Intervention de Jean Pisani Ferry

Réunion du 16 janvier 2015 à 9h00
Groupe de travail sur l'avenir des institutions

Jean Pisani Ferry :

Je suis également très heureux que vous me donniez l'occasion de m'exprimer devant vous : la réflexion que vous conduisez me semble essentielle. Vous avez eu la gentillesse, monsieur le président, de citer le rapport dont je suis l'auteur, intitulé Quelle France dans dix ans ?, travail qui, centré sur les questions économiques, sociales et sociétales, nous a conduits à aborder les questions institutionnelles. Nous avons, comme Mme Parisot, considéré en effet qu'on ne pouvait pas évoquer les problèmes de la France sans s'interroger sur le fonctionnement de ses institutions et sur la manière dont les ratés de la démocratie entraient en résonance avec d'autres dimensions de nos difficultés nationales.

Le sujet de la présente réunion, mondialisation et Europe, est abordé assez généralement sur le mode de l'attrition des capacités des instruments nationaux de décision, à la fois du fait de la concurrence du marché – avec la réduction de la sphère publique au profit de la logique marchande –, de l'expansion de la sphère de la décision internationale, enfin de l'imposition de règles, de contraintes à la liberté de décision. Ce phénomène est perçu comme réduisant le choix démocratique, entravant les gouvernants, limitant la responsabilité des élus et dépossédant les citoyens. Que penser de ces contraintes ? Sont-elles excessives ? Quel bon usage en faire ?

Vous connaissez sans doute le « triangle » de Dani Rodrik, qui a exprimé de la manière la plus saisissante le problème en expliquant qu'on ne peut avoir à la fois la démocratie, la décision nationale et la globalisation économique. Il s'agit, d'une certaine manière, du point ultime de la réflexion sur le sujet. Je persiste à penser que nous devons tâcher de faire le meilleur usage de l'espace qui nous est donné en même temps que réfléchir à sa transformation.

Je commencerai par évoquer les compétences. Les compétences de l'État national se réduisent-elles à l'excès ? On justifie l'attribution de compétences à des instances supranationales par l'existence de biens publics globaux ou régionaux. La stabilité financière, par exemple, a conduit récemment au transfert de responsabilités nationales à l'échelon global, sur le mode de la coordination, ou à l'échelon européen sur le mode de la décision et de la supervision. Un arbitrage doit dès lors s'opérer entre l'exercice de la démocratie au niveau national et l'efficacité collective. Les citoyens comprennent bien qu'il existe différents ordres de décision correspondant à différents niveaux de décision : on a toujours une préférence pour la proximité mais toujours le souci de l'efficacité.

On note cependant une frustration vis-à-vis d'un mode très technocratique de gestion de ces questions, vis-à-vis d'institutions internationales très peu ouvertes à la délibération démocratique, fonctionnant sur le mode de la spécialisation sans aucune forme de représentation qui permette un contrôle direct – c'est la limite de la démocratie transnationale. La manière dont ces problèmes sont traités dans l'espace européen suscite également une frustration spécifique.

Nous pourrions mieux faire sur plusieurs points. L'irréversibilité des transferts de compétence au niveau européen mérite d'être à nouveau discutée. À l'origine, il s'agissait de fabriquer une mécanique d'intégration à partir de transferts de compétences, certes limités mais très forts du fait de leur irréversibilité. Cette construction stratégiquement très intelligente atteint ses limites au moment où l'on souhaite une clarification sur la répartition entre les compétences qui relèvent de l'échelon national ou infranational et celles qui relèvent de l'échelon européen. Il y a un désajustement entre ce qui est souhaitable et la réalité des compétences, dans un sens comme dans l'autre.

S'ajoute à cette nécessaire clarification une difficulté à bien traiter ces questions. En effet, nous n'avons pas de culture du fédéralisme, contrairement à d'autres pays où l'on a l'habitude de réfléchir à plusieurs niveaux et de considérer qu'il est naturel d'avoir des attributions déterminées de compétences et qui ne ressortissent pas in fine au niveau supérieur. Pourtant, du fait de la décentralisation et du fait de l'intégration européenne, nous sommes passés à un modèle beaucoup plus fédéral. La manière dont on « acclimate » ce modèle, dont on prend conscience de ce qu'il implique, dont on le rend lisible pour les citoyens, me semble très importante pour répondre à une situation qu'il ne faut pas systématiquement vivre sur le mode de la diminution des pouvoirs.

Selon Tommaso Padoa-Schioppa, ancien ministre de l'économie et des finances italien, on confond trop souvent pouvoir faible et pouvoir limité. Le pouvoir doit être limité : chaque niveau doit exercer pleinement des compétences définies. Or, on a plutôt tendance à organiser un système où les pouvoirs ne sont pas pleinement exercés. C'est pourquoi, au lieu de limiter le champ des compétences, on limite les capacités d'exercer ces compétences. La limitation du champ des compétences est tout à fait compatible avec l'exercice de la démocratie, tandis que la limitation de la capacité à exercer des compétences crée de l'insatisfaction à la fois chez les gouvernants et chez les citoyens. Cette distinction entre pouvoir faible et pouvoir limité vaut pour les échelons national, européen et international.

Après les compétences, je souhaite aborder la question de l'encadrement de la décision et de la limitation de la capacité discrétionnaire. Il y a deux modalités d'encadrement. La première revient à constitutionnaliser des politiques relevant du législatif. La seconde consiste dans l'emprise des règles d'origine européenne ou nationale, ou bien en la délégation de compétences à des autorités indépendantes.

On relève plusieurs modalités de constitutionnalisation en Europe, parmi lesquelles le traité. On songe bien sûr au traité constitutionnel européen, le paradoxe étant qu'il aurait précisément permis de distinguer ce qui relevait du constitutionnel et ce qui relevait du législatif. On a ensuite les obligations émanant du traité qui nous conduisent à constitutionnaliser un certain nombre de dispositions comme l'indépendance de la banque centrale, le traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance (TSCG) – qui a conduit à la création du Haut Conseil des finances publiques. Une forme dégradée de cette modalité est l'unanimité ou la quasi-unanimité à cause desquelles certaines décisions ne sont plus modifiables dans les faits. Le risque est un mauvais partage entre le constitutionnel et le politique, avec tout ce que cela implique en matière de perception d'une excessive rigidité et de restriction de l'exercice de la décision démocratique.

Nous acceptons un peu trop facilement, sans débat, un certain nombre de décisions sur lesquelles le Parlement pourrait davantage avoir son mot à dire. À l'occasion de la création du Mécanisme européen de stabilité (MES), j'ai été très frappé par la profondeur et la durée du débat chez plusieurs de nos voisins et par le caractère expéditif de la décision en France, le Parlement n'y ayant consacré qu'une demi-journée, et la même durée pour la décision d'aider la Grèce… Une lourde responsabilité a alors été prise, car nous savons aujourd'hui qu'il est possible que le ministre des finances revienne devant le Parlement pour expliquer que les créances sur la Grèce ne seront jamais recouvrées. Or cette question a donné lieu à un débat considérable en Allemagne. Qu'il s'agisse de la définition en amont, de la transcription législative ou du contrôle, il me semble qu'il y a une déficience du débat qui du reste constitue une faiblesse pour la France dans le cadre des discussions internationales.

Il n'est que de considérer l'importance prise par la cour constitutionnelle de Karlsruhe qui est l'expression ultime de cette réticence allemande à l'égard d'un certain nombre de décisions. Nous sommes tous suspendus aux arrêts de la cour constitutionnelle allemande, de la même manière qu'auparavant nous étions tous suspendus au vote du Bundestag. C'est pourquoi le caractère très limité du débat en France est un facteur de faiblesse externe.

En ce qui concerne les délégations à des instances indépendantes qui peuvent être imposées par l'ordre européen, nous vivons un peu trop la réduction de l'espace du discrétionnaire comme une réduction de l'espace démocratique, ce qui ne revient pas au même. Le fait de fixer avec précision une règle ou le mandat d'une institution, c'est une modalité d'exercice de la décision démocratique. On se prive de la possibilité de changer d'avis chaque année mais non de celle de décider quelle est la bonne règle, le bon mandat pour une institution. Là encore, nous n'avons pas assez investi en la matière. Par exemple, il ne me semble pas que le débat sur la nature du Haut Conseil des finances publiques, sur la nature du mandat qui devait lui être confié, ait été particulièrement riche. Si certaines dispositions sortent du champ de la décision discrétionnaire pour être confiées à des instances externes, si l'on se fixe une règle en matière de responsabilité budgétaire, l'investissement sur la définition de cette règle, de ce mandat, de ces principes de fonctionnement, de la composition d'une instance, est essentiel. Les Britanniques ont mené sur ce point une réflexion très intéressante. Chaque fois, au Royaume-Uni, que s'est posée la question de savoir comment accroître l'indépendance de la Banque centrale, comment créer l'Office for Budget Responsibility, il y a eu une réflexion très riche sur l'insertion de ces nouvelles instances dans un dispositif institutionnel et politique national.

J'aborderai en troisième et dernier lieu le contrôle des processus de coordination. La gouvernance supranationale ne s'organise pas exclusivement sur le modèle de la délégation, mais aussi sur celui de la coordination de décisions nationales, c'est-à-dire sur le modèle de la négociation d'orientations générales. Au moment où on en vient à la décision nationale, on a déjà beaucoup discuté, préparé. C'est vrai dans le domaine économique et financier international où du reste on ne peut pas faire autrement puisque les pays émergents et les États-Unis sont très sourcilleux en matière de délégation. Dans le modèle européen, en revanche, c'est assez nouveau car il était traditionnellement un modèle de délégation. L'union économique et monétaire, impliquant beaucoup plus de politiques nationales, est donc un modèle qui emprunte à la coordination.

Comment fonctionner avec un modèle de ce type ?

La réflexion en amont, je le répète, me paraît essentielle. J'insisterai sur la socialisation des débats des parlements nationaux dans un cadre européen. Même si chaque parlement national se saisit d'une question et mène un débat riche, la réponse ne sera pas nécessairement satisfaisante, car chacun d'eux aura discuté en fonction de ses responsabilités, des citoyens devant qui il est comptable, et non pas en fonction d'un intérêt collectif européen sous-représenté. Le modèle de coordination pose le problème de savoir à quel moment on prend en compte et de quelle manière l'intérêt collectif européen. La réponse est très simple : quand on est au bord du précipice – ce que Mme Merkel a appelé l'ultima ratio. C'est uniquement lorsque la crise est vitale que l'on peut accepter de prendre certaines décisions. Ce modèle est donc quelque peu dangereux.

Existe-t-il des formes plus élaborées de débat que celles prévues à l'article 13 du TSCG, des modes de débat transparlementaire plus riches que celui auquel j'ai assisté avec Karine Berger à Rome il y a quelque temps ? À partir d'un modèle de coordination dans lequel les parlements nationaux sont nécessairement impliqués – le Parlement européen n'est pas la solution dans un cadre de coordination, mais il peut l'être dans un cadre de délégation – il faut réfléchir à des formes dans lesquelles une instance parlementaire aurait une composition plus précise, un mandat plus précis, une capacité d'expression, d'orientation et de contrôle plus précise.

Nous faisons face à des problèmes très importants, mais l'ampleur des solutions est un peu plus grande que celle habituellement perçue.

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