Intervention de Général Bertrand Cavallier

Réunion du 15 janvier 2015 à 10h00
Commission d'enquête sur les missions et modalités du maintien de l'ordre républicain dans un contexte de respect des libertés publiques et du droit de manifestation, ainsi que de protection des personnes et des biens

Général Bertrand Cavallier :

Avant de s'interroger sur le cadre juridique, il me semble nécessaire de se poser une question essentielle : la violence est-elle acceptable indépendamment de l'objectif poursuivi ? Pour ce qui est du corpus juridique, il est tout à fait complet. Ainsi l'article 431-3 du code pénal fournit la définition de l'attroupement, et les articles 431-4 et suivants donnent des précisions sur les individus armés et les violences qu'ils exercent au sein d'attroupements. La France est donc déjà dotée d'un corpus juridique qui me semble suffisant mais renvoie toujours à cette question préalable, d'ordre idéologique : peut-on admettre que des groupes, de quelque nature qu'ils soient, recourent à la violence aux fins de promouvoir leurs idées ?

Pour ce qui est des procédures visant au maintien de l'ordre, il me semble que le dispositif actuel mérite d'être amélioré. La première recommandation que je me permets de formuler est que, lorsqu'une force mobile est mise à disposition du représentant de l'État – à savoir le préfet –, celui-ci devrait préciser de façon très formelle en quoi consiste la mission initiale confiée à cette force, ce qui était le cas pour la gendarmerie dans le cadre des réquisitions générales et particulières, mais ne l'est plus aujourd'hui. J'estime par ailleurs que la présence du représentant de l'État devrait être systématique.

Il me paraît également nécessaire de clarifier ce que doivent recouvrir les notions d'emploi de la force et d'usage des armes. À l'heure actuelle, certains équipements devraient relever de l'emploi de la force et non de l'usage des armes. Ainsi, dès lors qu'une grenade lacrymogène est lancée au moyen d'un lanceur de grenades, elle est intégrée à l'usage des armes – alors que la même grenade lancée à la main relève du cadre juridique de l'emploi de la force.

La traçabilité de l'ordre exprès devrait être établie au moyen de sa matérialisation. Sans en revenir aux réquisitions – abandonnées pour différentes raisons en dépit des réticences de certains membres de la représentation nationale, attachés à un dispositif ayant le mérite d'être très clair –, il me semble que nous devrions nous inspirer de ce système afin de disposer d'une meilleure visibilité sur le fonctionnement de la chaîne décisionnelle.

Pour ce qui est de la hiérarchisation des missions, lorsqu'une autorité nous confie une mission, il importe d'en comprendre l'esprit. S'il est inenvisageable que des manifestants investissent l'Assemblée nationale, le palais de l'Élysée ou des installations d'importance vitale, les situations les plus courantes sont soumises à une appréciation portant sur leur étendue et leur contexte et mettant en jeu la notion de désordre acceptable : si quelques dommages matériels n'entraînent pas forcément une intervention – quelques bris de glaces ne remettent pas en cause en République –, les scènes de pillage auxquelles j'ai assisté il y a quelque temps à Montpellier m'ont décidé à intervenir d'autorité. Notre obsession, c'est la protection des personnes. Nous avons pour objectif de limiter constamment l'emploi de la force afin de limiter les dommages corporels pouvant en résulter. C'est la prise en compte de l'ensemble de ces éléments qui détermine l'attitude du chef opérationnel, étant précisé que tout va très vite : une situation peut muter en quelques secondes.

La différenciation des forces est une question très importante. On a créé des forces spécialisées : d'abord la gendarmerie mobile, puis les CRS, partant du principe que le maintien de l'ordre est un métier. Si la gendarmerie et la police partagent le même spectre d'intervention, la gendarmerie mobile a vocation, de par sa nature militaire et ses moyens, à aller au-devant des situations les plus complexes. En matière d'implication des forces de sécurité publique générale, je considère que police et gendarmerie sont complémentaires et que les forces territoriales sont des forces de régulation sociale du quotidien : elles ont un contact avec les personnes et un comportement un peu différents de ceux des gendarmes mobiles et des CRS – j'ajoute que ces forces ne sont pas entraînées au maintien de l'ordre.

En termes de volume, je suis de ceux qui plaident pour que l'emploi de la gendarmerie départementale se fasse en deuxième échelon, pour des missions de bouclage plutôt que pour des missions de force – car, je le répète, le maintien de l'ordre est un métier nécessitant un entraînement approprié et renouvelé.

J'en viens au format des escadrons. Il y a quatre ou cinq ans, dans le contexte de l'époque, il a été décidé de procéder à une réduction très significative des effectifs des forces mobiles. Ainsi la gendarmerie mobile a-t-elle vu quinze de ses escadrons dissous, ce qui représente environ 2 500 effectifs. Discipliné, j'avais cependant émis des réserves à deux titres, considérant que la société évolue dans le sens d'une radicalisation – on assiste à une augmentation de la violence globale sous différentes formes –, et qu'il est donc nécessaire de disposer de volumes importants de forces mobiles, étant précisé que celles-ci peuvent efficacement soutenir la gendarmerie ou la police dans la lutte contre les cambriolages, car gendarmes et CRS savent très bien contrôler un territoire. L'effectif de l'escadron est passé de 75 à 68 personnels, ce qui a été en partie compensé par l'introduction d'un plus grand nombre de véhicules, afin d'améliorer la mobilité des unités. Nous avons également intégré les cellules « image ordre public », composées chacune de deux personnes, afin de garantir les droits des manifestants, mais aussi ceux des forces de l'ordre. Actuellement, au sein d'un escadron, le nombre de gendarmes intervenant effectivement pour le maintien de l'ordre est d'une cinquantaine.

Or, les situations sont de plus en plus complexes, notamment en matière de maintien de l'ordre rural, l'un des plus exigeants en raison du fait qu'il nécessite d'intervenir sur un terrain ouvert, non compartimenté, et de faire face à un adversaire extrêmement mobile. Se pose donc la question de l'équilibre du rapport des forces et de l'insuffisance des moyens, qui concerne notamment les moyens spéciaux. Chacun sait que, du fait des choix budgétaires, la gendarmerie dispose de capacités moindres qu'auparavant : par exemple, elle dispose de moins de véhicules blindés de maintien de l'ordre – qui sont, je le précise, des véhicules bleus à roues, d'une grande importance dans certaines situations très dégradées. Une réflexion peut être engagée sur le format utile et nécessaire des forces de l'ordre et sur les équipements qui leur sont nécessaires.

La France est le pays dont la doctrine est la plus aboutie, et je ne dis pas cela par chauvinisme, mais parce que j'ai pu m'en convaincre en allant visiter les forces de sécurité de la plupart des pays d'Europe. Ainsi, au Royaume-Uni, le policier concentre tous les pouvoirs, ce qui est très étonnant pour un pays s'affichant comme une démocratie. En France, le gendarme ou le policier chargé du maintien de l'ordre relève de deux autorités : d'une part celle du magistrat – le maintien de l'ordre étant une mission en partie définie par le code pénal –, d'autre part, celle du représentant de l'État, donc de l'autorité civile. Le très grand formalisme auquel sont soumises nos forces, cette tutelle constante – qui me paraît logique au regard des impératifs de la démocratie – étonne souvent les stagiaires étrangers.

L'Allemagne a pour tradition de pratiquer des manoeuvres de force, de saturation de l'espace, s'effectuant en déployant des policiers surprotégés qui vont au contact. En France, nous nous efforçons au contraire d'éviter systématiquement le contact. En Espagne, quand nous avons formé les premiers effectifs de la Guardia Civil, nous avons dû leur expliquer que l'usage de la gomme-cogne – des projectiles en caoutchouc – était interdit en France, même s'il est systématique au Royaume-Uni.

Pour ce qui est de la militarisation, nombre de pays ne disposant pas de forces spécialisées utilisent ou ont utilisé l'armée à titre principal – je rappelle le Bloody Sunday de 1972 en Irlande du Nord. En la matière, il faut savoir dépasser ce qui peut apparaître comme un paradoxe. Le caractère militaire de la gendarmerie apporte plusieurs atouts en termes de démocratie : une grande disponibilité, la capacité à monter rapidement en puissance, et surtout une très grande discipline – la discipline militaire – qui est peut-être formelle et exigeante pour les individus concernés, mais constitue une garantie pour les citoyens, au quotidien comme lors des actions de maintien de l'ordre.

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