Le regard que la représentation nationale porte sur Sciences Po a une grande importance pour nous ; il nous aide à comprendre comment nous sommes perçus et nous devons en tenir compte.
Si vous le permettez, je ne répondrai pas individuellement à chacun de vous, mais j'essaierai d'apporter des réponses à vos interrogations essentielles.
Le conseil d'administration de la Fondation nationale des sciences politiques, que je préside, trouve son origine dans l'ordonnance de 1945. Il faut comprendre celle-ci comme un pacte entre l'École libre des sciences politiques et l'État. L'École apportait son patrimoine – ses immeubles et sa bibliothèque –, et sa tradition. Elle avait formé l'administration française depuis la fin du XIXè siècle, entretenant des liens étroits avec le Conseil d'État ou le corps diplomatique. C'est pourquoi le conseil a été composé pour moitié – à l'origine du moins car la proportion diminuera par la suite – par les fondateurs, les autres membres étant nommés.
Le Premier ministre nomme six personnes : deux représentants de l'État, qui sont le vice-président du Conseil d'État, actuellement M. Jean-Marc Sauvé, et une personnalité de l'administration des finances – M. Jean-Pierre Jouyet ; ainsi que quatre personnalités du monde économique et social : un représentant des syndicats, M. François Chérèque ; un représentant du monde des entreprises, M. Marc Ladreit de Lacharrière ; un représentant du monde de l'agriculture, Mme Marion Guillou qui préside l'Institut national de la recherche agronomique (INRA) et l'École polytechnique ; un représentant des entreprises publiques ou parapubliques, M. Jean-François Cirelli, vice-président de GDF-Suez.
L'université désigne aussi six personnes : un professeur de droit privé, un professeur de droit public, un professeur d'économie, un professeur d'histoire, un professeur de géographie et un autre que j'oublie. Le directeur général du Centre national de la recherche scientifique (CNRS) nomme un directeur du CNRS.
À aucun moment la FNSP n'intervient dans ces nominations.
Le directeur de l'École nationale d'administration est membre de droit du conseil d'administration de la Fondation. Enfin, le directeur de l'IEP de Paris, s'il n'est pas l'administrateur de la Fondation, est lui aussi membre de droit.
À l'initiative de François Goguel, on a introduit des représentants, élus du personnel - cinq aujourd'hui –, les fondateurs ayant diminué à cet effet leur « part » au sein du conseil d'administration.
Quant aux 13 ou 14 représentants des fondateurs, ce sont tous des professeurs d'université ou des fonctionnaires de l'État. Il est donc difficile de dire que les pouvoirs publics ne sont pas présents au conseil d'administration de la Fondation.
Les fondateurs étaient animés par le souci de la réussite. Les hommes politiques les plus prestigieux de la IIIe République, y compris Léon Blum, ont été formés et ont enseigné à Sciences Po. Les fondateurs voulaient continuer à former la haute administration française, mais au sein de l'État. La seule condition qu'ils y mettaient était l'indépendance.
Pourquoi ? Ce dont souffre l'université française, c'est du manque d'autonomie. Le terme n'apparaît d'ailleurs dans les discours qu'à partir de 1968. Vous m'accorderez qu'elle n'est pas encore réalisée. Si vous vous reportez au rapport de la Commission européenne sur le degré d'autonomie des universités européennes, la France est classée dernière pour chacun des six critères de mesure retenus. Or, Sciences Po considère depuis l'origine, qu'il y a une relation étroite entre le degré d'autonomie et la réussite scientifique et universitaire. Les comparaisons internationales le confirment.
En guise de réponse à l'une de vos questions, je vais vous faire un aveu : personnellement, je dois beaucoup à la Faculté de droit et à Harvard, mais, intellectuellement, je ne dois pratiquement rien à Sciences Po, même si j'y ai beaucoup enseigné – ce qui n'allume aucune fierté dans mon regard. Sciences Po n'est pas composé de gens supérieurs aux autres. Je suis même prêt à dire que, si je compare Sciences Po à Paris I, Paris VII ou Paris VIII, il y a moins de gens intelligents à Sciences Po qu'il n'y en a dans ces institutions.
Le seul avantage de Sciences Po, c'est que les décisions que nous prenons sont immédiatement appliquées. Quand on décide d'envoyer 1 000 étudiants à l'étranger, un an après, c'est fait. Dans une université française, ce n'est pas possible. Si Sciences Po a réussi ses réformes, ce n'est pas parce que Richard Descoings était supérieur aux autres, mais parce que, quand il nous a proposé les contrats avec les ZEP, il n'a pas fallu plus d'un an pour les mettre en oeuvre. Pourtant, nous nous sommes heurtés à d'énormes difficultés. C'est d'ailleurs le Parlement qui, en votant une loi, nous a permis de sortir du carcan et de surmonter les oppositions.
J'étais favorable à la réforme parce que c'était un moyen, d'une part, de faire venir à Sciences Po des gens qui n'y seraient jamais venus, et, d'autre part, de briser l'uniformité du concours qui, à certains égards, est une absurdité. Les individus sont extraordinairement divers, et plus on brise ce moule unique du concours, meilleure est la qualité du recrutement.
Quant aux femmes, je n'ai rien contre. Mais la moitié des membres du conseil d'administration sont désignés par les corps universitaires et les pouvoirs publics. Suggérez-leur de désigner des femmes, je ne demande pas mieux. L'université française à laquelle j'appartiens a recruté des femmes avant tous les autres corps de l'État, et, jusqu'à présent, elle ne tient compte dans ses recrutements ni du genre, ni de l'orientation sexuelle, comme on l'a reproché à Richard Descoings. Elle choisit en fonction des qualités intellectuelles. Certes, il y a des pesanteurs sociologiques mais vous n'en êtes pas plus maîtres que moi.
Pourquoi n'avoir pas attendu pour désigner le successeur de Richard Descoings ? Mais la vérité, c'est que nous avons attendu. Richard Descoings est mort le 3 avril. Le conseil d'administration s'est réuni à la mi-mai, une fois intervenue la nomination du nouveau Gouvernement. Ce dernier nous a demandé d'attendre encore un peu car il était question que la Cour des comptes fasse un référé. Nous avons donc attendu en organisant notre procédure. Pour la première fois, nous avons lancé un appel à candidatures alors qu'auparavant, c'était plus ou moins l'administrateur sortant qui choisissait son successeur, et Alain Lancelot avait choisi Richard Descoings.
J'en profite pour répondre sur les rapports de l'administrateur avec l'Élysée. Richard Descoings a été nommé par Alain Juppé. Or, il était de notoriété publique que Richard Descoings était socialiste, comme Michel Gentot, désigné par Raymond Barre. Richard Descoings avait appartenu aux cabinets de M. Michel Charasse et de M. Jack Lang. Mais jusqu'à présent, dans l'histoire de Sciences Po, jamais les opinions politiques n'ont été prises en compte pour les choix.
Nous avons attendu, nous ne nous sommes pas réunis en juillet, comme nous l'avions prévu. Pourtant, le temps qui passe porte préjudice à Sciences Po, du fait de la vacance du pouvoir. On peut lire partout dans les journaux que Sciences Po est mal géré, que c'est une gabegie, qu'il faut plus de neuf mois pour nommer un administrateur. Nos ressources qui, pour la moitié d'entre elles, ne viennent pas de l'État, risquent d'en souffrir. Que fera le mécène qui donne un million de dollars pour financer huit bourses ? Nous avons besoin d'argent pour nos étudiants. Nous leur offrons la possibilité d'apprendre toutes les langues vivantes, mais pour cela, il faut bien payer les professeurs. Comme nous offrons une bonne formation, nos étudiants gagnent bien leur vie et nous leur demandons de nous rendre une partie de leur revenu, et ils le font. Nous recevons des contributions et nous espérons en avoir de plus en plus.
Le 1er septembre, Mme la ministre m'écrit en me disant tout le bien qu'elle pensait de Richard Descoings, évoquant une « icône ». Elle me demande de surseoir à la nomination d'un successeur. Très bien. Nous attendons. Arrive le rapport de la Cour des comptes il y a un mois. Je l'ai lu attentivement et n'y ai pas trouvé une ligne qui mette en cause l'un des candidats. En revanche, je constate qu'un des membres de la troisième chambre de la Cour est candidat… Moi qui ai signé le rapport Jospin sur les conflits d'intérêt, je m'interroge.
Poursuivons. Je cherche une date de réunion qui convienne à tout le monde. Je signale qu'il faut les deux tiers des voix pour qu'un administrateur soit élu. Nous décidons de convoquer le conseil d'administration le 29 octobre. J'indique alors à la ministre que j'attendrai le 22 novembre pour lui adresser la lettre de proposition du conseil. C'est ce que j'ai fait ce matin. J'ai donc strictement respecté les engagements que j'avais pris : attendre de connaître le rapport définitif – je l'ai eu début octobre avec la consigne de le garder confidentiel.
La presse a été moins discrète, et nous avons la preuve, grâce à une particularité, que la version diffusée provient soit de la Cour des comptes, soit de l'administration.
Reprenons le fil. Le conseil d'administration, à la majorité des deux tiers, juge que M. Hervé Crès est un homme intègre, aux qualités intellectuelles exceptionnelles. C'est donc lui que j'ai proposé. Je rappelle que je suis totalement indépendant, n'étant pas nommé par le ministre.
Soit dit en passant, le président de Berkeley, mon homologue, gagne beaucoup plus d'argent que moi et un peu moins que Richard Descoings, mais le provost, celui qui fait marcher la maison, gagne beaucoup plus que Richard Descoings. Je tiens d'ailleurs à votre disposition les rémunérations des présidents d'universités allemandes, anglaises, américaines, belges et suisses. Vous pourrez comparer, ainsi qu'avec les rémunérations des professeurs français à l'étranger. L'État français finance lui-même l'Institut européen de Florence, dont les professeurs sont payés deux fois et demie plus que les professeurs français. J'ajouterai, pour expliquer la rémunération de Richard Descoings, qu'un haut fonctionnaire gagne aujourd'hui trois fois plus qu'un professeur de physique théorique au Collège de France. La vérité, c'est qu'il y a une immense misère de l'université française qui aura des conséquences graves pour la science et la position de l'université française dans le monde.
Reprenons. Nous avons donc considéré M. Crès comme apte à exercer le poste. Une fois la date du conseil arrêtée, je suis allé voir la ministre pour lui indiquer que le conseil se réunirait le 29 octobre et que le comité de sélection proposerait M. Crès. Je suis allé voir le directeur de cabinet du Premier ministre avec le vice-président du Conseil d'État et Michel Pébereau, pour l'informer aussi. J'ai fait la même démarche auprès du président de la troisième chambre de la Cour des comptes M. Patrick Lefas, et je lui ai demandé de me communiquer d'éventuelles remarques sur notre candidat avant le 29 octobre.
Chacun est libre d'agir comme bon lui semble et Mme la ministre est libre de ne pas nommer M. Crès. Dans ce cas, nous chercherons quelqu'un d'autre, même si je le regrette profondément pour M. Hervé Crès. Cet homme de 47 ans s'est consacré à l'enseignement. Il a quitté HEC, où il était directeur adjoint, pour venir à Sciences Po en acceptant une amputation de sa rémunération de 20 %. Il retournera à HEC ou il ira enseigner ailleurs…
Quant à nous, nous ne sommes pas en guerre avec les pouvoirs publics. Je ne suis d'ailleurs pas sûr que ces derniers ressentent le « malaise » que dit éprouver M. Yves Durand. Que devrais-je dire ? Je suis à temps plein à Sciences Po depuis la mort de Richard Descoings et j'éprouve plus qu'un malaise, monsieur Durand. Je suis très embarrassé