Intervention de Bernard Cazeneuve

Réunion du 3 février 2015 à 10h00
Commission d'enquête sur les missions et modalités du maintien de l'ordre républicain dans un contexte de respect des libertés publiques et du droit de manifestation, ainsi que de protection des personnes et des biens

Bernard Cazeneuve, ministre de l'Intérieur :

Ces questions couvrent quasiment la totalité du champ qui relève du ministère de l'intérieur.

Il faudrait interroger la philosophie, l'histoire et la géographie, pour savoir s'il existe un lien entre le niveau de désordre public supporté par les pays et leur caractère plus ou moins démocratique. L'histoire nous apprend que le désordre a souvent été organisé, avant d'être toléré, pour rendre supportables certaines contraintes sociales. Ainsi s'expliquent le carnaval, le charivari et autres manifestations locales. L'acceptation d'un certain désordre dans la rue est contrebalancée par une ritualisation des modes de l'expression de la contestation et par une organisation de la contestation en lien avec les forces de l'ordre. C'est ce qu'on a appelé la ritualisation encadrée du désordre, qui a été longtemps le fait des services d'ordre travaillant avec les forces de l'ordre.

Au sein des manifestations, le service d'ordre mis en place par les organisateurs eux-mêmes a permis de faire vivre, à côté de l'État, une démocratie de rue. Parmi vous, certains représentants d'organisations politiques, ayant appartenu à des syndicats, savent de quoi je parle. Certaines organisations très structurées ont pu affirmer vivement dans la rue leur opposition Gouvernement et à l'État, tout en se dotant de moyens permettant d'établir un lien avec les forces de l'ordre.

Le désordre dans la rue est à la fois subi et accepté. Encore faut-il éviter qu'il n'y ait des blessés, compte tenu de la difficulté opérationnelle que rencontrent les forces de l'ordre pour agir dans la foule. C'est ce qui rend une organisation nécessaire, bien que celle-ci soit particulièrement délicate à mettre en oeuvre dans le contexte actuel des manifestations radicales. Celles-ci ne sont encadrées par personne. Leur véritable but est la violence, l'expression d'un message ne jouant que le rôle de prétexte.

À Paris, on n'a signalé aucun problème lors des grandes manifestations de juillet 2014 sur la question palestinienne, qui ont été le fait de grandes organisations syndicales ou politiques. Celles-ci ont invité les manifestants radicaux qui dérapaient à se reprendre ou à sortir du défilé. La difficulté est plus grande quand des violences sont annoncées, que des propos, notamment antisémites, sont tenus avant la manifestation, et qu'on sait d'ores et déjà qu'aucun organisateur ne sera capable de faire ce travail. Dans un tel cas, il appartient au ministère de l'intérieur de prendre des mesures pour protéger les forces de l'ordre et les manifestants, fussent-ils violents. Telle est la position que j'ai adoptée cet été, et que je reprendrai, si nécessaire.

Vous m'avez interrogé sur le cadre légal, qui pose la question des infractions obstacles. La participation délictueuse à un attroupement constitue déjà une infraction, comme le fait de participer à une manifestation en portant une arme pouvant être utilisée pour agresser les forces de l'ordre. Une autre infraction obstacle a été introduite dans le code pénal en 2010 : le fait de participer sciemment à un groupement, même formé de façon temporaire, en vue de la préparation, caractérisée par un ou plusieurs faits matériels, de violence volontaire contre les personnes ou de destruction et de dégradation de biens.

Cette infraction pénale, qui complète le cadre légal existant, vise les bandes violentes, qui se réunissent pour organiser des affrontements de rue. Une réflexion peut être engagée sur ce sujet afin de réprimer les casseurs. Il faudra cependant caractériser la préparation de leurs actions violentes. Ont-ils échangé des SMS pour se donner rendez-vous sur les lieux de l'affrontement ? Ont-ils prévu les déplacements de bandes convergentes et organisées ? Ces critères permettraient aux forces de l'ordre d'intervenir plus efficacement pour arrêter les individus et les sanctionner pénalement.

D'autres dispositions visent à prévenir la violence dans les enceintes sportives. Celles-ci peuvent être interdites à des personnes qui ont déjà perturbé les manifestations sportives. À partir cette expérience encadrée par le droit, on étudiera la possibilité d'interdire à des manifestants violents multirécidivistes de manifester sur la voie publique, où leur comportement pourrait créer nouvelles difficultés.

Il est nécessaire de renforcer les moyens du renseignement territorial, qui a perdu une grande partie de ses effectifs. La suppression de 13 000 postes en cinq ans dans la police et la gendarmerie a réduit la capacité de détecter sur le terrain des signaux faibles soit avant les manifestations soit pour repérer des acteurs dangereux sur le terrain, par exemple dans le cadre de la lutte contre le terrorisme. Le Premier ministre a prévu de conforter les services du renseignement territorial en procédant à 500 recrutements : 150 en circonscription de gendarmerie et 350 en zone police. Par ailleurs, une partie de l'enveloppe de 233 millions allouée aux services de police et de gendarmerie permettra de doter le renseignement territorial de moyens numériques, téléphoniques ou de radio-télécommunication, ce qui le rendra plus efficace en cas de manifestation violente.

Vous avez cité le mot de Flaubert, selon lequel la police aurait toujours tort. Il lui arrive aussi d'avoir raison. Les événements récents nous ont rappelé son courage et sa culture profondément républicaine. Je n'ai jamais fait partie de ceux qui théorisaient la consubstantialité de la violence aux forces de l'ordre. Celles-ci, confrontées à des violences extrêmes, peuvent commettre des manquements, que je sanctionne avec la plus grande sévérité, mais sa culture profonde est marquée par un attachement viscéral aux valeurs de la République et une volonté de les faire prévaloir, en s'exposant durement. Je rappelle que 387 policiers et gendarmes ont été blessés en 2014.

L'article 10 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales énonce que l'exercice la liberté d'expression « comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions, prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l'intégrité territoriale ou à la sûreté publique ». La liberté de manifestation est mentionnée pour la première fois dans un décret de loi du 23 octobre 1935 portant réglementation des mesures relatives au renforcement du maintien de l'ordre public. Sans être considérée de façon autonome comme une liberté constitutionnelle garantie, elle est conçue comme une facette de la liberté d'expression. Une décision du Conseil constitutionnel datée de janvier 1995 consacre un droit d'expression collective des idées et des opinions.

Le droit français cherche à concilier des droits du citoyen et ceux de la société. L'ordre public est l'un des premiers objectifs que le Conseil constitutionnel reconnaît dans sa jurisprudence. En 1980, il juge qu'il faut concilier la liberté individuelle et celle d'aller et venir avec la sauvegarde des fins d'intérêt général ayant valeur constitutionnelle, comme le maintien de l'ordre public. Sur tous ces sujets, ni le citoyen ni le policier ne doivent avoir tort. Les principes de droit inclus dans la législation et constamment rappelés par le Conseil constitutionnel doivent prévaloir.

La France, qui dispose de forces spécialisées dans le maintien de l'ordre, utilise aussi, pour certaines missions, des forces affectées à la sécurité quotidienne. Les unités de forces mobiles sont extrêmement efficaces dans une posture statique de protection des bâtiments ou de refoulement des groupes et des différents cortèges, mais la rigidité de leur équipement constitue un handicap face à des manifestations très mobiles. Lors de votre visite à Saint-Astier, vous constaterez les limites de leurs conditions d'intervention.

Le complément apporté par les forces territoriales de sécurité publique est intéressant. La préfecture de police, comme la direction générale de la police nationale, dispose d'un premier niveau d'intervention avec des unités dédiées, formées de manière spécifique. Les compagnies de district parisiennes et les compagnies des sections d'intervention de la direction centrale de la Sécurité publique sont des unités constituées, mais, à la différence des unités de CRS ou de la gendarmerie, elles ne sont pas projetables sur l'ensemble du territoire. Les policiers des brigades anticriminalité (BAC) peuvent aussi être associés aux opérations dans le cadre de la judiciarisation croissante du maintien de l'ordre.

Ces forces sont complémentaires. Si les unes peuvent intervenir de manière rapide et flexible, et les autres s'employer dans des opérations plus lourdes, toutes sont formées de façon rigoureuse. Regrettant que la direction de la formation ait été supprimée pour devenir une sous-direction de la direction générale, je souhaite remettre l'accent sur la formation des forces de l'ordre et les conditions d'engagement au maintien de l'ordre.

Pour ne pas faire de peine à M. Larrivé, je n'insisterai pas sur les réductions d'effectifs.

Vous m'avez interrogé sur l'usage des munitions. Les escadrons de gendarmerie mobiles et la garde républicaine sont dotés de lanceurs de balles de défense 40x46 (LBD), tandis que les pelotons de surveillance et d'intervention de la gendarmerie (PSIG) et certaines unités périurbaines sont munies de Flash-Ball. En ce qui concerne la police, les compagnies républicaines de sécurité possèdent des LBD 40x46, comme les effectifs de la direction centrale de la sécurité publique, dotés entre autres de lanceurs de balles de défense du type Flash-Ball.

Policiers et gendarmes sont souvent confrontés à la difficulté de maîtriser un ou plusieurs individus dangereux ou de réagir à une prise à partie par des groupes armés ou violents, sans que la situation exige pour autant le recours à des armes à feu. Pour faire face à ces situations dégradées, pour lesquelles la coercition physique est insuffisante, et améliorer la capacité opérationnelle, les unités de la gendarmerie et les services de la police sont en possession d'armes de force intermédiaire, qui permettent, dans le respect des lois et des règlements, une réponse graduée et proportionnée à une situation de danger, lorsque l'emploi de la force légitime s'avère nécessaire.

Le Flash-Ball, arme de légitime défense, est constitué de deux canons courts et non rayés, ce qui limite sa précision. La portée de ses projectiles est réduite à quinze mètres. De conception plus récente, le LBD40 est équipé d'une aide à la visée permettant d'apprécier la distance de l'objectif. Doté d'un canon rayé plus long, il tire jusqu'à quarante mètres avec une précision élevée. Sur ces sujets très précis, je suis disposé à répondre par écrit aux questions de votre commission d'enquête.

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