Intervention de Général Pierre de Villiers

Réunion du 3 février 2015 à 17h00
Commission de la défense nationale et des forces armées

Général Pierre de Villiers, chef d'état-major des armées :

Je voudrais en tout premier lieu vous remercier de me donner l'occasion de m'exprimer une nouvelle fois devant vous. J'attache en effet la plus grande importance à ces échanges directs avec la représentation nationale, en particulier avec votre commission.

Lundi dernier, les armées ont été durement touchées par un terrible accident en Espagne. Au nom du chef d'état-major de l'armée de l'air et en mon nom personnel, je remercie toutes celles et ceux qui se sont manifestés à cette occasion. Ces moments tragiques nous rappellent les exigences du métier militaire : permettez-moi d'avoir une pensée pour ces neuf familles endeuillées et meurtries par ce drame, que j'ai rencontrées ce matin avec le Président de la République à l'occasion d'un émouvant hommage national.

L'agression de Nice, qui a porté sur trois militaires en faction devant une synagogue, semble être le fait d'un délinquant armé d'un couteau, qui a été arrêté par ceux-ci. Deux d'entre eux ont été blessés, l'un au visage et l'autre au bras. Ces blessures ne seraient a priori pas graves.

La dernière fois que j'étais venu devant votre commission, c'était en octobre dernier, pour présenter les enjeux de la loi de finances pour 2015 pour nos armées, au regard de la loi de programmation militaire (LPM). Je vous avais dit que, pour moi, chef militaire, 2015 s'annonçait comme l'année charnière de la LPM, l'année de vérité pour notre modèle complet d'armée, celui dont la France a besoin.

Les terribles attentats qui ont touché notre pays rendent cet enjeu plus grand encore. Ils renforcent notre détermination à lutter contre les groupes armés terroristes, car ils ont été commis contre les valeurs de notre pays – que les armées, émanation de la Nation, portent et défendent partout dans le monde.

Aujourd'hui, vous avez souhaité m'entendre sur le sujet des missions intérieures, celles que nos armées conduisent sur le territoire national. Vous le savez : les armées sont là pour défendre la France et les Français. À l'extérieur, c'est la défense de l'avant. Sur le territoire national, elles assurent depuis de nombreuses années, de façon permanente, récurrente ou occasionnelle, de multiples missions. Le 11 janvier dernier, elles ont encore répondu présentes, lorsque le Président de la République a décidé de mettre en oeuvre le contrat protection. C'est aujourd'hui l'opération Sentinelle avec environ 10 000 soldats déployés en trois jours à peine. Le Livre blanc de 2013 avait inscrit ce contrat en cas de crise majeure. Les armées s'y étaient préparées. Nous y sommes.

La menace du terrorisme sur notre sol est une réalité avec laquelle nous devons désormais apprendre à vivre, car rien n'exclut qu'elle ne se manifeste à nouveau.

Ce monde turbulent, celui dans lequel nous allons évoluer dans les années à venir, nous devons apprendre à le décrypter, à en saisir les clés. Nous ne devons négliger aucune des menaces qui pèsent sur notre sécurité et garder une vision d'ensemble des enjeux sécuritaires. C'est dans cet esprit que je voudrais vous montrer la continuité entre la sécurité extérieure et la sécurité intérieure.

Pour le faire, j'articulerai mon discours en trois parties : l'engagement sur le territoire national, où les armées sont au rendez-vous ; la continuité entre la sécurité extérieure et la sécurité intérieure comme enjeu de notre modèle complet d'armée ; les enseignements que je tire de notre engagement actuel sur le territoire national.

Sur le premier point, mon propos portera sur l'ensemble des engagements des armées sur le territoire national, sans se limiter au seul déploiement Vigipirate et à celui, complémentaire, du contrat protection. Ce sont des engagements moins visibles et moins médiatiques que les opérations extérieures et, pourtant, ils sont conséquents et constants.

Pour commencer, quelques éléments, caractéristiques et chiffres, nécessaires pour cadrer le sujet.

Premier élément : les missions intérieures s'inscrivent dans un cadre juridique, doctrinal et réglementaire parfaitement défini.

Les armées assurent la défense militaire du territoire et contribuent à la sécurité nationale. L'emploi des armées sur le territoire national est décidé par les plus hautes autorités civiles de l'État sous le régime de la réquisition ou des demandes de concours – je ne parlerai pas de la dissuasion nucléaire qui garantit la survie de la nation en sanctuarisant ses intérêts vitaux, car ce n'est pas la question.

Les trois armées sont parties prenantes dans de nombreux dispositifs interministériels. Avec une chaîne de responsabilité parfaitement définie, elles agissent dans le cadre de plans gouvernementaux, que le secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale a la responsabilité d'élaborer.

Au sol, les armées sont engagées sous l'autorité des représentants de l'État en appui des forces de l'ordre. Le commandement opérationnel reste, quant à lui, toujours du ressort des autorités militaires, qu'il s'agisse des officiers généraux de zones de défense et de sécurité (OGZDS) ou des commandants supérieurs pour l'outre-mer (COMSUP). Bien que les armées ne constituent pas stricto sensu une administration centrale ou un service déconcentré de l'État, la coopération avec les préfectures et les services territoriaux est excellente.

Les armées interviennent dans trois domaines : la sécurité intérieure, la sécurité civile et le soutien au service public.

Notre contribution dans le domaine de la sécurité intérieure, c'est tout d'abord la lutte antiterroriste avec Vigipirate et, en cas de crise majeure – comme actuellement –, Sentinelle. Les armées interviennent alors en appui et en complément de l'action des forces de sécurité intérieure. En Guyane, c'est la lutte contre l'orpaillage clandestin avec l'opération Harpie et la protection du Centre spatial guyanais avec l'opération Titan. C'est encore notre participation à la protection de grands événements, comme les commémorations du 70e anniversaire du D-Day qui ont mobilisé plus de 2 500 hommes en juin dernier. Récemment, c'est notre appui aux forces de sécurité intérieures pour la protection des centrales nucléaires contre le survol de drones.

Pour toutes ces missions, l'usage de la force relève du droit commun, c'est-à-dire qu'il est strictement limité à la légitime défense.

Pour notre participation à la sécurité civile, les armées maintiennent un important dispositif permanent de veille, d'alerte et de secours aux populations. Chaque année, elles répondent à plus de 200 réquisitions. Elles interviennent lors des catastrophes naturelles, comme ce fut le cas lors des inondations dans le Var ou des épisodes neigeux de l'année dernière, et participent annuellement à la lutte contre les feux de forêt, avec la mission Héphaïstos.

Enfin, pour le soutien au service public, les armées maintiennent et mettent à disposition, lorsque c'est nécessaire, des capacités pour pallier les risques sanitaires et pandémiques, des capacités d'hébergement dans le cadre du plan grand froid, des stocks stratégiques de produits pétroliers ou encore des équipements de protection NRBC.

Pour les espaces maritime et aérien, elles sont primo intervenantes. D'abord, à travers la posture permanente de sauvegarde maritime qui s'exerce sous l'autorité directe du Premier ministre et par l'intermédiaire de la chaîne des préfets maritimes. Notre marine assure une surveillance quotidienne, 24 heures sur 24, des approches maritimes et portuaires, avec des bâtiments à la mer et son réseau de sémaphores côtiers. Elle participe à l'action de l'État en mer, au sauvetage et au secours en mer, et surveille notre zone économique exclusive (ZEE), affirmant ainsi notre souveraineté sur la deuxième plus vaste ZEE au monde.

L'armée de l'air, quant à elle, assure la posture permanente de sûreté aérienne qui, là encore sous l'autorité directe du Premier ministre, est mise en oeuvre par le commandement de la défense aérienne et des opérations aériennes (CDAOA).

Elle assure la police du ciel. Des hélicoptères ainsi que des avions de défense aérienne sont à tout moment en mesure de décoller en quelques minutes pour intercepter un aéronef suspect ou porter assistance en cas de détresse.

Deuxième élément : les armées sont engagées sur tout le territoire.

Elles sont présentes en métropole, mais aussi dans nos départements et collectivités d'Outre-mer avec près de 8 500 militaires et civils – dont 7 200 soldats – qui arment les forces de souveraineté. Elles sont en mesure d'assurer des missions de continuité des services publics. Par ailleurs, au travers du service militaire adapté (SMA) relevant du ministère de l'Outre-mer, elles conduisent, avec un succès certain, des actions d'insertion socioprofessionnelle au profit de notre jeunesse ultramarine.

Vous le voyez, les actions des armées dans les missions intérieures sont très diverses, dans leur nature, mais aussi dans leur durée. Certaines missions sont permanentes ; d'autres sont récurrentes ; d'autres enfin sont ponctuelles et, heureusement exceptionnelles, car, le plus souvent, liées à des situations de détresse.

Avant la crise du 7 janvier, le territorial national était, de façon constante, le deuxième théâtre d'engagement opérationnel des armées. Nous comptions en effet 2 500 soldats déployés chaque jour en moyenne sur les dernières années.

Plus largement, au-delà des moyens – c'est-à-dire au-delà des compétences et des effectifs, mais aussi au-delà du matériel et des ressources –, c'est la capacité des armées à les mettre en oeuvre sur le territoire national avec fiabilité, professionnalisme et rapidité qui contribue directement à la résilience de la nation.

La mise en oeuvre du contrat protection en est la dernière illustration, sur laquelle je ferai plusieurs observations.

Premièrement, ce déploiement n'a pas de précédent dans l'histoire récente de notre pays. Il est d'abord exceptionnel en volume, avec 10 400 soldats au maximum – au plus, nous avions atteint un total de 4 500 hommes lors des commémorations du D-day.

En outre, ce déploiement est aussi exceptionnel par l'absence de préavis que par la rapidité de sa mise en oeuvre : quelques heures pour les premiers éléments, moins de trois jours pour le dispositif complet. Alors que nos études prévoyaient ce déploiement en un minimum de sept jours, il a été réalisé deux fois plus rapidement.

J'ajoute que le Livre blanc n'avait pas précisé cet aspect, ni la durée de cette mission si elle se déclenchait. Le Président de la République a désormais fixé à ma demande cette durée maximale à quatre semaines pour la période à venir 2015-2019.

Deuxièmement, par la mise en oeuvre de ce contrat protection, les armées sont au rendez-vous de la protection de la France et des Français.

Elles le sont parce qu'elles sont préparées pour l'urgence. La réactivité et la disponibilité font partie de leur ADN ; elles puisent leur source dans l'expérience acquise en opérations et s'entretiennent avec la préparation opérationnelle, c'est-à-dire l'entraînement quotidien. La réactivité est le gage de votre liberté d'action politique. Vous savez combien le facteur temps s'est contracté ces dernières années.

Elles sont aussi au rendez-vous avec leur coeur. Les valeurs que porte notre pays sont celles que les armées défendent. Celles-ci incarnent aux yeux de la société le courage, la maîtrise de la force, la solidité de la Nation. À l'exception de rares cas, elles ont reçu un accueil chaleureux de la population, qui se reconnaît dans une armée qui est à son image et qui la protège.

Deuxième point principal de mon exposé : le lien étroit entre la sécurité extérieure et la sécurité intérieure. Je constate en effet que, jamais depuis plus de trente ans, les crises extérieures n'ont eu un impact aussi direct sur la sécurité du territoire national.

Les crises se sont mondialisées : dans le recrutement et la formation des combattants ; dans le financement des mouvements armés et celui du terrorisme ; dans la propagande des groupes, des organisations et des idéologies. Aujourd'hui, la violence ne reste plus limitée au seul théâtre qui l'a vu naître. L'internationalisation du djihadisme est la plus récente illustration de cette contagion des crises avec ses répercussions sur les théâtres nationaux. La violence s'exporte, le terrorisme se franchise.

Le retour sur notre sol des combattants partis combattre à l'étranger est l'illustration la plus tragique de ce lien. Mais leur retour n'est qu'une composante des menaces que fait peser le développement de foyers terroristes au Sahel ou au Levant. C'est en ce sens que nos opérations extérieures (OPEX) sont la défense de l'avant de notre pays.

Ne soyons donc pas aveuglés par la seule menace qui nous semble la plus proche. Restons attentifs à l'évolution de la violence dans le monde et aux frontières mêmes de l'Europe. D'autant plus que cette violence s'exprime de plus en plus en marge des institutions étatiques.

Aujourd'hui, certains États se comportent parfois comme des bandes armées et des bandes armées comme des États. La violence est à la fois interétatique et transnationale.

Cette violence, sous toutes ses formes, pèse sur la sécurité des Français. Pour y faire face, il faut une stratégie de réponse qui, me semble-t-il, doit être à la fois globale et échelonnée.

Globale, parce que toute opération militaire doit s'intégrer dans une approche plus large, comportant des actions dans les domaines de l'éducation, de la justice, du développement, de la gouvernance ; c'est ce que j'exprime par la formule « gagner la guerre ne suffit pas, il faut aussi gagner la paix ». Échelonnée, parce qu'une défense dans la profondeur est toujours plus efficace qu'une défense linéaire.

Au plus loin, ce sont les opérations extérieures. Seules les armées ont l'organisation, les capacités et les savoir-faire pour mener les opérations de guerre qui sont celles de nos actuels théâtres d'opérations extérieures. En agissant au Sahel ou au Levant, en y combattant les groupes terroristes, en y recueillant des renseignements sur les intentions hostiles des ennemis de notre société, nous luttons contre l'installation et le développement de sanctuaires à partir desquels ils pourraient venir nous frapper. Nous devons désorganiser l'adversaire avant qu'il ne vienne à nous. La force ne nourrit pas le terrorisme, elle est nécessaire pour lutter contre lui et faire cesser la violence.

En périphérie, c'est la protection des approches de notre territoire. Je viens de vous l'expliquer : les armées y prennent une part majeure avec la posture permanente de sûreté et ses composantes aérienne et maritime, souvent dans la discrétion. Là encore, elles sont aux avant-postes de la sécurité des Français.

Au plus près, sur le sol national, les armées agissent en appui des forces de sécurité intérieures. Au-delà de la mission Vigipirate, qui est désormais durable, elles n'y sont employées qu'à titre exceptionnel. Uniquement lorsque les moyens civils – ou ceux de la gendarmerie nationale – sont insuffisants, inadaptés ou indisponibles, voire inexistants. Je viens de vous décrire dans quel cadre cela s'inscrit.

Il existe donc une grande complémentarité entre les opérations intérieures et extérieures avec, encore une fois, la même mission de protection des populations et du territoire.

Sur le sol national, vous pouvez compter sur les armées ; elles sont et resteront toujours présentes en cas de besoin, mais elles sont l'ultime recours. Elles constituent la réserve stratégique de l'État.

Je voudrais maintenant vous livrer mes préoccupations et tirer les premiers enseignements de notre engagement actuel, singulièrement de l'opération Sentinelle.

Ces préoccupations, je les partage avec les chefs d'état-major d'armées : le général Bosser, le général Mercier et l'amiral Rogel. Je vous les livre en première approche, car j'ai bien conscience que nous n'avons pas encore analysé toutes les leçons.

Des récents événements, je tire d'abord trois enseignements.

Premier enseignement : la pertinence de la chaîne de commandement militaire territoriale. Cette chaîne est celle de l'organisation territoriale interarmées de défense, qui comprend les officiers généraux de zones de défense et les commandants de zones maritimes. Localement, ces autorités assurent la bonne prise en compte des besoins et la mise en place du soutien des forces déployées. Ce maillage nous est envié par nos alliés, qui, pour beaucoup d'entre eux, ont admiré notre capacité à projeter 10 000 soldats de manière réactive sur notre territoire, mais surtout à les commander. C'est la bonne organisation territoriale interarmées de défense qui offre cette capacité, avec d'ailleurs un remarquable rapport coût-efficacité.

Le maillage territorial des armées offre par ailleurs aux militaires, dans leurs garnisons, une proximité et une connaissance du milieu local. Mais cet atout tend à se réduire avec les fermetures de sites et la création de déserts militaires qui en résultent. Les vertus de la rationalisation, dans ce domaine, montrent quelques limites, qui pourraient d'ailleurs être comblées par une meilleure territorialisation de nos forces de réserve.

Deuxième enseignement : l'importance des forces morales, qui constituent notre socle autant que notre richesse. Ce sont bien elles qui nous permettent de faire face aux exigences des opérations et aux difficultés quotidiennes liées souvent au manque de moyens. Certains de nos soldats font actuellement, tous les jours, près de 30 kilomètres à pied, en gilet pare-balles et par tous les temps, lors de leurs patrouilles. La mission est exigeante : c'est du 24 heures sur 24, au mieux du 6 heures – 22 heures 30 ; les conditions de vie sont rudimentaires. Certains revenaient de quatre mois d'opérations dans le Sahel lorsqu'ils se sont déployés à Paris et ne seront pas relevés avant quatre semaines sur place. D'autres étaient en permissions et ont été rappelés sans préavis. Ils ne s'en plaignent pas, c'est leur honneur, mais vous devez le savoir !

Je voudrais ici souligner la grande qualité de nos jeunes sous-officiers qui commandent de petits groupes souvent isolés et autonomes. Ils le font avec professionnalisme et une totale rigueur. J'y vois la conséquence de l'application vertueuse du principe de subsidiarité dans nos armées : la responsabilisation. C'est bien cette juste délégation de l'autorité aux échelons d'exécution, pratiquée en opération extérieure comme intérieure, qui permet de démultiplier l'efficacité sur le terrain.

Ce sont aussi les valeurs de cohésion, de discipline et le sens du service qui rendent possible cette mission. Nos soldats ont été fiers de se dévouer à la protection de leurs concitoyens.

Ces valeurs s'adossent à la disponibilité du militaire, qui est inscrite dans son statut : « les militaires peuvent être appelés à servir en tout temps et en tout lieu ». Cela ne signifie pas pour autant qu'ils sont corvéables à merci. Mais cela assure à notre pays une force disponible pour subvenir à un besoin inopiné et urgent. Cela explique aussi peut-être pourquoi les armées sont de plus en plus populaires dans la Nation.

Troisième enseignement : les armées participent déjà à la cohésion nationale.

Elles sont une organisation humaine, faites d'hommes et de femmes. Alors que notre pays s'interroge sur le « vivre ensemble », si elles n'ont évidemment pas le monopole de la jeunesse ni de ce « vivre ensemble », elles ont un savoir-faire et une expérience. Chaque année, les armées voient plus de 20 000 des leurs, de tous milieux et de toutes origines, quitter leurs rangs, après une première expérience professionnelle et très souvent opérationnelle. De ce fait, l'institution militaire demeure un acteur social à part entière et peut être considérée, à sa mesure, comme un véritable intégrateur dans la société. C'est « le rôle social de l'officier », ne l'oublions pas.

Je vous livre maintenant mes points de vigilance, qui sont au nombre de quatre. Le premier est le maintien d'un modèle complet d'armée. Je vous l'ai montré : la mission première de nos armées est la défense de l'avant. Les crises récentes, qui épousent toutes les formes de conflits, montrent surtout la pertinence d'un tel modèle. C'est le choix du Livre blanc et c'est ce modèle que nous portons en équipe. Ne faisons pas preuve de myopie, voire de cécité, et n'abandonnons pas, dans la précipitation et sous le coup de l'émotion, telle ou telle composante sous prétexte qu'elle ne serait pas ou mal adaptée au terrorisme. Nous ne devons pas baisser la garde, ni adapter notre outil de défense aux seules menaces actuelles et combats d'aujourd'hui. Gardons la bonne focale pour appréhender l'avenir incertain.

Je vous rappelle que, en parallèle de l'opération Sentinelle, nous avons plusieurs dispositifs en cours : des sous-marins et des avions assurent la dissuasion nucléaire ; un escadron de chars Leclerc se déploiera dans quelques semaines en Pologne dans le cadre des mesures de réassurance de l'OTAN en réaction à la crise ukrainienne ; le porte-avions Charles-de-Gaulle se dirige en direction de l'océan Indien – le Président de la République a souligné son caractère stratégique –; nos avions Rafale participent aux frappes de la coalition au-dessus de l'Irak ; et nos forces terrestres et nos forces spéciales prennent part à Barkhane et à Sangaris.

Si nous n'y prenons garde, nous pourrions bientôt ne plus être capables de remplir ces missions, ce qui m'amène à mon second point de vigilance : les moyens, notamment les effectifs et le budget.

S'agissant des effectifs, la mise en oeuvre du contrat protection a montré l'importance de pouvoir disposer d'effectifs militaires en nombre suffisant. En cela, nous soldons deux illusions : celle d'une armée « toute technologique » et celle d'une armée limitée à un corps expéditionnaire. Le fait que le Président de la République ait décidé de réduire de 7 500 les déflations d'effectifs du ministère sur la période de la LPM apporte un second souffle, d'autant qu'il s'accompagne d'un lissage de la déflation sur la période 2015-2019, ce qui desserre l'étau des effectifs. Au-delà de cette bonne nouvelle, c'est aussi l'occasion, me semble-t-il, de s'interroger sur les limites de l'externalisation et de la civilianisation en cas de crise.

La rénovation de notre système des réserves est aussi un chantier que nous soutenons, car elles sont indispensables : elles font partie intégrante de notre modèle d'armée. Les missions qui peuvent leur être confiées sur le territoire national doivent continuer à être développées et des réflexions sont en cours pour faire des réserves une véritable force de complément pour nos armées. Des accords-cadres avec les entreprises seront sans doute nécessaires, ainsi qu'une augmentation du budget alloué – 71 millions d'euros –, afin de fidéliser et augmenter encore la disponibilité et l'employabilité des réservistes. Ce sont des soldats professionnels à temps partiel formidables ; ils sont tous volontaires et nous apportent leur enthousiasme ainsi que leur connaissance des territoires. Nous sommes persuadés que le développement des réserves pourrait contribuer davantage encore à la cohésion nationale, même si elles ne sont pas la solution magique à notre équation budgétaire.

S'agissant du budget, je vous l'ai dit en octobre et le répète aujourd'hui : les armées ont besoin de toutes les ressources financières inscrites dans la LPM. Les ressources dites « exceptionnelles » en font partie ! Le costume est taillé au plus juste, mais il est cohérent. Gardons cette cohérence physico-financière entre les missions et les moyens, entre les ressources et les besoins. Je serai vigilant et reste confiant et déterminé, derrière le Président de la République – qui a rappelé récemment la sanctuarisation du budget de la Défense – et en accord total avec le ministre de la Défense.

Vous le savez : la déclinaison des récentes annonces doit encore être précisée. Ce sera, entre autres, l'objet de l'actualisation de la LPM. Mais actualisation ne signifie pas pour autant révision. Nous ne renversons pas la table de la LPM. Le modèle complet d'armée est bien celui sur lequel nous allons continuer à travailler avec attention et détermination, tout en le mettant à jour à partir du contexte stratégique actuel et des enseignements principaux de nos récents engagements.

Troisième point de vigilance : la bonne gestion du temps, qui est un critère majeur de réflexion pour deux raisons principales.

D'abord, parce qu'il est difficile de concilier le temps long et le temps court, qui sont souvent en compétition. Vous, comme moi, sommes soumis à la pression de la réponse immédiate. Pour toute problématique, des effets immédiats doivent être produits. C'est parfois aussi le temps médiatique.

Mais s'inscrire dans le temps long est aussi indispensable, à la fois pour qu'une stratégie porte ses fruits, pour développer des capacités militaires, tant sur les plans technologiques qu'opérationnels, pour passer du stade de la conception à celui de l'emploi sur le terrain. C'est le temps capacitaire du modèle d'armée 2025. « Il ne suffit pas de prévoir l'avenir, il faut le permettre » disait Saint-Exupéry. Un brutal mouvement de balancier est toujours destructeur pour notre outil militaire.

Deuxième raison : il faut avoir la capacité à durer et gérer le risque de cette durée. Je vous l'ai déjà dit : il n'y a plus de gras dans nos armées. L'opération Sentinelle ne saurait rester à ce niveau de déploiement dans la durée sans avoir de sérieuses conséquences en termes de capacités d'intervention, de relèves en opérations extérieures, de préparation opérationnelle et de coûts.

Il existe en effet d'ores et déjà des risques. D'abord, pour la préparation opérationnelle. Nos soldats ont besoin de s'entraîner régulièrement. Seul un entraînement continu et à bon niveau leur permet de s'engager sans préavis dans les missions les plus dures. Et il existe un niveau d'entraînement en deçà duquel il est impossible d'aller ; c'est aussi une question de sécurité.

Il y a aussi évidemment un risque d'éviction sur la capacité à conduire les OPEX. Nous n'en sommes pas là, mais il faut garder à l'esprit que nos troupes sont en permanence dans le tempo opérationnel : lorsqu'elles ne sont pas engagées en opérations extérieures, soit elles se régénèrent, soit elles se préparent à l'engagement suivant. C'est pourquoi, dans le cadre d'un dialogue interministériel constant et serein, nous adapterons progressivement notre dispositif à la menace et nos effectifs au nombre de sites sensibles à défendre, en privilégiant des modes d'action diversifiés et plus mobiles. Ce qui s'est passé tout à l'heure à Nice est une illustration de cette nécessité.

La capacité à durer repose aussi sur l'adaptation de l'opération Sentinelle à la réalité des menaces, ne serait-ce que pour reconstituer une réserve en mesure d'être réengagée si besoin était. Je peux et dois pouvoir remonter les effectifs à 10 000 hommes avec un très court préavis.

J'ai tenu la semaine dernière une réunion avec les officiers généraux de zone de défense pour évaluer la situation, zone par zone, et mesurer le fruit du dialogue avec les autorités préfectorales en la matière. Nous pouvons être fiers de ce que nous avons fait et la protection des Français reste évidemment une préoccupation prioritaire.

Quatrième et dernier point de vigilance : la prise en compte des nouvelles menaces. C'est la cybermenace et, plus largement, celles qui s'exercent dans le champ des perceptions.

Ce sont aussi les menaces contre les femmes et les hommes des armées et les emprises militaires sur notre sol. Pour ce que nous représentons, nous sommes aussi une cible prioritaire des ennemis de notre pays. Cette menace est désormais appréhendée à la hauteur de ce qu'elle représente : la création de la direction de la protection des installations, moyens et activités de la Défense – la DPID – en est une illustration et un symbole.

Pour conclure, je dirai que la défense est plus que jamais au coeur de l'intérêt national. Le contexte sécuritaire actuel renforce la pertinence d'une armée solide et réactive et d'un modèle complet d'armée. Nous sommes persuadés que c'est le bon choix : il est porté par la LPM, garante de la cohérence physico-financière entre les besoins et les ressources, les moyens et les missions.

Le Président de la République, chef des armées, a garanti le respect de cette LPM. Son exécution pour l'exercice 2015 est cruciale. Il ne faut pas baisser la garde : je compte sur votre vigilance !

La mission des armées est d'éviter la guerre, sa vocation est de la faire. À l'extérieur des frontières, elles conduisent la défense de l'avant de notre pays. À l'intérieur, elles continueront à faire leur devoir avec constance, fiabilité et fidélité. Restons vigilants au lien entre la sécurité extérieure et la sécurité intérieure, qui est de plus en plus fort.

À l'intérieur, comme à l'extérieur des frontières, les armées se mobiliseront toujours pour protéger la France et les Français. Les armées et la Nation incarnent une communauté de destin et de valeurs. Vous pouvez compter sur l'engagement sans faille de nos soldats, de nos marins et de nos aviateurs pour le succès des armes de la France.

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