Intervention de Philippe Noguès

Séance en hémicycle du 29 janvier 2015 à 15h00
Sociétés mères et entreprises donneuses d'ordre — Discussion générale

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaPhilippe Noguès :

Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, madame la rapporteure, chers collègues, en 1906, à cette même tribune, Jaurès et Clemenceau s’affrontaient au sujet de la responsabilité des compagnies minières. Près de 1 100 ouvriers venaient de mourir dans les mines de Courrières, près de Lens, dans ce qui reste jusqu’à ce jour la catastrophe industrielle la plus meurtrière de l’histoire de notre pays. Dans les jours qui avaient précédé le drame, les syndicats avaient pourtant alerté du risque car des signes avant-coureurs avaient été enregistrés. La catastrophe aurait pu être évitée.

Au lendemain du drame, trois questions animaient toute la classe politique : qui est responsable ? Comment indemniser les victimes et leurs proches ? Que faire pour éviter qu’à l’avenir une catastrophe similaire ne se reproduise ?

Les partisans d’une meilleure protection des salariés, d’un régime de sanction plus sévère et plus efficace contre les responsables, de l’instauration de véritables mesures de sécurité et de prévention minière, se heurtaient aux arguments des grands propriétaires industriels de l’époque et de leurs représentants politiques : santé économique des compagnies minières françaises, pouvoir d’achat des Français et prix du charbon, difficultés liées à la mise en oeuvre de ces mesures.

Ainsi, malgré le choc, il aura fallu des années avant que la protection des mineurs devienne une réalité. Comme souvent, l’Histoire se répète tragiquement. Si aujourd’hui les coups de grisou font heureusement partie du passé en France, les catastrophes industrielles et humaines n’ont pas disparu, même si elles ont désormais lieu à plusieurs milliers de kilomètres de Courrières.

Mes collègues ont déjà évoqué la catastrophe du Rana Plaza au Bangladesh, dans laquelle près de 1 200 personnes sont mortes. Dans les décombres de l’usine, des étiquettes de marques françaises ont été retrouvées. En Inde, trente ans après la catastrophe de Bhopal, les victimes n’ont toujours pas été correctement indemnisées. Au Qatar, les chantiers de la coupe du Monde se transforment en cimetière pour des centaines de travailleurs immigrés privés de leurs droits les plus élémentaires. Et j’en passe.

Face à ces exemples dramatiques, les questions fondamentales que nous devons nous poser aujourd’hui sont simples même si elles appellent des réponses complexes : pouvons-nous tolérer l’intolérable ? Que pouvons-nous faire, nous, parlementaires français, pour contribuer à éviter qu’à l’autre bout du monde ne se produise à nouveau une catastrophe de cette ampleur ? Pour que les victimes éventuelles soient correctement indemnisées et les chaînes de responsabilité mises à jour par la justice dans la plus grande transparence possible ?

La responsabilité des entreprises transnationales n’est pas qu’une question morale, elle est avant tout une question politique. Il revient au pouvoir politique de faire un choix et de tracer un chemin. La question est également économique mais, faute de temps, je n’y reviens pas. C’était le thème de mon intervention en commission la semaine dernière.

La non-responsabilité des maisons mères est une anomalie, un non-sens moral, politique et économique. Au vu de l’ampleur des conséquences humaines, environnementales et économiques de cette situation, l’État a la responsabilité d’agir. C’est l’objet de notre discussion aujourd’hui.

Venons-en au contenu de cette proposition de loi. Son objectif est double : prévenir et réparer.

Il va sans dire que l’on préférerait vivre dans un monde où la prévention se suffit à elle-même, mais les exemples qui ont été cités au cours de cette discussion générale prouvent que ce n’est pas le cas dans la pratique.

L’arme proposée pour atteindre ces objectifs est celle du droit et de la justice. La soft law a certes ses vertus, mais aussi ses limites. Quand il s’agit de faire respecter les droits de l’homme dans les chaînes de production, le tout incitatif ne marche pas. Il convient dès lors de s’attaquer – ou plus modestement de commencer à s’attaquer – à l’irresponsabilité juridique des multinationales, qui empêche de remonter à la source de la décision, y compris dans des cas comme celui des étiquettes françaises retrouvées dans les décombres du Rana Plaza. Sur ce point, je suis convaincu que le droit doit évoluer.

Tout serait-il résolu demain si cette proposition de loi était adoptée ? Personne ne le prétend mais si les États qui abritent les sièges des multinationales ne prennent pas les devants, rien n’évoluera.

La philosophie générale qui a présidé à la rédaction de ce texte a été de trouver un juste milieu entre le tout incitatif et le tout coercitif, dans le respect des grands principes édictés aux niveaux de l’OCDE et de l’ONU et ratifiés par la France. Il s’agit également de mettre les entreprises face à leurs engagements – la majorité d’entre elles participent déjà à des initiatives sectorielles et conduisent des audits sociaux – tout en leur laissant la plus grande liberté de moyens.

S’agit-il de la seule voie possible pour parvenir aux objectifs précédemment énoncés ? Nous n’avons pas la prétention de l’affirmer.

Rappelons au passage que ce devoir de vigilance, s’il n’est pas encore étendu à l’ensemble de nos entreprises, existe déjà dans certains secteurs, par exemple pour les banques en matière de lutte anti-blanchiment et de lutte contre le financement du terrorisme.

Malheureusement, ce texte ne fait pas encore l’objet d’un consensus total, bien qu’il soit largement soutenu, notamment par l’ensemble des syndicats et par de nombreuses ONG de la société civile, et qu’il soit massivement plébiscité par la population si j’en crois de récents sondages d’opinion. J’en prends acte, avec regret, tout en remarquant que les points de clivage sont parfois juridiques, mais souvent politiques. Je vous invite d’ailleurs, mes chers collègues, à ne pas être dupes lorsque des arguments en réalité fondamentalement politiques se drapent de juridisme.

Précisons toutefois que cette proposition de loi fait l’objet d’un long travail de concertation juridique depuis près de deux ans, ici à l’Assemblée nationale mais aussi au sein de la plate-forme d’actions globales pour la responsabilité sociétale des entreprises, mise en place par le Premier ministre Jean-Marc Ayrault en 2013 et à laquelle j’ai l’honneur de représenter l’Assemblée nationale.

Cette plate-forme rassemble des organisations diverses aux opinions souvent contradictoires – ONG, syndicats, représentants patronaux, et experts. Elle a été dûment mandatée dans la loi d’orientation relative à la politique de développement et de solidarité internationale, pour « mener la réflexion sur des mesures visant à une meilleure responsabilisation des entreprises multinationales et des donneurs d’ordre », et « étudier la possibilité de renforcer le devoir de vigilance incombant aux entreprises dans le cadre de leurs activités, de celles de leurs filiales et de leurs sous-traitants afin de prévenir les dommages sociaux, sanitaires et environnementaux qui peuvent en résulter ».

Forte de ce mandat donné par la représentation nationale, la plate-forme a conduit de nombreuses auditions au sein d’un groupe de travail spécifiquement dédié à ce sujet. En particulier, une dizaine de professeurs de droit et d’avocats ont été auditionnés.

Ces débats n’ont certes pas permis de conclure totalement à l’absence de divergences sur le contenu de la proposition de loi, bien qu’ils aient indéniablement permis des rapprochements. Ils ont en revanche bel et bien permis de conclure à la responsabilité du pouvoir politique, lui seul pouvant trancher ces débats, juger si le droit doit évoluer ou non, et comment.

Les comptes rendus de ces auditions sont publics et consultables sur le site Internet de la plate-forme. Chacun pourra noter que les juristes qui manifestaient des critiques vis-à-vis du texte ont tous proposé des voies d’action alternatives, dont certaines me paraissent intéressantes à creuser.

Dans ce contexte, j’ai pris acte avec regret du rejet de cette proposition de loi en commission des lois la semaine dernière. Parallèlement, j’ai noté avec intérêt l’invitation faite par le Gouvernement, même si elle apparaît pour le moins tardive, de déposer un autre texte, retravaillé, amélioré et sécurisé juridiquement.

J’en prends acte, bien que je regrette que le débat n’ait pas pu commencer aujourd’hui et que les adversaires de ce texte n’aient pas préféré l’amender, quitte à proposer des solutions alternatives au dispositif proposé mais répondant au même objectif. Cela nous aurait permis d’en débattre et peut-être de dégager un texte nouveau par voie d’amendements, arguments contre arguments, propositions contre propositions. Nous aurions ainsi évité un renvoi en commission qui ne respecte pas vraiment le travail réalisé pendant deux ans par plusieurs parlementaires, des ONG et des juristes.

J’ai bien noté vos propos, monsieur le secrétaire d’État et j’attends à présent des garanties claires et fortes que les annonces se traduiront concrètement pour atteindre les objectifs.

Trois conditions me paraissent nécessaires pour que nous puissions travailler à nouveau ce texte.

Il convient d’abord qu’un calendrier soit d’ores et déjà fixé, avec des garanties pour que le nouveau texte soit discuté dans les meilleurs délais et sans attendre. Le nouveau dispositif devra par ailleurs allier, lui aussi, prévention et réparation en faisant le maximum pour que le droit permette de remonter la chaîne des responsabilités et en ayant à coeur le souci de l’effectivité réelle. Cette condition me paraît absolument fondamentale.

Enfin, le nouveau texte devra faire l’objet d’un travail de concertation avec nos alliés écologistes et de gauche, et plus largement avec tous ceux qui le souhaitent, en particulier la société civile et la plate-forme RSE. Un travail au moins aussi important que celui qui a précédé la proposition de loi devra ainsi être réalisé.

En tout état de cause et quelle que soit l’issue de nos débats ce soir, j’espère vivement, mes chers collègues, que vous aurez à coeur aujourd’hui et demain de défendre avec force les objectifs et la philosophie de cette proposition de loi car elle porte sur des enjeux cruciaux : c’est un monde meilleur que nous espérons léguer à nos enfants.

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