Intervention de Soraya Amrani Mekki

Réunion du 14 janvier 2015 à 9h00
Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l'administration générale de la république

Soraya Amrani Mekki :

Monsieur le président de la commission des Lois, mesdames et messieurs les députés, c'est un grand honneur de me présenter aujourd'hui devant vous, conformément à la procédure de nomination des personnalités qualifiées au Conseil supérieur de la magistrature.

Le Conseil supérieur de la magistrature est un organe constitutionnel. Il représente une véritable garantie pour l'État de droit car il veille, par ses fonctions multiples et variées, à l'indépendance de la justice – qui n'est pas qu'une institution, mais aussi une valeur. « Création continue de la République », selon les termes de M. Jean Gicquel, en mouvement, il a évolué de manière remarquable par strates successives. Les fonctions des personnalités qualifiées, qui participent aux travaux des deux formations, siège et parquet, constituent donc un honneur, mais aussi une grande responsabilité dont je mesure l'ampleur.

Je me présente à vous ce matin afin de vous faire part non seulement de mon intérêt pour la fonction, mais aussi et surtout de mon apport éventuel à l'institution.

Pour ce faire, je souhaiterais, dans un premier temps, vous exposer mon parcours scientifique, témoin d'un intérêt central pour l'organisation et le fonctionnement de la justice avant de vous faire part, dans un second temps, de mon expérience au sein d'institutions qui m'a donné l'opportunité de porter un autre regard sur le système judiciaire, regard que je qualifierais de plus « social » ou de plus « sociétal ». L'indépendance de la justice ne concerne pas en effet que l'institution judiciaire. L'indépendance des magistrats est avant tout posée au bénéfice des justiciables et la justice est rendue « au nom du peuple français ». Il est donc important d'avoir également une vision plus sociétale du fonctionnement de la justice.

Commençons par mon parcours scientifique. Je suis agrégée des facultés de droit, actuellement en poste à l'Université Paris Ouest Nanterre La Défense. Je suis ce que nous appelons dans notre jargon une « processualiste » ; nous évitons d'employer le terme « procédurière », car cela serait à la fois péjoratif et réducteur.

Je m'intéresse donc à la science du procès. La procédure est au service de la justice et des droits substantiels des citoyens mais elle ne lui est pas servile. L'effectivité des droits substantiels – et même des droits de l'homme – passe par l'effectivité du droit au juge. Cette effectivité ne dépend pas uniquement des règles de procédure. Elle est éminemment liée à l'administration de la justice, et même à ce que le directeur de l'École nationale de la magistrature appelle « les savoir-faire et les savoir-être des magistrats ». Comme le disait avec humour le doyen Carbonnier : « Que serait la tête sans les bras ? ». Être processualiste, c'est donc lier systématiquement théorie et pratique du procès.

Cette spécialisation en droit processuel a débuté par un travail de doctorat sur « Le temps et le procès civil ». Il y était alors question de la gestion du temps dans les procédures civiles et des enjeux en termes de respect des droits et libertés fondamentaux. Si le délai raisonnable des procédures, garantie du procès équitable, requiert une certaine célérité, il est évident qu'il ne faut pas confondre célérité avec précipitation. Lorsqu'il est question de justice, la célérité doit rimer avec sérénité. Cette thèse de doctorat a tracé la ligne d'une grande partie de mes travaux doctrinaux consacrés à ce que l'on pourrait résumer grossièrement comme une recherche sur l'efficacité de la procédure. Je peux vous en donner quelques illustrations.

J'ai, par exemple, travaillé sur la déjudiciarisation. Vous le savez comme moi, il est nécessaire de maîtriser les flux contentieux. D'où l'engouement extraordinaire pour les modes alternatifs de règlement des conflits et les réflexions plus théoriques et conceptuelles sur ce qui constituerait le coeur du métier de juge.

Je me suis intéressée à l'analyse économique du procès. Dès 1995, certains ont pu comparer la justice à une entreprise. De hauts magistrats ont même dit que la justice dispose de moyens finis pour faire face à des besoins infinis et qu'il lui faut faire des choix. Je ne suis pas d'accord avec une application stricte de l'analyse économique du procès à la procédure et à la justice. La justice n'est pas un produit comme un autre.

Je me suis également penchée sur l'usage des nouvelles technologies de l'information et de la communication, qui ont été un temps envisagées comme des outils neutres et un formidable moyen d'accélérer les procédures. C'est tout à fait vrai, mais pas seulement, et l'on a pu, un temps, sous-estimer l'impact des nouvelles technologies sur le respect des garanties du procès équitable, et notamment sur l'indépendance des magistrats.

Ces travaux ont été réalisés d'un point de vue purement académique. Mais j'ai eu aussi l'opportunité de participer à des commissions ministérielles de réforme de la procédure. Je veux parler des missions dites « Magendie I » et « Magendie II » sur « la célérité et la qualité de la justice » – la première en 2004 sur la réforme de la procédure de première instance et la seconde en 2008 sur la réforme de la procédure d'appel. Il est très intéressant de noter que la lettre de mission du garde des Sceaux – en 2004 comme en 2008 – portait sur une réforme de la procédure à coût constant. Nous avons alors fait des préconisations à coût constant, en ayant toujours en tête le respect des droits et des libertés fondamentaux – autrement dit, une recherche de l'efficacité sans compromission pour l'équité.

Ces travaux multiples m'ont évidemment amenée à cultiver des relations avec les professionnels de justice, magistrats, avocats, greffiers et médiateurs et m'ont permis d'enrichir mes contributions aux Presses universitaires de France : un ouvrage qui traite de la théorie générale du procès, et l'autre de la procédure civile.

Mais cette vie académique et scientifique ne suffit pas. J'ai eu la possibilité et l'opportunité, en tant que professeure de droit, d'être nommée dans des institutions qui constituent de véritables interfaces entre l'État et la société civile, et qui m'ont permis de porter un autre regard sur l'institution judiciaire.

D'abord, j'ai été nommée à la Commission nationale consultative des droits de l'homme (CNCDH), dont je préside depuis trois ans la sous-commission consacrée à l'éthique, la société et l'éducation aux droits de l'homme. Cette commission, qui n'est pas un « Conseil d'État bis », procède par auditions d'experts d'horizons très différents : philosophes, sociologues, anthropologues, praticiens, gens de terrain. Les discussions et les débats entre ses membres, souvent très animés mais très enrichissants, sont le reflet de ceux de la société civile. La CNCDH est composée de représentants des grands syndicats, des grandes religions de France, des organisations non gouvernementales et de diverses personnalités qualifiées, dont le directeur de l'École nationale de la magistrature (ENM) jusqu'à une date récente.

Les différents travaux menés au sein de la CNCDH permettent de s'apercevoir du fossé – pour ne pas parler du gouffre, parfois – existant entre les réflexions venant de l'institution judiciaire et le regard porté par la société civile sur son fonctionnement. On y développe l'idée que l'indépendance de la justice est une garantie essentielle, la première d'un État de droit, mais que cette indépendance doit se donner à voir et qu'il faut, pour cela, que la justice ait les moyens de son indépendance.

Ensuite, j'ai été nommée, il y a un an et demi, à l'Observatoire national de la laïcité qui traite de questions extrêmement sensibles, et qui a pu développer ses travaux malgré de très fortes tensions politiques. Les travaux de l'Observatoire sont très enrichissants et se déroulent toujours dans le respect des valeurs républicaines. Le plus souvent, l'on parvient à un consensus, ce qui montre qu'il est possible de raisonner sereinement.

Enfin, j'ai été désignée il y a deux ans comme membre du comité « déontologie et indépendance de l'expertise » de la Haute autorité de santé. Les enjeux économiques et sanitaires y sont extrêmement importants. Les liens entre médecins, scientifiques et laboratoires pharmaceutiques sont très ténus. Le comité précédent avait élaboré un guide de l'indépendance de l'expertise qui nous sert au quotidien de grille d'analyse lorsque nous avons des avis à rendre sur tel ou tel cas. Cette expérience concrète de l'« indépendance en action » est très enrichissante.

En définitive, mesdames et messieurs les députés, mon parcours scientifique, académique et institutionnel témoigne du vif intérêt qui est le mien pour le Conseil supérieur de la magistrature, pour les garanties qu'il offre dans un État de droit, ainsi que pour l'étude de ses rouages et de ses procédures internes. Mais il est temps, à présent, de laisser place à la discussion. Je vous remercie pour votre attention.

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