Intervention de Jean-Christophe Lagarde

Réunion du 14 novembre 2012 à 16h15
Commission des affaires économiques

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaJean-Christophe Lagarde, rapporteur :

Oui : le repli le plus consternant dont j'aie été témoin au cours de ma vie parlementaire ! Ce comité a travaillé fort longtemps, pour aboutir à des conclusions dont certaines me paraissent discutables – mais j'y reviendrai.

Il est manifestement nécessaire de responsabiliser davantage les établissements de crédit au moment où ils décident d'octroyer ou non un prêt à la consommation. On considère aujourd'hui que seul l'emprunteur est responsable de l'emprunt, alors qu'il faut à mes yeux « coresponsabiliser » celui qui délivre le crédit : il y a deux acteurs, il doit donc y avoir deux responsables. À cette fin, il faut permettre à l'établissement de crédit de vérifier la solvabilité de l'emprunteur, ce qu'il ne peut actuellement faire qu'à partir d'outils statistiques. Il s'agit là d'une mesure de bon sens, dont je sais que nous sommes nombreux à l'approuver sur tous les bancs de l'Assemblée. Pourquoi donc ce blocage ? Comment expliquer l'isolement français en Europe ? Tous nos partenaires européens, à l'exception du Danemark et de la Finlande, disposent en effet d'un fichier positif. Il s'agit toutefois le plus souvent, à la différence de celui que je propose, de fichiers privés, qui n'ont pas pour seul objectif de prévenir le surendettement.

Pour expliquer le retard français, j'en viens aux objections qui ont été opposées au fichier positif par ses contempteurs, au premier rang desquels la BNP, qui dispose de Cetelem, et le Crédit agricole, propriétaire de Sofinco. Ces banques luttent depuis très longtemps contre la création d'un fichier unique parce qu'elles disposent déjà, grâce à leur réseau clientèle, d'informations sur leurs clients et craignent que les nouveaux entrants n'aient accès à des informations avantageuses du point de vue commercial. Elles s'accommodent pourtant de ce fichier dans tous les autres États où il existe et où elles sont implantées, car il favorise la concurrence.

Ces objections recouvrent trois thèmes. Tout d'abord, la distinction entre le surendettement actif et le surendettement passif. Le fichier positif serait utile dans le premier cas – un recours imprudent au crédit, qui correspond au profil des « compulsifs » – mais celui-ci resterait très minoritaire puisqu'il ne représenterait que 25 % des dossiers. Dans le second cas, à savoir le surendettement passif, jugé très majoritaire – 75 % des dossiers – et qui découlerait des « accidents de la vie » que sont les problèmes de santé, la perte d'un emploi, un divorce ou un décès, le fichier positif serait sans intérêt puisque la difficulté survient au cours de l'exécution des contrats et non lors de la souscription. On retrouve ici l'argument, souvent avancé par les banques, selon lequel il n'y a pas de problème au moment de l'octroi du crédit puisqu'elles disposent d'éléments et d'outils de scoring – d'appréciation statistique – performants. Nous savons tous que c'est faux. Notre propre expérience, celle des personnes que nous avons reçues dans nos circonscriptions nous montrent que le credit scoring ne permet pas d'apprécier la situation individuelle de l'emprunteur potentiel. C'est à ce travail d'appréciation que le texte vise à obliger les organismes de crédit.

Par ailleurs, cette objection se heurte à une double critique. D'une part, la Cour des Comptes a estimé dans son rapport de 2010 que la distinction établie par la Banque de France entre l'endettement actif et l'endettement passif n'était pas opérante : dans une majorité de cas, des « accidents de la vie », plus ou moins prévisibles, se cumulent avec des comportements de consommation imprudents – de nombreuses cartes de crédit renouvelable, par exemple – qui ont rendu le surendettement inévitable. En outre, bien souvent, en cas d'accident de la vie, l'emprunteur utilise le crédit revolving pour maintenir artificiellement son niveau de vie antérieur parce qu'il espère que ses difficultés ne seront que momentanées, alors qu'il ne fait ainsi que les aggraver.

En outre, n'oublions pas que le crédit à la consommation constitue pour les banques un produit beaucoup plus rémunérateur que le crédit immobilier, qui est davantage un produit d'appel, et qu'à l'issue des procédures de recouvrement le pourcentage de créances non remboursées est assez faible. Dès lors, le risque encouru par les banques et leurs filiales spécialisées est minime, ce qui explique la légèreté des contrôles lors de la souscription et l'attachement à la notion de surendettement passif qui les dégage de toute responsabilité.

Le second type d'objection évoque les atteintes aux libertés individuelles et les risques de dérives mercantiles. Il s'agit, d'une part, des réserves de la CNIL sur l'utilisation du numéro de sécurité sociale – NIR – préconisée par le rapport et, d'autre part, des risques d'utilisation dévoyée du fichier à des fins de prospection commerciale ou d'extension à d'autres données dont les charges locatives ou les dépenses contraintes – énergie, télécommunications.

À mon sens, ces risques sont absents du texte, que le temps a permis d'améliorer. Même si ce point relève du Gouvernement puisqu'il est d'ordre réglementaire, j'estime pour ma part, contrairement au rapport de préfiguration, que l'identifiant ne devrait pas être le NIR. Pourquoi, en effet, utiliser ce numéro, doté d'une fonction spécifique, dans le domaine bancaire alors que le FICOBA, le Fichier national des comptes bancaires et assimilés, existe déjà ? Ce fichier recense les comptes de toute nature – bancaires, postaux, d'épargne – détenus par une personne ou une société et permet de fournir des informations sur ces comptes à ceux qui sont habilités à les recevoir. Il serait immédiatement utilisable alors que le NIR ne serait opérationnel qu'au bout de six ou sept ans, puisque le stock ne serait pas pris en compte. Voilà qui explique sans doute la préférence de la BNP et du Crédit agricole pour le numéro de sécurité sociale ! En outre, contrairement au NIR, le FICOBA n'aurait pas besoin d'être sécurisé par une procédure complexe de double hachage. Ce choix permettrait enfin de désamorcer les critiques de la CNIL, qui craignait un mélange des genres.

Quant aux risques de détournement de l'usage du fichier positif, auxquels j'ai toujours été sensible, le texte apporte de nombreuses garanties, tirées du rapport de préfiguration. La centralisation des données serait confiée à la Banque de France, ce qui constitue un gage d'indépendance et de sécurité ; pour protéger les libertés publiques, la consultation des données aurait lieu sous une forme agrégée, et dans l'unique but d'examiner la solvabilité du souscripteur ; seraient enfin passibles de sanctions pénales la remise à un tiers d'une copie des informations ainsi que la demande de données par des personnes non autorisées à consulter le fichier. La demande de consultation ne pourrait émaner que du demandeur : l'organisme de crédit ne serait pas autorisé à la formuler de sa propre initiative et il pourrait la conserver non pas sous forme informatique, mais seulement en version papier afin de prouver le cas échéant devant un tribunal qu'il a bien vérifié la solvabilité de l'emprunteur.

On nous objecte enfin l'inapplicabilité du dispositif ainsi que son coût et sa lourdeur, disproportionnés au regard des résultats escomptés. Ces objections touchant au principe de proportionnalité, les plus sérieuses sans doute, méritent l'attention du Parlement. Toutefois, si l'on pouvait s'interroger il y a quinze ans sur la faisabilité d'un fichier appelé à recenser 25 millions de personnes et 100 millions de lignes enregistrées, les progrès techniques ont résolu le problème. J'ajoute qu'il ne s'agit absolument pas d'un prototype, puisque de nombreux fichiers positifs, reposant sur des architectures diverses, sont déjà opérationnels et que le texte prévoit que le fichier pourra l'être en dix-huit mois, conformément aux indications livrées par le gouverneur de la Banque de France – qui n'en était par ailleurs pas demandeur.

Le rapport de préfiguration estime le coût de constitution et de fonctionnement du fichier à quelques dizaines de millions d'euros pour la Banque de France et bien davantage pour les banques, en comptant la reprise du stock : 500 à 800 millions pour la constitution et jusqu'à 75 millions pour le fonctionnement. Ces montants apparaissent largement surestimés, surtout si l'on décide, comme je le propose, de recourir au FICOBA plutôt qu'au NIR. Il s'agit en tout état de cause d'un investissement social dont le coût serait largement amorti par la facturation des consultations. En effet, les banques qui voudraient consulter le fichier devront payer la Banque de France qui aura fait le travail pour elles. Enfin, la rationalisation de la distribution du crédit bénéficierait aux banques, surtout pour les plus petits crédits : la consultation du dossier – plutôt que le suivi de la personne – suffirait à réduire le coût de traitement du dossier, qui est proportionnellement élevé dans ces cas, et même proche du taux usuraire pour un emprunt de 1 500 euros.

Sur le dernier point – la proportionnalité du dispositif aux objectifs poursuivis –, rappelons que malgré les alertes du Médiateur de la République sur le développement du « malendettement », la publication de nombreux rapports alarmants et plusieurs avancées législatives – procédure de rétablissement personnel, encadrement du crédit renouvelable, information des consommateurs –, le surendettement n'a fait qu'empirer. Il semble donc légitime de tout faire pour le prévenir. Dussions-nous recenser 25 millions de lignes dont la plupart ne seraient pas utilisées, nous devons tenter de mettre fin au drame social et au ravage économique qui touche chaque année plus de 230 000 de nos concitoyens et leurs familles. Nous pouvons espérer résoudre les problèmes de 60 000 d'entre eux – les « compulsifs » – et limiter, dans le même nombre de cas, l'aggravation du surendettement dont ils sont victimes à la suite de tel ou tel événement de la vie. Le nouvel outil permettra de développer la prévention de ce fléau et d'alléger d'autant la charge des commissions de surendettement.

En outre, le statu quo s'accompagne de la constitution, au sein de chaque réseau bancaire, de fichiers propriétaires qui ne peuvent être régulièrement contrôlés par la CNIL, ce qui ne favorise ni la transparence ni la concurrence. Je ne peux faire état ici des informations qui s'échangent sur nombre de ces réseaux, ce qui constitue une atteinte aux libertés publiques qui ne peut être poursuivie faute de contrôle. Peut-être le ferai-je en séance publique, protégé par l'immunité parlementaire. La constitution d'un fichier public, ouvert sur demande de l'emprunteur potentiel à tous les acteurs concernés et accompagné des garanties précitées, me semble plus conforme aux valeurs républicaines. C'est également un moyen supplémentaire de développer la mobilité bancaire, qui suppose que toutes les banques disposent du même niveau d'information.

Enfin, et ce n'est pas négligeable, la création d'un répertoire national des crédits ouvrira l'accès au crédit à nombre de nos compatriotes qui en sont actuellement exclus par les procédures de credit scoring. Jacques Chirac, alors Président de la République, l'avait dit à la télévision : en France, 40 % de la population n'a pas accès au crédit à la consommation alors que cette proportion est deux fois moins moindre dans les pays comparables. Il s'agit souvent des plus modestes, qui ne sont pas pour autant insolvables. Mais pour répondre à une première demande de crédit, en l'absence d'antécédents, les banques se fondent sur des éléments statistiques relatifs aux caractéristiques du demandeur – âge, profession, salaire, situation familiale. Ainsi propose-t-on à un consommateur qui n'a jamais utilisé la ligne de crédit qu'on lui a offerte de récompenser sa fidélité et sa capacité à rembourser par un nouveau crédit plus élevé, sans avoir jamais vérifié sa solvabilité ! Cette méthode d'évaluation ne tient compte que de critères chiffrés qui peuvent exclure d'office un emprunteur solvable, mais faisant partie d'une catégorie de demandeurs à taux de risque élevé. Le credit scoring réduit tout le dossier à des chiffres au lieu de l'évaluer de manière pragmatique, de sorte qu'un très bon projet peut être rejeté sans que le demandeur ait la possibilité d'argumenter. Vous n'êtes pas dans la bonne case, vous n'êtes pas dans la bonne catégorie socio-professionnelle, vous n'êtes pas dans la bonne région ou dans la bonne tranche d'âge ? Vous n'aurez pas droit au crédit à la consommation, même si vous êtes solvable !

Je vous propose donc, mes chers collègues, d'arrêter le principe de la création d'un Répertoire national des crédits aux particuliers qui viendra soutenir les ménages en difficulté, ce qui est plus urgent que jamais en période de crise économique. Les précédents débats ayant révélé des points d'accord et des sujets de désaccord, je précise que le rapporteur et auteur du texte que je suis est tout à fait ouvert aux amendements qui viendraient en discussion en séance.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion