Intervention de Jean Quatremer

Réunion du 16 janvier 2015 à 9h00
Groupe de travail sur l'avenir des institutions

Jean Quatremer :

Une audition comme celle-ci est un exercice inédit pour moi : j'ai l'impression de repasser mon bac… (Sourires.)

Mon professeur de droit européen à la Sorbonne, dans les années 1980, avait introduit son premier cours avec les mêmes mots que Michel Winock : « L'Europe est en panne »… Il faut en finir avec cette idée reçue, que démentent les progrès considérables réalisés depuis cette époque, en particulier, depuis trois ans, au milieu d'une tempête, en matière d'intégration communautaire. L'union bancaire représente le plus important transfert de souveraineté depuis le traité de Maastricht en 1992, notamment pour un pays comme la France où les conflits d'intérêts entre les milieux bancaire et politique sont majeurs. Jean-Claude Trichet, alors négociateur du traité de Maastricht, avait formellement exclu, rappelons-le, tout transfert du contrôle prudentiel des banques vers la Banque centrale européenne (BCE). La marche vers l'intégration se fait donc à pas rapides, et nos concitoyens le savent bien, qui ont conscience qu'une grande partie des politiques qui les concernent directement se jouent au niveau communautaire. Jean-Louis Bourlanges a statistiquement raison, mais les lois françaises influencées par Bruxelles, et même les politiques, sont de plus en plus fondamentales, qu'il s'agisse du droit du travail, des retraites ou des salaires. Quel changement par rapport aux années 1980 !

Le « déficit démocratique », dont on parle également depuis trente ans, est une autre « tarte à la crème ». Le déficit démocratique existe, c'est vrai, mais il n'est que français. Paris, faut-il le rappeler, n'est pas le centre du monde : à Berlin, à Rome, à Madrid ou à Lisbonne, ce prétendu déficit est absent des débats. En d'autres termes, c'est la France qui fait face à une grave crise démocratique, laquelle tient à ce que les citoyens ne se sentent plus représentés par les institutions. Il faut donc plutôt dire que le fonctionnement des institutions communautaires aggrave le déficit démocratique français. De ce point de vue, le fait le plus emblématique, M. Bertoncini a raison, est que le Président de la République ne rende compte à personne des réunions du Conseil européen. Avant le traité de Lisbonne, il était accompagné par son ministre des affaires européennes, lequel rendait compte au Parlement ; depuis, il siège seul. En Allemagne, Mme Merkel discute des réunions du Conseil européen, avant et après sa tenue, avec la commission parlementaire compétente et de plein exercice, et cette consultation est assortie d'un vote. Cette procédure, qui change évidemment tout, explique que le sentiment de déficit démocratique soit inexistant de l'autre côté du Rhin. Le système institutionnel français, lui, concentre les pouvoirs dans les mains de l'exécutif, et plus particulièrement à l'Élysée ; si bien qu'il donne aux Français une impression légitime de dépossession sur des questions qui, dans n'importe quel pays démocratique, relèvent de la souveraineté nationale. Le Président de la République, assisté de son conseiller pour les affaires européennes, décide seul de notre politique européenne pendant les cinq années de son mandat. En tant que journaliste spécialisé, mon interlocuteur exclusif est donc le conseiller pour les affaires européennes de l'Élysée, jamais les ministères concernés. À Berlin, sur les questions financières, je m'adresse à M. Schäuble et à ses conseillers ! Il ne me viendrait jamais à l'esprit d'interroger, en cette matière, le cabinet de Mme Merkel…

Permettez-moi une anecdote, qui me fera d'ailleurs briser un off. Lors de la négociation du traité d'union budgétaire, voulu par l'Allemagne, je fus reçu, avec six confrères, par le président Sarkozy. Compte tenu de l'opposition des Tchèques et des Britanniques, nous disait-il, il ne pouvait être question d'une conférence intergouvernementale qui eût impliqué le Parlement européen ; d'où le principe d'une négociation directe entre les États, dont je soulignai alors le caractère peu démocratique, surtout au vu du traité de Lisbonne : ne pourrait-on, observai-je, impliquer le Parlement européen, voire les parlements nationaux ? Un gros mot prononcé dans une réunion de famille n'eût pas suscité plus d'étonnement. « Mais, monsieur Quatremer », me répondit Nicolas Sarkozy, « la démocratie, c'est moi ! » Et d'ajouter que, si les Français étaient mécontents de sa politique européenne, ils ne le rééliraient pas en 2012 – pour le coup, c'était bien vu… Bref, la chose ne posait aucun problème à ses yeux, non plus qu'elle n'en pose, semble-t-il, à François Hollande : en matière de politique européenne, le Président de la République française est un monarque absolu. Si la France est le pays le plus intergouvernemental du monde, c'est précisément parce que cela renforce la concentration des pouvoirs dans les mains d'un seul homme et de son conseiller aux affaires européennes.

Cela dit, on constate un affaiblissement du pouvoir exécutif au sein de l'Union, et cela déplaît aux Français car, même si la France pèse davantage au sein du Conseil européen que Malte ou le Luxembourg, le Président de la République doit s'employer à convaincre ses homologues allemand, italien, espagnol ou britannique, sur des questions de plus en plus essentielles. Auparavant, les Français voyaient leur Président décider seul, par exemple sur les retraites ; aujourd'hui, il lui faut d'abord en discuter avec ses pairs européens. Pendant la campagne pour les présidentielles, François Hollande s'est ainsi engagé sur des promesses dont il savait fort bien qu'elles ne pourraient être tenues sans l'assentiment de ces derniers. Manuel Valls a justement rappelé, par exemple, qu'en matière de sécurité intérieure la plupart des mesures proposées doivent d'abord être discutées à Bruxelles.

Les Français sont habitués à ce système centralisé, même s'ils se montrent critiques à son égard ; et, puisque le Parlement est absent sur les questions européennes, ils ne savent pas où se prennent les décisions. Pour eux, le sentiment de dépossession est donc double : il provient à la fois des pouvoirs transférés à l'Europe et de l'affaiblissement, au regard de son fonctionnement même, d'un pouvoir exécutif en lequel repose toute légitimité démocratique.

Se pose enfin, cela a été dit, un problème spécifiquement européen. Les citoyens français perçoivent leurs institutions, à commencer par l'Assemblée nationale, comme des instances où l'on fait de la politique sans en avoir réellement les moyens ; à Bruxelles, en revanche, on décide de politiques sans faire à proprement parler de politique. Ce distinguo, fait par l'universitaire américaine Vivien Schmidt, auteure d'un ouvrage sur la démocratie en Europe, permet de soulever une vraie question : comment remettre la politique au coeur du système européen, et redonner les moyens de conduire des politiques en France ? La réponse, dans le second cas, passe par une réforme des institutions françaises et, dans le premier, par une association plus étroite des citoyens. Le système des Spitzenkandidaten, par exemple, permet aux citoyens de peser sur la désignation du président de la Commission européenne. Or, journaliste exilé de longue date à Bruxelles, je puis témoigner que la Commission, depuis la nomination de Jean-Claude Juncker, se remet à faire de la politique. Le jour succède à la nuit, selon le mot de Jack Lang en 1981… (Sourires.) Les commissaires ont le sentiment de tenir leur légitimité du Parlement européen, et cela change profondément le sens de leur mission. La BCE elle-même s'exprime sur les manifestations dans les rues ou sur les attentats : il n'est qu'à comparer ces discours avec ceux, technocratiques, de Jean-Claude Trichet il y a quatre ou cinq ans pour mesurer la différence. Bref, les institutions européennes font désormais de la politique.

L'Europe n'est pas, pour paraphraser Robert Schuman, une construction d'ensemble, mais une machine qui s'élabore progressivement. En dépit de préjugés contraires, elle fonctionne, malgré toutes les difficultés. Deux pays, en réalité, vivent douloureusement cette construction étrangère à la centralisation cartésienne : la France et, pour d'autres raisons, le Royaume-Uni. Pour conclure d'un mot, le problème de l'Europe aujourd'hui, c'est la France.

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