Intervention de Danielle Auroi

Séance en hémicycle du 29 janvier 2015 à 15h00
Sociétés mères et entreprises donneuses d'ordre — Présentation

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaDanielle Auroi, rapporteure de la commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la République :

Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, monsieur le président de la commission des lois, chers collègues, je monte aujourd’hui à la tribune de l’Assemblée nationale pour vous demander d’apporter votre soutien à un texte d’une grande importance pour la promotion des valeurs qui sont les nôtres, pour le respect des droits fondamentaux et pour l’égalité. Je suis fière de vous présenter une proposition de loi fondée sur les valeurs humanistes qui sont celles de la France, et sur les valeurs sociales et environnementales qui unissent la majorité – j’en veux pour preuve le travail accompli avec mes collègues socialistes Philippe Noguès et Dominique Potier depuis plus de deux ans. Je salue aussi les membres des autres groupes politiques de gauche qui ont témoigné de leur engagement pour ces valeurs en déposant des textes identiques.

Cette proposition de loi est donc le résultat d’un travail de concertation mené depuis vingt-quatre mois avec l’ensemble des organisations non gouvernementales, avec les syndicats – y compris les syndicats de cadres –, avec certaines grandes entreprises qui font honneur au patronat français, avec des juristes particulièrement renommés et avec la plateforme de la responsabilité sociale des entreprises. Je veux toutes et tous les remercier ici pour avoir permis qu’arrive ce moment.

Nous avons rarement l’occasion de voter un texte qui fait progresser les droits humains de façon aussi évidente. S’il est adopté, ce que je souhaite, il s’inscrira parmi les conquêtes sociales et écologiques du XXIe siècle.

En effet, il y a urgence à agir contre les formes modernes d’esclavage qui sont organisées sous nos yeux dans le contexte de la mondialisation, et dissimulées par des relations de sous-traitance et de filiales.

J’illustrerai mon propos par deux exemples. Pouvons-nous accepter qu’un nouveau Rana Plaza s’effondre dans un faubourg de Dacca – il y eut plus de 1 200 morts, je vous le rappelle – dans le silence des marques occidentales qui, par la pression qu’elles exercent sur les coûts et sur les délais de production, partagent la responsabilité de ce drame qui n’est hélas pas exceptionnel ? Les consommateurs veulent-ils porter des tee-shirts couverts du sang de celles qui les ont fabriqués ? Ils ont le droit de le savoir !

De même, pouvons-nous accepter que les supporters de football aillent célébrer le ballon rond au Qatar en s’asseyant sur les cadavres d’ouvriers népalais contraints de travailler plus de douze heures sous le soleil, privés de leurs papiers, exploités, maltraités comme des bêtes de somme ? Pouvons-nous accepter que ces nouveaux damnés de la Terre n’aient aucune perspective de justice ? La loi française doit demander des comptes aux négriers des temps modernes !

Par cette proposition de loi, je vous propose donc que le principe d’autonomie juridique des personnes morales ne dégage plus les multinationales de toute responsabilité dans les agissements de leurs filiales et de leurs sous-traitants.

Certes, on ne peut être tenu responsable que de ses actes, et non pas de ceux des autres. Pourtant, il s’agit bien là de percer le voile de la responsabilité et de remonter la chaîne de valeur, depuis l’exécution jusqu’à la décision. Faut-il rappeler que faire en toute conscience du business avec des partenaires corrompus, c’est déjà faire un choix irresponsable ?

Pour la plupart, les entreprises se sont engagées : elles ont adopté des guides de bonnes pratiques en interne. Elles jurent qu’elles ont les mains propres, mais n’ont-elles jamais topé avec des partenaires moins regardants, pour aller plus vite et pour fabriquer moins cher ?

L’évolution du monde montre que l’entreprise joue un rôle de plus en plus important, y compris dans le développement des pays pauvres. Elle doit aussi être l’ambassadrice de nos principes républicains : liberté, égalité, fraternité. Or, c’est bien notre rôle, le rôle du politique, de veiller à l’intérêt général.

De nombreux textes internationaux issus par exemple de l’Organisation internationale du travail, de l’Organisation des Nations unies, de l’Organisation pour la coopération et le développement économique ou encore de l’Organisation internationale de normalisation – je pense en particulier à la norme ISO 26000 – promeuvent le respect des droits dans la relation avec les cocontractants. Ces documents n’ont cependant pas de valeur juridique : ils ne constituent que des incitations à agir. Les bons élèves les traduisent en actes, mais qui corrige la copie ?

Il est désormais nécessaire d’avancer et de concrétiser les engagements pris. Permettez-moi de rappeler des déclarations prononcées par les deux derniers Présidents de la République. En 2007, Nicolas Sarkozy a dit ceci : « Il n’est pas admissible qu’une maison mère ne soit pas tenue pour responsable des atteintes portées à l’environnement par ses filiales. Il n’est pas acceptable que le principe de la responsabilité limitée devienne un prétexte à une irresponsabilité illimitée. Quand on contrôle une filiale, on doit se sentir responsable des catastrophes écologiques qu’elle peut causer ». Et en 2012, François Hollande a dit cela : « Je souhaite que soient traduits dans la loi les principes de responsabilité des maisons mères vis-à-vis des agissements de leurs filiales à l’étranger lorsqu’ils provoquent des dommages environnementaux et sanitaires ». J’espère, mes chers collègues, que, sur tous les bancs, vous en avez la même conscience !

La France, pays des droits de l’homme, a le devoir d’être exemplaire. Rappelons-nous les initiatives françaises sur le reporting extra-financier et la loi Savary du 10 juillet 2014 sur les travailleurs détachés : elles ont été reprises au niveau européen et ont fait avancer l’ensemble de l’Union.

Nous ne sommes pas seuls à mener ce combat. J’invite ceux qui pensent que nous allons trop loin à s’informer dans mon rapport sur le mécanisme implacable de lutte contre la corruption par les filiales dont se sont dotés les Britanniques – nos amis pourtant supposés plus libéraux que nous.

Cette proposition de loi est d’abord un texte de prévention qui vise à éviter les excès. Son dispositif simple assigne à l’entreprise un devoir de vigilance. Il n’instaure pas d’obligation de résultats, contrairement à ce que certains veulent faire croire. En revanche, il lui impose une obligation de moyens pour la dédouaner de sa responsabilité en cas de dommage survenu du fait de ses sous-traitants ou de ses filiales.

Des garde-fous sont naturellement prévus. Seuls seront concernés les dommages graves à l’environnement, à la santé et aux droits fondamentaux. La société mère pourra prouver sa bonne foi en montrant qu’elle a pris les précautions nécessaires – c’est le fameux principe de la « diligence raisonnable ». Je le dis et je le répète : ce texte ne comporte aucune précaution irréfragable. Il est toujours possible de prouver sa bonne foi, et la démonstration du lien de causalité reste à la charge de la victime.

Ainsi, ce texte vient soutenir les entreprises vertueuses en restaurant l’égalité de la compétition économique, et sanctionner les entreprises compromises en les mettant face à leurs actes. C’est une bonne définition de la justice, et c’est aussi une façon d’éviter à nos entreprises les risques qui pourraient peser sur leur réputation.

Pour conclure, je dois avouer que les débats en commission m’ont désagréablement surprise. J’ai parlé de gens qui meurent ; on m’a répondu par le CAC 40. J’ai parlé d’enfants dans les mines ; on a tourné la tête en parlant de profit. J’ai parlé de sols empoisonnés ; on m’a répondu par le droit à la pollution chez les autres. C’est très décevant !

Pouvons-nous, au nom de la rentabilité, accepter que la justice ne soit pas la même pour tous ? Ce n’est pas ma conception de la solidarité mondiale. Sommes-nous comme les trois singes chinois qui ne veulent ni voir, ni entendre, ni dire ?

Cette proposition de loi vient de recueillir le soutien de 250 organisations non gouvernementales européennes, et près de 80 % des Français ont témoigné dans un sondage paru mardi dernier de leur volonté d’éviter de nouvelles catastrophes. En quelques jours, 120 000 personnes ont manifesté leur soutien à ce texte, dont je répète qu’il a été déposé par les quatre groupes de gauche.

Allons-nous, nous les responsables politiques, être en retard sur la société civile ? Chers collègues, nos concitoyens nous regardent ! On me dit que tout le monde est d’accord sur les principes, mais qu’il est trop tôt, qu’il faut encore réfléchir. Moi, je dis que nous devons agir maintenant et rester fermes quant à nos engagements. Si nous voulons vraiment prévenir des drames, nous devons recourir à des mécanismes rigoureux de vigilance et de responsabilité.

C’est la raison pour laquelle une simple extension du reporting extra-financier ne peut nous satisfaire, car si elle accroît la transparence, elle ne donne pas réellement les moyens de réagir. Il ne s’agit pas seulement d’inclure un plan de vigilance ; encore faut-il le mettre en oeuvre !

En outre, le droit doit s’adapter à la réalité de la mondialisation. Nous ne pouvons plus ignorer la responsabilité conjointe du donneur d’ordre lorsqu’une catastrophe survient chez des partenaires avec qui il entretient des relations commerciales établies.

L’universalité du droit, voilà bien le fondement de nos valeurs. Pour le dire autrement, il n’est rien qu’on puisse cautionner chez les autres dès lors qu’on l’interdit chez soi. Nous ne pouvons plus fermer les yeux, parce que des décisions prises ici ont des conséquences tragiques là-bas. Il s’agit, je le répète, d’un principe d’égalité et de fraternité. Il est inscrit dans nos statuts, tant dans le droit national que dans le droit européen et international. Il faut le faire vivre. La France s’honorerait de montrer la voie.

Pour ces raisons, j’espère, mes chers collègues, que nous voterons ensemble cette proposition de loi.

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