Il est toujours intéressant, pour ceux qui, comme nous, sont impliqués dans les tribulations de la construction européenne, de s'exprimer devant un tel aréopage. Ce qu'a dit Michel Winock est juste, même si je ne perçois pas forcément les choses dans l'ordre qui est le sien et, plus généralement, celui de l'opinion, tant certaines d'entre elles me semblent surdéterminantes par rapport à d'autres, pour emprunter au jargon sociologique de naguère.
En premier lieu, le tournant eurosceptique date du milieu des années 1990, lorsqu'une nouvelle génération de dirigeants a pris la relève des « euro-fervents » : Felipe Gonzales a été remplacé par José María Aznar, le démocrate-chrétien et le socialiste italiens Andreotti et Craxi par Berlusconi, Kohl par Schröder, lequel, alors adversaire de l'euro, confiait encore récemment que, lors de son arrivée au pouvoir, il n'avait pas effacé en lui toute trace de populisme. En France, Jacques Chirac avait sur l'Europe une position que l'on peut qualifier de pragmatique, et Lionel Jospin, beaucoup moins impliqué dans la construction européenne que Jacques Delors, avait confié à un journaliste que le seul reproche qu'il adressait à François Mitterrand était d'avoir choisi, lorsque il eut à le faire, l'Europe plutôt que le socialisme – il est d'ailleurs significatif que, dans l'esprit de M. Jospin, les deux fussent antagoniques.
La même tendance s'est observée sur la scène politique, avec la crise et la marginalisation des partis démocrates-chrétiens un peu partout en Europe – et même la disparition de l'Union pour la démocratie française (UDF) en France –, la crise de la social-démocratie dans de nombreux pays européens, et l'émergence conjointe de partis tels que Die Linke en Allemagne. L'équation qui en résulte est perverse, les nouveaux leaders assumant l'héritage, notamment la marche vers l'euro, tout en refusant d'aller plus loin ; elle détermine trois crises majeures : une crise institutionnelle survenue avec les référendums de 2005 ; une crise internationale avec l'explosion de l'Union sur l'affaire irakienne ; une crise économique, conséquence au fond très classique de l'absence de droit d'ingérence et de devoir de solidarité entre les membres d'un espace resté seulement monétaire. De fait, une politique économique sans un tel droit d'ingérence, assorti le cas échéant de sanctions – les critères relevant d'une plaisanterie perçue comme telle par les États –, rend inévitables les difficultés que l'on a vues.
Conjointement à ces phénomènes, on assiste à l'émergence de partis populistes, à la droitisation du néolibéralisme – du modèle Giscard vers un modèle Thatcher – et à la conclusion d'accords politiques entre partis de droite et partis populistes, par exemple aux Pays-Bas, en Autriche et au Danemark. Nous sommes ainsi dans une situation d'anomie, associant contradictoirement intégration monétaire et résistance identitaire. Cela fut d'ailleurs aggravé par la transition entre les années 1990 et les années 2000. Les premières furent des années d'illusion : l'Europe serait devenue inutile – dixit Gordon Brown –, les droits de l'homme auraient triomphé, consacrant la fin de l'Histoire, l'hyperpuissance américaine aurait aboli la politique étrangère et la mondialisation, heureuse, rendu inutile toute politique économique ; lorsqu'elle est toutefois ressentie comme malheureuse, on veut s'en prémunir, l'Europe apparaissant alors comme un espace d'interpellation ricardienne à des sociétés désireuses de rester keynésiennes.
L'euroscepticisme n'est donc pas apparu récemment ; il résulte de la fin de la Guerre froide. Le 11 Septembre marque en effet le retour de l'Histoire : nos sociétés ont découvert qu'elles étaient confrontées à l'islamisme intégriste et violent ou à la dichotomie chinoise entre capitalisme et démocratie ; de sorte que les valeurs que nous tenions pour universelles nous apparaissent plutôt comme le capital précieux de ce « petit cap du continent asiatique » évoqué par Valéry, ce qui implique que nous nous entendions. L'Europe cesse d'être inutile cependant que l'hyperpuissance américaine s'effondre ; elle fait face à trois théâtres de crise, en Afrique sahélienne, au Moyen-Orient et en Russie, sans y être préparée car elle a relâché ses efforts en matière de défense. Depuis l'admirable discours du président Mitterrand en 1983, le contexte a profondément changé ; il impose que nous affrontions les menaces solidairement.
Sur le plan économique, la mondialisation n'étant pas heureuse mais asymétrique, nous devons défendre collectivement nos intérêts, tout en assortissant notre politique monétaire d'une politique économique. L'an 2000 a marqué l'apogée de la schizophrénie entre, d'une part, le repli identitaire, le retour au culturel et à l'originaire contre l'idéologie, et, de l'autre, les défis que nous devons assumer solidairement ; d'une certaine façon, la manifestation de dimanche se voulait une réponse à cette dichotomie.
C'est à mon sens une erreur de présenter la crise politique comme une crise institutionnelle. Sans doute y a-t-il beaucoup à faire en matière institutionnelle – je suis pour ma part favorable au système proportionnel et à une plus grande souplesse, par exemple –, mais c'est considérer la crise par le petit bout de la lorgnette que de la résumer à ce seul aspect, y compris lorsque l'on prend le personnel politique comme bouc émissaire. En réalité, le problème est celui de l'insertion de la France dans une communauté de plus en plus mondialisée, partant de l'adaptation de l'État national aux enjeux mondiaux. De ce point de vue, la position du Front national est pour le moins paradoxale, qui plaide pour des frontières d'autant plus fermées que les enjeux les dépassent. Bref, la vraie question est celle d'une gouvernance européenne voire mondiale et, à l'intérieur de nos frontières, d'une nouvelle articulation entre l'État et la société, notre modèle d'intégration et de protection sociale souffrant de graves défauts. Incriminer les élus est une facilité : les élus ont tous les défauts que l'on veut, mais, que l'on me passe ce truisme, ce sont les électeurs qui les désignent. Il faudrait que notre pays cesse de considérer que l'objectif est d'empêcher ceux qu'il a choisis de faire leur travail.
Quoi qu'il en soit je récuse l'idée d'un déficit démocratique de l'Europe. Le système institutionnel avait atteint, à Maastricht, un équilibre qui fut malheureusement compromis à Nice, notamment avec l'attribution d'un poste de commissaire par État membre, aux dépens de la représentativité réelle, et la séparation – heureusement remise en cause à Lisbonne – entre deux chefs de l'exécutif, l'un en charge de la politique extérieure, l'autre à la tête de la Commission. Pour le reste, le système fonctionne, et il est représentatif ; au demeurant, que signifierait la démocratie directe pour une communauté de 500 millions d'habitants ? Nous devons nous réhabituer à faire confiance à nos représentants.
Aussi bien faut-il également relativiser, de mon point de vue, la crise de confiance dans les institutions. Dire que tout vient de l'Europe est un non-sens au vu du faible niveau de compétences dont dispose l'Union. Pour 80 % d'entre eux, les grands champs de la politique restent du domaine national, qu'il s'agisse de la politique étrangère et militaire, de l'économie, de la fiscalité, de l'éducation, de la protection sociale, du droit du travail, de la sécurité ou des collectivités territoriales. L'abstention se nourrit pourtant du sentiment que l'Europe se mêle de tout, sans qu'on sache très bien comment.
D'autre part, les élections présidentielle et législatives, en France, déterminent l'avenir du pays pour les cinq années qui suivent ; il en va tout autrement des élections européennes, dès lors que le Parlement de Strasbourg exerce un pouvoir au sein d'un système qui, fondé sur l'équilibre d'institutions dont chacune est démocratique, doit beaucoup plus à Montesquieu qu'à Rousseau. Le Conseil européen est composé, rappelons-le, de personnalités élues, directement ou indirectement, au suffrage universel et le Conseil de l'Union européenne, de membres de gouvernements responsables devant leurs parlements nationaux, eux-mêmes élus au suffrage universel.
Enfin, les électeurs doivent savoir qu'ils participent, au niveau européen, à une démocratie de négociation et de dosage, non à la démocratie de confrontation et d'exclusion qui caractérise notre système majoritaire. On ne peut à la fois célébrer ce que l'on célèbre depuis le 11 janvier et faire reproche à la gauche, au centre et à la droite modérée de négocier des solutions de compromis fidèles aux assises de la société.
La dualité des projets recouvre, c'est sans doute là le vrai problème, une dualité institutionnelle. En réalité, deux Europe coexistent. La première est l'Europe du marché commun, laquelle évolue vers une communauté politique – que certains voudraient fédérale – ou, en tout cas, vers la mise en commun de politiques qui dépassent le seul domaine monétaire, la crise de l'euro ayant montré la nécessité d'une politique active, solidaire et harmonisée au sein de la zone. L'autre Europe est celle de l'Association européenne de libre-échange, l'AELE, dont la capitale est Londres. La coexistence de ces deux Europe est intellectuellement possible, et elle serait même utile. La sortie du Royaume-Uni de l'Union serait une très mauvaise nouvelle – notamment au vu de nos responsabilités extérieures –, mais il est tout à fait possible de combiner une Europe élargie, communauté juridique de libre circulation et d'échange, avec une autre plus politique et plus volontaire au sein de la zone euro ; cette solution se heurte toutefois à des difficultés considérables, car les institutions que l'Europe restreinte voudrait approfondir sont l'apanage de l'Europe élargie. Il faudrait également doter la zone euro d'institutions renforcées, sans doute d'un responsable gouvernemental unique pleinement dédié à cette tâche et d'une assemblée parlementaire que, pour ma part, j'imagine composée de représentants des commissions des finances des parlements nationaux et des deux commissions compétentes du Parlement européen. Or les Britanniques, les souverainistes et les exécutifs nationaux ne veulent pas de cette solution, non plus d'ailleurs que les responsables des institutions européennes, réticents à l'idée que celles-ci abritent en leur sein des organes à caractère fédéral. Aussi les dernières élections n'ont-elles pas permis de poser la vraie question, à savoir comment donner un prolongement institutionnel et politique à ce saut qualitatif que fut l'Union économique et monétaire. Nous sommes donc dans un entre-deux un peu étrange : alors que, empiriquement, deux tabous ont été levés – l'ingérence réciproque et la solidarité entre les membres –, la question de savoir comment donner à la politique économique et monétaire des assises gouvernementales et démocratiques plus fermes demeure sans réponse.