Intervention de Jean-Louis Bourlanges

Réunion du 16 janvier 2015 à 9h00
Groupe de travail sur l'avenir des institutions

Jean-Louis Bourlanges :

Permettez-moi, monsieur le président, de vous dire ma frustration de ne pouvoir répondre comme elles le méritent aux interventions des membres de la commission, toutes fort intéressantes. D'autant que, sur les sujets européens en particulier, il est nécessaire de pousser les raisonnements jusqu'à leur terme. Car il s'agit d'une démocratie à part, une démocratie sans peuple, associant des peuples européens, et impliquant des mécanismes extrêmement complexes et originaux, très différents de ceux que nous connaissons à l'échelon national – ce qui explique en partie l'incompréhension entre les deux niveaux.

Jean Quatremer ne partage pas mon point de vue sur les compétences. J'estime quant à moi que si les contraintes qui pèsent sur les compétences nationales sont fortes, elles résultent en grande partie de la conjoncture économique, de la mondialisation, des marchés et de la jungle monétaire qui ne date pas d'hier, ni de l'existence de l'euro.

En ce qui concerne la chronologie, toutefois, il est un point que votre commission doit avoir à l'esprit, et à propos duquel je suis tout à fait d'accord avec Jean Quatremer. J'ai décrit un état de schizophrénie caractérisé par une marche vers l'union monétaire dont ni les dirigeants, ni les parlements, ni l'opinion ne voulaient, qu'ils soient europhobes ou eurosceptiques – n'oublions pas que, même si la distinction a du sens, l'euroscepticisme est d'abord un understatement, une invention hypocrite des Britanniques pour qualifier l'europhobie. Mais quelque chose s'est passé ces dernières années, dont l'Assemblée nationale a eu à connaître très directement, et dans des conditions assez mouvementées, lors de la ratification du Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance (TSCG). Nous avons dû gérer les banquiers centraux, les chefs d'État et de gouvernement – M. Sarkozy, Mme Merkel et les autres – dans le pragmatisme, l'improvisation, l'empirisme, au gré d'un processus tantôt brutal, tantôt bloqué : nous, Européens, avons eu à sauver l'euro, et nous l'avons sauvé – peut-être pas pour toujours –, en levant les tabous que j'ai évoqués. Voilà ce que matérialise le Traité.

Nous avons donc résolu empiriquement le problème. Mais la crise de l'euro – plutôt que l'euro lui-même – a ainsi induit des compétences économiques et budgétaires renforcées, ce qui est une grande nouveauté. Nous qui nous plaignons depuis trente ou quarante ans de l'excès de pouvoir de l'Europe devons donc relever maintenant un grand défi : la gestion démocratique de ces nouvelles responsabilités économiques et budgétaires. Ce qui n'est pas sans poser certaines difficultés, dont témoigne par exemple l'intervention de la Commission avant-hier. Le problème démocratique est un problème européen ; je n'entrerai pas dans la controverse sur l'échelon auquel il se pose le plus, car si la démocratie française est fragile, la démocratie européenne est imparfaite. Quoi qu'il en soit, les réponses institutionnelles à ce besoin de démocratie ne prendront sans doute pas, vu l'attitude des Britanniques, la forme d'un traité à vingt-huit, mais plutôt celle d'un accord intergouvernemental.

En ce qui concerne la Commission, c'est lorsque l'on a donné au Parlement européen le pouvoir non seulement d'en investir le président, mais aussi de donner un avis sur sa nomination, que tout a basculé. L'évolution s'est manifestée lors de la désignation de M. Santer, en 1994 : l'avis du Parlement européen n'était alors que consultatif, mais le candidat a été obligé d'en faire dépendre le maintien de sa candidature, ce qui a conduit les autorités institutionnelles à inclure l'approbation pleine et entière du Parlement dans le traité d'Amsterdam.

Aux termes du traité de Lisbonne, c'est « en tenant compte des élections au Parlement européen » que l'on choisit le candidat à la présidence, ce qui va de soi dès lors qu'un vote d'investiture est prévu. J'avais personnellement voté contre M. Barroso en 2004 et mené, à la tête de la commission des libertés du Parlement, une procédure qui a en particulier entraîné l'élimination de M. Buttiglione, dont nous estimions qu'il ne défendait pas correctement les libertés fondamentales, parmi lesquelles le droit à l'orientation sexuelle. Il faut dire que M. Barroso avait jugé bon de confier le portefeuille des libertés publiques, de la justice et de l'immigration au candidat de Berlusconi : c'était un peu fort de café ! C'est alors que nous avons instauré la procédure qui a été appliquée – pas très bien, d'ailleurs – lors de l'investiture de la Commission.

En d'autres termes, monsieur Winock, la procédure, certes formalisée dans le traité de Lisbonne, était appelée dans les faits par l'existence d'une investiture parlementaire du président de la Commission, puis de la Commission elle-même. Il est d'ailleurs remarquable que nous ayons quasiment exercé en 1999 le droit de censure dont nous disposions dès le traité de Paris de 1951, en conduisant à la démission la Commission Santer, qui avait d'ailleurs été mal investie. M. Santer nous a devancés à la manière d'Aristide Briand, qui courait remettre la démission de son gouvernement au Président de la République dès qu'il se sentait menacé à la Chambre.

Le vrai défaut de la Commission est démographique. Un commissaire par État membre – regrettable invention du traité de Nice –, c'est une absurdité, qui entraîne des blocages et des dissymétries incroyables : les commissaires issus des États représentant 73 % de la population sont moins nombreux que ceux dont les pays d'origine n'en concentrent que 3 % ! La rotation automatique entre États, que l'on a envisagé d'instituer dans le Traité constitutionnel ou dans le traité de Lisbonne pour remédier au problème, aurait été encore pire : une fois sur trois, il n'y aurait eu aucun commissaire allemand, aucun Français ou aucun Anglais. Mieux vaut aller vers une présidentialisation accrue et développer le rôle des vice-présidents, comme le fait très bien M. Juncker actuellement.

M. Juncker est un bon choix eu égard à sa capacité politique : c'est un homme politique à part entière, qui, à ce titre, sait réagir aux problèmes les plus particuliers et bien diriger sa Commission. Je vois moi aussi une contradiction dans les reproches qui lui ont été adressés : il est logique que la Commission soit neutre si, comme le concevait Jean Monnet, elle n'est composée que d'experts indépendants ; mais, dès lors que les commissaires sont des hommes politiques comme les autres, qu'ils sont élus par une assemblée politique et responsables devant elle, on ne peut pas leur reprocher de marquer leur préférence dans tel ou tel débat national. Je suis personnellement partisan d'une certaine réserve, mais je comprends que M. Juncker, comme d'autres, se sente concerné par ce qui va se passer en Grèce. Son attitude est-elle opportune alors qu'il risque de se trouver face à SYRIZA ? Il ne faut en tout cas rien commettre d'irrémédiable. Mais il est logique de défendre sa famille politique et ses idées d'abord, et ensuite de négocier comme le disait Benoît Coeuré, de discuter, de faire des compromis. Car on peut ne pas aimer la démocratie de compromis et de négociation, mais dans ce cas il ne faut pas être européen !

En réalité, ce qui nous gêne, c'est que nous ne sommes pas clairs s'agissant du projet européen. Au-delà de la politique économique, voulons-nous une communauté politique bâtie pour l'action ou une communauté d'échanges sans frontières ni ambition commune ? Ce second modèle – qui n'est pas peu de chose : Michel Rocard a dit à ce sujet des choses tout à fait remarquables – consiste à organiser juridiquement des échanges entre sociétés démocratiques, à créer une mini-Société des nations qui aurait vocation à s'étendre indéfiniment. Ces deux projets coexistent dans l'esprit des Européens comme au sein de l'Union européenne, entre l'Europe à vingt-huit et la zone euro ; il faut cesser de penser qu'ils ne s'y parasitent pas, clarifier la situation et s'efforcer d'articuler – car c'est possible – cette Europe volontaire, liée à la zone euro et à l'engagement politique de ses membres, et cette Europe de la libre circulation garantie par un système juridique approprié.

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