M. Alexandre Lallet et moi-même sommes très heureux de vous présenter la démarche que nous avons suivie après que la France eut été condamnée par les deux arrêts du 2 octobre 2014 et que le Président de la République m'eut confié, le 16 octobre, cette mission.
Il fallait en réalité répondre à trois questions :
– Faut-il ou non demander le renvoi devant la Grande Chambre de la CEDH ?
– Si la France ne demande pas le renvoi, doit-elle permettre la création d'organisations syndicales ?
– Si elle ne le permet pas, que faut-il faire ?
Je ne savais pas, le 2 octobre au soir, que l'on me confierait cette mission. Mais, étant par ailleurs président du Haut comité d'évaluation de la condition militaire, ma réaction immédiate a été qu'il fallait demander le renvoi. La tradition militaire et le système juridique de la France étaient certes mis en cause par des arrêts de section de la CEDH, mais nous avions la possibilité, ouverte jusqu'au 2 janvier, de faire cette demande.
Néanmoins, notre pays y avait-il intérêt ? Avait-il une chance ? Il nous est finalement apparu que nous aurions été très seuls parmi les pays du Conseil de l'Europe. La jurisprudence ayant été établie par un arrêt de la Grande Chambre de novembre 2008 – Demir et Baykara contre Turquie –, nous ne voyions pas ce qui aurait pu la remettre en cause. De plus, il aurait été difficile de trouver appui auprès de pays comparables, soit que ceux-ci tolèrent, comme le Royaume-Uni, des associations professionnelles, soit qu'ils aient organisé, comme en Allemagne pour des raisons historiques aisées à comprendre, un système très différent du nôtre.
Maintenant que notre diplomatie a acquiescé aux deux arrêts, ceux-ci sont devenus définitifs et nous devons engager un processus afin de ne pas être de nouveau condamnés. Dans les six mois, c'est-à-dire d'ici au mois de juin, le Gouvernement français devra rendre compte au Comité des ministres du Conseil de l'Europe de ce qu'il a fait ou de ce qu'il compte faire.
Bref, nous ne pouvons rester l'arme au pied. Nous devons, au minimum, nous conformer aux arrêts et à la jurisprudence de la Cour, c'est-à-dire modifier notre dispositif de manière suffisante pour ne pas être de nouveau condamnés à raison de l'article du code de la défense qui prohibe les associations ou groupements professionnels de militaires.
Il nous paraît cependant que notre ordre constitutionnel fait obstacle à ce que le législateur aille trop loin. Aussi notre rapport dessine-t-il un chemin, somme toute assez large, bordé d'un côté par l'article 11 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales – lequel prévoit la liberté d'association et la liberté syndicale, sous réserve d'un certain nombre de restrictions légitimes – et la jurisprudence établie par la CEDH sur son application, de l'autre côté par l'ordre constitutionnel français tel qu'interprété par le Conseil constitutionnel, en particulier le principe de nécessaire libre disposition de la force armée par le Gouvernement. Un dispositif qui méconnaîtrait ce principe méconnaîtrait du même coup la Constitution. De même, les principes de sauvegarde des intérêts fondamentaux de la Nation et de l'ordre public ont valeur constitutionnelle et feraient obstacle à ce que le législateur, si tant est qu'il en ait l'envie, adopte des mesures susceptibles de paralyser l'action de nos forces.
Ce cadre jurisprudentiel tant conventionnel que constitutionnel ouvre la possibilité de définir une trajectoire dans le respect de principes éminents de politique publique.
Les premiers de ces principes ont trait aux impératifs qui commandent l'efficacité et l'intégrité de notre outil militaire : unité de l'état militaire, cohésion des forces, neutralité des armées.
Les seconds sont des principes de réalisme : il faut faire quelque chose, mais il ne faut pas que le texte que le législateur élaborera aboutisse à surcharger le commandement, notamment le commandement local. Évitons de mettre en place dans nos armées un dispositif qui transposerait mécaniquement des schémas syndicaux ou associatifs ayant cours dans les administrations civiles. Dans le contexte actuel, le commandement local est particulièrement sollicité et n'aurait pas toujours les moyens de répondre aux questions qui lui seraient posées.
Au titre du réalisme également, il nous semble qu'il faut bien mesurer le degré d'acceptabilité culturelle d'une novation qui, sans être une révolution, représentera un changement très important dans l'état militaire. En tant que président du Haut comité d'évaluation de la condition militaire, j'ai pu observer que, dans l'ensemble, les armées ne sont pas demandeuses et que les militaires ne le sont pas vraiment, tout en ayant sur le sujet une position un peu ambiguë : ils se disent qu'ils seraient mieux défendus si des syndicats existaient mais n'ont pas envie d'avoir des syndicats pour autant… Les sensibilités diffèrent en outre selon les forces armées : c'est sans doute l'armée de terre qui pourrait avoir le plus de difficulté à s'adapter à la constitution de groupements professionnels.
Le réalisme veut enfin que l'on respecte un principe de précaution : des réformes, oui, mais à condition qu'elles ne dégradent pas ce qui fonctionne bien ou ce qui est bien engagé. Depuis 2010 – pour la gendarmerie – et depuis 2013 – pour les armées – à la suite des impulsions données par le Parlement et de la décision du Président de la République, des modifications sont envisagées dans les structures de concertation. Les chefs d'état-major des différentes armées et le directeur général de la gendarmerie nationale, que nous avons rencontrés à plusieurs reprises, voient dans les conseils de la fonction militaire (CFM) des outils de dialogue pertinents et fonctionnels qui leur permettent de s'adresser à la communauté militaire dont ils ont la responsabilité. Il faut donc éviter de compromettre ce qui fonctionne, d'autant que, dans la gendarmerie, un chantier d'évolution majeur est ouvert. Dans cette force, il y a aujourd'hui 2 000 élus directs, les présidents de catégorie ont laissé la place aux présidents du personnel militaire, et le général Favier entend prolonger cette évolution. Il ne faudrait surtout pas qu'une innovation vienne, tel un éléphant dans un magasin de porcelaine, bousculer le processus : le mieux, en l'espèce, est l'ennemi du bien.
Pour ce qui est maintenant des mesures concrètes à adopter, notre rapport prend clairement position sur le fait que le syndicalisme sous sa forme issue de la loi de 1884 et appliquée à la fonction publique n'est compatible ni avec notre système militaire ni avec notre ordre juridique. Sans vouloir parler au nom du Conseil constitutionnel, nous avons le sentiment qu'une transposition pure et simple du droit syndical dans les armées serait certes conforme à la Convention européenne des droits de l'homme mais heurterait frontalement les principes constitutionnels que j'ai évoqués. Pour autant, si nous établissions les restrictions nécessaires au respect de ces principes, les juristes – voire le Conseil constitutionnel – pourraient nous reprocher d'utiliser un vecteur inapproprié et de dénaturer le droit syndical, qui repose sur une liberté de constitution et d'action à tous les niveaux.
Notre rapport ferme aussi la porte à l'application pure et simple aux armées de la loi du 1er juillet 1901. Nous pensons en effet que nous nous heurterions aux mêmes types de difficultés.
Il nous paraît en revanche possible, dans le respect de notre ordre constitutionnel et en conformité avec l'article 11 de la Convention européenne des droits de l'homme, de créer des associations sui generis, régies par le code de la défense et, en tant qu'elles n'y sont pas contraires, par les dispositions de la loi de 1901. Autrement dit, nous avons besoin d'un système supplétif permettant de parvenir à un régime complet. Le législateur, selon nous, peut prendre appui sur la loi de 1901, mais en y apportant des tels aménagements que l'on sera en quelque sorte « à cheval » entre la loi de 1901 et quelque chose de nouveau.
Afin de lui donner une traduction concrète, et partant du principe que ce que l'on conçoit bien s'énonce clairement, nous avons assorti notre rapport d'un « avant-projet de loi » qui, bien entendu, n'engage que nous.
Nous proposons donc de créer des associations professionnelles nationales de militaires dont l'action serait dédiée à la condition militaire. À cet effet, nous estimons nécessaire de hisser au niveau législatif une définition de la condition militaire – laquelle n'existe aujourd'hui, selon une formulation d'ailleurs contournée, qu'au niveau du décret – qui vaudrait aussi bien pour l'activité des associations que pour le Haut comité d'évaluation de la condition militaire ou pour le Conseil supérieur de la fonction militaire (CSFM). C'est pourquoi nous suggérons d'insérer une définition transversale dans l'article L. 4111-1 du code de la défense. Le fait d'en donner une définition positive vise à montrer que la condition militaire est a priori « détachable » de la conduite des opérations et de la définition de la politique de défense, et qu'il n'est pas dans le rôle des organisations professionnelles, associatives ou non, de s'ingérer dans ces domaines.
Cela étant posé, nous réitérons l'interdiction de l'activité syndicale, tout en affirmant la possibilité nouvelle, pour les militaires, de créer des associations professionnelles nationales et d'y adhérer.