logique d'exclusivité et logique de circulation des oeuvres, la distribution étant devenue une question centrale avec la diversification et l'internationalisation à travers les acteurs OTT (Over the Top Technology).

On observe une transformation des principaux équilibres : la disruption du marché a déplacé les frontières entre public et privé, entre gratuit et payant, entre professionnels et amateurs. Le consommateur n'est plus un simple téléspectateur passif, il est devenu lui-même un producteur, un distributeur, voire un prescripteur de contenus. De ce fait, il est au centre d'un écosystème que les changements économiques, techniques et sociaux obligent à regarder autrement. Le numérique a redistribué les cartes des médias.

Dans ce nouvel environnement, le CSA en tant qu'instance de régulation économique du contenu audiovisuel se doit à la fois de garantir la liberté de communication audiovisuelle, la diversité culturelle, et d'assurer un soutien à la prospérité économique de tous les acteurs. Grâce à la loi du 15 novembre 2013, ses pouvoirs de régulation économique ont été élargis : possibilité de réaliser des études d'impact économique, passage au statut d'autorité publique indépendante, prise en compte des programmes délinéarisés – les fameux SMAD, services de médias audiovisuels à la demande –, mission de conciliation, autant d'instruments permettant aux acteurs du secteur de faire face au changement de paradigme.

Ma candidature prend donc place dans un environnement bouleversé. Les questions traditionnelles en matière de régulation demeurent : circulation des oeuvres, régulation des pratiques, valorisation du patrimoine, chronologie de médias. Mais elles s'inscrivent dans un ensemble beaucoup plus large d'interrogations qui portent sur la propriété intellectuelle, les données personnelles et le piratage.

Ce sont ma connaissance du secteur des médias, acquise à l'université, mes compétences scientifiques en matière d'économie des médias, en particulier de l'audiovisuel et de ses besoins nouveaux de régulation économique, mon expérience dans le champ du numérique et l'aptitude de l'enseignant-chercheur à jouer un rôle dans la concertation entre les différents acteurs que je compte mettre au service du CSA.

Pour finir, j'aimerais appeler votre attention, mesdames, messieurs les députés, sur deux défis économiques auxquels est confronté le secteur de l'audiovisuel, deux défis dont les enjeux démocratiques se posent tant aux parlementaires que vous êtes, qu'au collège du CSA et à la société dans son ensemble.

Le premier défi est la restructuration du secteur. Nous observons l'arrivée d'acteurs jusqu'ici étrangers aux médias. Pensons aux fournisseurs d'accès à internet, aux groupes de télécommunication, aux fameux GAFA – Google, Apple, Facebook, Amazon – ou encore aux acteurs plus spécialisés comme Netflix. Ils prennent place dans un environnement en réseau : internet est propice à la coopération entre les internautes mais aussi entre les acteurs marchands. Dès lors, les risques de fusion, de concentration, voire de forclusion avec des verrouillages de marché en amont et en aval de la filière de production, se trouvent démultipliés. Or la structuration autour d'un noyau d'entreprises dans le domaine des médias pose évidemment la question de la diversité des programmes.

Nous assistons à l'émergence de nouveaux modèles d'affaires : fondés sur la recommandation, ils accordent une place centrale aux données qui constituent autant des points d'ouverture que des points de contrôle. Ils utilisent des algorithmes prédictifs qui, à partir des goûts des consommateurs, permettent d'établir des recommandations de films ou de séries susceptibles de correspondre à leurs attentes. Ils tendent ainsi à fournir un résultat, non en fonction de la requête des téléspectateurs mais en fonction de leurs profils. Le risque est à l'évidence la standardisation et l'enfermement des téléspectateurs dans leurs propres goûts au détriment de la découverte.

Le deuxième défi est le cadre réglementaire à appliquer au secteur du numérique. Le principe d'exception culturelle se traduit dans le secteur audiovisuel pour partie par la mise en place de quotas de production et de diffusion en vue de protéger la production européenne et nationale. Cette politique s'inscrit dans une logique d'offre dite top-down, qui distord volontairement les choix culturels des individus en leur imposant certains programmes qu'ils n'auraient pas été amenés à choisir volontairement. Les nouvelles firmes de l'univers numérique reposent, elles, sur un modèle inverse : elles ont opté pour une logique centrée sur la demande des téléspectateurs, les programmes consommés étant choisis et non plus imposés.

Ces deux défis constituent pour moi les enjeux fondamentaux de l'audiovisuel à l'ère numérique. Ils pourraient faire l'objet d'un groupe de réflexion au sein du CSA, en concertation avec le Conseil national du numérique et le ministère de la culture.

La mutation de l'audiovisuel est en marche et j'ai à coeur, vous l'aurez compris, de l'accompagner. Je vous remercie, mesdames, messieurs les députés, pour votre attention et me tiens prête pour répondre à vos questions.

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