Intervention de Cédric Moreau de Bellaing

Réunion du 22 janvier 2015 à 8h30
Commission d'enquête sur les missions et modalités du maintien de l'ordre républicain dans un contexte de respect des libertés publiques et du droit de manifestation, ainsi que de protection des personnes et des biens

Cédric Moreau de Bellaing, maître de conférences à l'école normale supérieure :

Je suis maître de conférences en sociologie du droit et en sciences politiques. Je travaille depuis dix-sept ans sur la police. J'ai commencé par une étude historique sur la genèse des compagnies républicaines de sécurité (CRS) au lendemain de la Seconde guerre mondiale puis j'ai changé de discipline, me consacrant à la sociologie politique, tout en conservant la police comme objet d'étude et notamment la formation policière. Mon doctorat a porté sur l'école de police et sur le contrôle interne – en particulier l'Inspection générale des services (IGS). Après ma thèse, j'ai continué à travailler sur l'institution policière autour de trois axes : les dispositifs policiers de lutte contre le hooliganisme, la gestion des pratiques de dégradation dans les moments de protestation collective et l'introduction des armes dites non létales ou sub-létales dans l'équipement policier.

Je souhaite vous donner quelques pistes de réflexion à propos du maintien de l'ordre, nourries par mes travaux de recherche passés et actuels. La présente commission d'enquête a été constituée à la suite du décès de Rémi Fraisse lors d'une opération de maintien de l'ordre au barrage de Sivens. Une constante du discours officiel m'a alors frappé : l'assurance que, cette nuit-là, les gendarmes mobiles ont affronté une violence hors de toute proportion - certains affirmant même qu'ils n'avaient pas vu cela en vingt ou trente ans de gendarmerie. Ce constat devait avoir pour effet de contextualiser, peut-être de justifier l'usage des grenades offensives.

J'ai été surpris par ce discours, d'abord parce que la France a connu des épisodes qui peuvent « concurrencer » sans trop de difficulté ce qui s'est passé à Sivens, ensuite parce que, si violent que cet épisode ait pu être, cette violence reste très en deçà de ce que connaissent certains des pays voisins comme la Grèce ou l'Allemagne. Les forces françaises de maintien de l'ordre sont réputées dans l'Europe entière pour leurs compétences techniques à assurer des services d'ordre voire des missions de rétablissement de l'ordre difficiles. Surtout, j'ai été surpris car j'y ai décelé un changement de discours, symptôme d'un changement de doctrine. Ainsi, l'intensité de l'engagement des forces de maintien de l'ordre serait justifiée par l'intensité de la violence des protestataires, ce qui signifie que les services de maintien de l'ordre devraient caler le degré de force qu'ils engagent sur le niveau de violence des manifestants.

Or, ce qui semble être devenu un principe technique m'a interpellé parce qu'il est - disons-le franchement – radicalement opposé aux doctrines sous-tendant l'école française de maintien de l'ordre depuis de très nombreuses années. Les historiens ont montré de manière incontestable que les forces de police et les forces de gendarmerie ont progressivement connu, en particulier au XIXe siècle, une évolution essentielle qui a largement contribué à la réduction globale du niveau de violence dans les mouvements de protestation collective. Au début du XIXe siècle, en effet, les forces de l'ordre calaient l'intensité de l'usage de la force sur la violence des protestataires qui leur faisaient face. Cette montée aux extrêmes favorisait l'usage d'armes de part et d'autre, provoquait nombre de blessés et, du reste, se soldait parfois par un nécessaire repli de la force publique.

À la fin du XIXe siècle, la situation s'est parfaitement inversée. Les forces de l'ordre, ayant reçu de nombreuses consignes, ayant été dotées d'une doctrine d'emploi réfléchi, ont cessé d'ajuster leur usage de la force à celui des protestataires. Il s'agissait de contraindre ces derniers à s'ajuster au niveau de violence des forces de l'ordre. Cette doctrine a fonctionné : le nombre d'affrontements a baissé et leur intensité a diminué. Il ne faut pas, bien sûr, commettre d'anachronisme et transposer un raisonnement aussi lointain à la situation actuelle. Il n'en reste pas moins que la doctrine du maintien de l'ordre, en France, s'est constituée sur cette inversion. C'est cette doctrine qui a garanti la compétence des forces de police en matière de gestion des protestations publiques et la création des forces spécialisées – gendarmes mobiles en 1927 et CRS en 1944 – en a été l'aboutissement logique.

C'est pourquoi le retournement que la tragédie de Sivens a contribué à rendre visible est inquiétant : il est potentiellement symptomatique d'une transformation de la doctrine du maintien de l'ordre et cela mérite explication. Il faut s'interroger sur les raisons de ce virage, de cette inversion. Je me contenterai ici d'esquisser quelques pistes d'explication.

La situation actuelle est d'abord le fruit d'une transformation des doctrines d'emploi des forces spécialisées dans le maintien de l'ordre ; cette transformation a commencé dans les années 1970 lorsque les CRS et les gendarmes mobiles ont créé des unités légères en leur sein pour combattre les petits groupes mobiles d'autonomes qui se disséminaient dans les grandes manifestations pour mener une action spectaculaire – bris de vitrines de magasins de luxe… – avant que de se disperser dans la manifestation. L'évolution doctrinale s'est surtout accélérée avec la réforme impulsée pendant les émeutes urbaines de 2005. Cette réforme reposait sur une doctrine visant à rendre de la mobilité aux forces de l'ordre qui n'étaient plus seulement confrontées à des manifestations imposantes organisées par des syndicats rompus à l'exercice mais à des groupes de jeunes évoluant sur un terrain mal connu des policiers : les méandres des grands ensembles.

Le principe a donc consisté en la dislocation du principe de base des forces de maintien de l'ordre : celui de l'action collective selon lequel on tient ensemble un site, une rue, on charge ensemble et on s'arrête ensemble. Or l'inversion a été totale dans la mesure où l'unité de base de ces services est devenue le binôme afin de rendre plus fluide l'intervention policière et de permettre, le cas échéant, des arrestations. Les policiers chargés du maintien de l'ordre n'avaient donc plus pour unique tâche de tenir un cordon, une rue, un espace mais de se mouvoir et, j'y insiste, d'interpeller. Le fait de demander aux forces de maintien de l'ordre – dont la compétence réside spécifiquement dans la capacité à résister, à défendre un lieu – de revenir à une dynamique beaucoup plus classique, celle de l'arrestation, a changé beaucoup de choses.

Depuis la création des forces spécialisées dans le maintien de l'ordre, la doctrine reposait sur la mise à distance des manifestants : tenir un barrage plutôt que de mener ce que les policiers appellent des courses à l'échalote, c'est-à-dire des poursuites individuelles des fauteurs de troubles ; développer des équipements qui protègent les policiers mais qui sont lourds et qui donc rendent difficile cette poursuite ; utiliser des armes qui visent à disperser, à éloigner, le dispositif principal étant ici la grenade lacrymogène. Or le retour des missions d'interpellation signifie l'inverse : moins de patience, plus de risques, avec la nécessité d'un rapprochement physique avec les perturbateurs afin de les interpeller. Évidemment, les CRS et les gendarmes mobiles n'ont pas, du jour au lendemain, perdu ce qui a fait leur grande compétence et les services d'ordre auxquels on assiste aujourd'hui couplent ces dispositifs. Il n'en reste pas moins que cette mutation fondamentale a un effet durable sur la manière dont sont désormais envisagées les situations de gestion de l'ordre et de contention des désordres.

Autre fait significatif : la transformation de l'armement. Depuis une quinzaine d'années, ont été introduites dans l'équipement des forces de l'ordre des armes dites non létales. Il faudrait affiner l'analyse de leurs effets en fonction des services policiers ou gendarmiques. Le développement de ces armes non létales avait pour vocation de remplacer les armes à feu et donc de réduire la létalité globale de la force policière. On sait pourtant, désormais, que ces armes ne sont pas utilisées dans les mêmes contextes que les armes à feu – que les policiers français utilisent peu, ce qui est heureux. Ainsi le flash ball n'a pas du tout remplacé les armes à feu mais s'est ajouté aux moyens déjà disponibles. Le flash ball permet certes de maintenir à distance les protestataires mais il les blesse parfois gravement – chaque année compte son lot d'éclopés et d'affaires médiatisées comme celle de ce manifestant qui avait perdu un oeil. Si bien que les flash ball, dont l'« argument de vente » consistait à dire qu'il s'agissait d'armes devant contribuer à réduire le niveau de violence engagée par les forces de l'ordre d'un État démocratique, ont un effet tendanciellement inverse et contribuent à élever le niveau de violence des situations de maintien de l'ordre.

Que serait aujourd'hui un maintien de l'ordre réussi du point de vue des forces de l'ordre : un maintien de l'ordre sans blessés ou avec un niveau d'arrestations élevé ? des forces de l'ordre patientes ou bien qui interviennent rapidement ? Autrement dit, comment faire pour évaluer différemment la qualité de la prestation policière, comment récompenser les policiers et les gendarmes parce que le calme a été maintenu, parce qu'il n'a pas été nécessaire d'intervenir, la pacification ayant été obtenue en amont, plutôt que de les récompenser en fonction du nombre d'arrestations ? Il ne s'agit pas de supprimer cette seconde modalité de reconnaissance mais il paraît nécessaire de réfléchir à la première.

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