Intervention de Jean-Marie Tetart

Séance en hémicycle du 29 janvier 2015 à 15h00
Sociétés mères et entreprises donneuses d'ordre — Discussion générale

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaJean-Marie Tetart :

C’est en tout cas ce que j’en ai compris. Le débat qui va suivre devrait permettre de lever cette mauvaise lecture si celle-ci était avérée.

Cette menace d’une responsabilité quasi irréfragable étant illimitée quant à son champ d’application, elle est porteuse d’une insécurité juridique : il est toujours très difficile de prouver qu’on a bien employé tous les moyens possibles pour éviter d’engager sa responsabilité sur le terrain. Or une telle insécurité juridique est incompatible avec le droit français de la responsabilité civile, qui repose sur l’existence d’une faute prouvée, d’un dommage et d’un lien de causalité entre les deux.

Ce texte ne donne en outre aucune précision sur la nature des moyens et pouvoirs qui seraient pris en compte pour permettre à l’entreprise de s’exonérer de sa responsabilité. La présomption de responsabilité sera très difficile à renverser, car il sera toujours possible a posteriori de démontrer que la société mère avait les moyens et les pouvoirs d’empêcher la réalisation du dommage.

Vous le savez, monsieur le secrétaire d’État, madame la rapporteure, même avec de meilleurs systèmes de veille, on ne peut pas tout contrôler. On risque de formaliser à outrance les process des entreprises et de perdre en innovation et en réactivité. Si donc la préoccupation qui guide cette proposition de loi est légitime, il faut cependant s’assurer qu’il ne s’agit pas d’imposer une contrainte supplémentaire à nos entreprises.

La portée extraterritoriale est également contraire aux principes du droit européen, car le règlement Rome II en matière de loi applicable aux obligations non contractuelles désigne par principe la loi du pays où le dommage survient. Certes, on constate au travers de l’exposé qui a été fait tout à l’heure une certaine évolution, puisque des sociétés sont à présent assignées dans différents pays, notamment du fait de la sous-traitance en cascade. Il convient néanmoins de se référer aux textes européens.

L’exposé des motifs contient aussi une référence à l’arrêt rendu à la suite du procès de l’Erika, mais il convient de préciser que selon celui-ci, Total n’a été reconnu responsable que de ses seuls agissements et sur le seul territoire français, lieu où le dommage environnemental est survenu.

Je souhaite également m’arrêter sur les dangers d’un tel texte pour l’attractivité de notre territoire et la compétitivité de nos entreprises. Si des comportements socialement responsables peuvent se révéler être, comme cela a été souligné tout à l’heure, des investissements réellement bénéfiques, notamment pour l’image de la société et pour les actionnaires, ils peuvent également fragiliser la compétitivité des entreprises tant que tous les pays, et je pense en particulier aux pays émergents, n’appliqueront pas les mêmes règles. Une société peut en effet être implantée dans un pays où les entreprises locales ne seront pas soumises à de telles obligations. Sur ce point, l’étude d’impact doit être menée jusqu’au bout.

Parallèlement, les grands groupes dont le siège est situé en France pourraient, s’ils sont soumis à un tel régime, se retirer des zones à risque social, sanitaire ou environnemental à titre de précaution. Souvent, les pays dans lesquels sont installées ces entreprises ne disposent pas d’un cadre réglementaire ou législatif qui exige l’application de la responsabilité sociale et environnementale ou, si ce cadre existe, il n’est en pas du tout tenu compte. Si nous décidions d’y imposer de telles normes, nous serions alors en complet décalage par rapport au droit et aux pratiques de ces pays et de leurs sociétés. Il faut donc aussi vérifier ce point-là.

En outre, une application trop brutale, trop exigeante de cette proposition de loi, si celle-ci était votée, ajouterait une contrainte pour nos entreprises, dans une période déjà difficile. Avec le compte pénibilité, la durée minimale hebdomadaire de vingt-quatre heures pour les contrats à temps partiel, l’obligation d’information des salariés en cas de cession d’entreprise, et toutes les obligations qui ont été ajoutées, et sur l’utilité desquelles je ne veux pas relancer le débat, ce texte constitue une nouvelle forme de complexification et une nouvelle source d’insécurité juridique.

Monsieur le secrétaire d’État, montrer du doigt l’ensemble des entreprises sans discernement n’est pas la solution, alors que nous constatons, les uns et les autres l’ont souligné, que les entreprises sont de plus en plus nombreuses à s’impliquer volontairement dans des démarches de RSE pour l’ensemble des facteurs que nous avons indiqués. Cet élan doit être soutenu.

Ce volontarisme est le fait non seulement des entreprises multinationales, mais également des PME qui, quelquefois, agissent à l’étranger, et sont de plus en plus nombreuses à considérer la dimension de la RSE comme un élément stratégique de leur développement. La législation française, à l’avant-garde des obligations de reporting en matière de RSE, est sans doute l’une des plus ambitieuses au monde en termes d’exigence, de publication et de vérification des informations non financières.

De même, je veux insister sur l’exemplarité du Point de contact national français pour la mise en oeuvre des principes directeurs de l’OCDE, au sein duquel siègent des partenaires sociaux, aux côtés des représentants des administrations, et ce, en toute indépendance.

Aussi, dans le contexte international que j’ai décrit, notamment dans les pays en voie de développement ou dans les pays émergents, au lieu d’imposer précipitamment de telles contraintes à nos entreprises sans avoir au préalable réalisé les études d’impact nécessaires pour déterminer le niveau de contrainte et le délai d’application adéquats, nous devrions peut-être d’abord les encourager à poursuivre ces efforts de prise en compte de la RSE.

Un accompagnement constructif doit être mis en place par les pouvoirs publics pour aider les entreprises à respecter leurs engagements sociaux, environnementaux et sociétaux sur la scène internationale et face à des concurrents souvent peu soucieux de ces questions. S’il faut donner l’exemple, il faut néanmoins bien peser les choses.

Vous m’objecterez que l’objectif de votre texte est de faire évoluer certaines entreprises, mais celui-ci représente une épée de Damoclès qui alimente une nouvelle fois un sentiment de méfiance vis-à-vis des entreprises. Il faut déterminer dans quelle mesure cela pourrait affaiblir l’attractivité de notre territoire, notamment pour les investisseurs qui voudraient s’installer chez nous.

Ainsi, nous devons défendre une approche privilégiant une meilleure explicitation du devoir de vigilance, lequel doit se développer sous l’impulsion des entreprises elles-mêmes et non de manière complètement contrainte. En effet, en l’état, et compte tenu des difficultés juridiques qu’elle soulève, l’approche par la sanction conduirait immanquablement à une judiciarisation des relations entre parties prenantes sans forcément répondre aux objectifs poursuivis.

La proposition actuelle ne permet pas de garantir tous les points que j’ai soulevés sur le plan juridique. Je le répète : je suis attaché à ce que la responsabilité sociale et environnementale soit développée pour que l’aide au développement ait un sens. Cependant, dans sa rédaction actuelle, cette proposition de loi me paraît devoir être renvoyée en commission.

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