Intervention de Christophe Deloire

Réunion du 29 janvier 2015 à 8h00
Commission d'enquête sur les missions et modalités du maintien de l'ordre républicain dans un contexte de respect des libertés publiques et du droit de manifestation, ainsi que de protection des personnes et des biens

Christophe Deloire, directeur général de Reporters sans frontières France :

Votre commission d'enquête a pour objet de travailler sur les missions et les modalités du maintien de l'ordre, mais une bonne partie de mon intervention portera non pas sur le comportement des forces de l'ordre elles-mêmes – ce n'est pas le problème le plus crucial pour les journalistes qui couvrent des manifestations – mais sur celui d'autres parties prenantes, à savoir des groupes de manifestants. Nous reviendrons néanmoins au sujet puisque le comportement de certains types de manifestants à l'égard des journalistes peut ou doit susciter une réaction des forces de l'ordre.

Les journalistes, quel que soit leur lieu de reportage, sont attaqués de toutes parts, et leur rôle est de plus en plus contesté par des gens qui estiment pouvoir se passer d'eux grâce aux nouvelles technologies. Ceux-là se disent qu'il suffit d'avoir un site internet, des caméras et des micros pour maîtriser un média et s'adresser directement à son public. Je m'inscris bien sûr en faux contre cette idée : pour imparfaits qu'ils soient, les médias appliquent néanmoins des procédures et des règles d'éthique qui visent à garantir la fiabilité et l'honnêteté des informations qu'ils délivrent, et on ne saurait les assimiler à des organes de communication purement militants. Pour autant, la confusion s'installe dans l'esprit du public, et les journalistes qui font honnêtement leur travail de collecte et de diffusion d'informations s'en trouvent fragilisés.

La violence à l'égard des journalistes qui couvrent des manifestations est un phénomène mondial. En mars 2014, Reporters sans frontières a fait un exposé écrit sur le sujet, à l'occasion de la vingt-cinquième session du Conseil des droits de l'homme de l'ONU, où notre ONG dispose d'un statut de membre consultatif. Nous avons listé de très nombreux pays et il ne me viendrait évidemment pas à l'esprit de renvoyer dos à dos la Chine ou la Turquie et la France, mais nous avons relevé les dérives observées dans certains États démocratiques. En France, nous avons cité les agressions et intimidations dont ont été victimes des journalistes, notamment lors des manifestations contre la loi sur le mariage pour tous ou lors de la manifestation du 26 janvier 2014.

Lors des manifestations, il peut y avoir des tensions entre journalistes et policiers. En novembre 2014, nous en avons recensé quelques cas dans un communiqué. Le samedi 22 février 2014, un photographe indépendant, cofondateur de Citizen Nantes, a été atteint par le tir de flash-ball d'un CRS pendant une manifestation contre la construction de l'aéroport de Notre-Dame-des-Landes, alors qu'il était en train de filmer. Le 23 septembre, un journaliste du site spécialisé Reporterre, Emmanuel Daniel, a été violenté par la police à Albi, pendant une action de protestation contre la destruction de la zone du Testet. Depuis, le fondateur de Reporterre et ancien journaliste du Monde, Hervé Kempf, nous a signalé que lui-même et les journalistes de son site n'avaient eu d'autre problème que celui d'avoir été retenus pendant vingt minutes à un barrage par la police. Enfin, dans un tout autre contexte, une journaliste de Montpellier Journal a été empêchée de faire son travail, le jeudi 23 octobre, lors de l'expulsion d'un squat situé sur l'avenue de Lodève à Montpellier : un policier lui a arraché des mains le téléphone portable avec lequel elle avait pris des photos.

Les principaux problèmes ne surgissent d'ailleurs pas lors des grandes manifestations mais plutôt lors de petites opérations de ce genre, durant lesquelles du matériel peut être saisi, ce qui pose le problème de la confidentialité des sources des journalistes. Un problème similaire s'est produit lors d'une opération organisée par l'association Droit au logement (DAL). Or ces phases ne sont pas couvertes par la loi de 2010 sur le secret des sources qui, j'en conviens, n'est pas le sujet du jour.

De notre point de vue, bien plus graves sont les comportements de manifestants, ou groupes de manifestants, à l'égard des journalistes. Les manifestations contre le barrage de Sivens ont donné lieu à de très fortes tensions. Le 2 novembre, Éric Bouvet, un photographe qui a couvert les terrains les plus dangereux du monde, a dû quitter la commémoration à la mémoire de Rémi Fraisse, craignant pour sa sécurité : sa photo avait circulé et le bruit courrait qu'il était en réalité un policier infiltré. Il ne s'agissait pas d'une réaction spontanée mais d'une construction destinée à l'empêcher de travailler. D'autres reporters ont été empêchés de prendre des photos à Albi ou à Lisle-sur-Tarn. À quelque 900 kilomètres de là, deux journalistes de La Voix du Nord ont été délibérément agressés, le 27 octobre : ils ont reçu un jet de gaz lacrymogène dans les yeux.

Ces agressions sont souvent le fait de gens qui considèrent qu'il n'y a pas lieu d'avoir d'autres versions des faits que la leur, qu'ils diffusent via leurs propres moyens de communication. La critique des médias est légitime mais, dans leur cas, elle est poussée au point où tout média étranger à leur cause est nécessairement vendu à tel ou tel pouvoir.

Les manifestations contre le mariage pour tous ont produit de semblables comportements. En avril 2013, alors que le projet de loi était en cours d'examen dans l'hémicycle, deux journalistes de La Chaîne parlementaire Assemblée nationale (LCP) ont été agressés et leur matériel a été détérioré. Quelques jours plus tard, à Rennes, des manifestants anti-mariage pour tous ont attaqué deux journalistes de Rennes TV. Le 26 mai, un journaliste de l'Agence France-Presse a été jeté à terre et roué de coups, en marge de la manifestation. Plus tard, des reporters du Petit Journal, qualifiés de collabos, ont reçu des coups de pied, des coups de poing et des cannettes. Je vous épargne d'autres cas d'espèces mais je les tiens à votre disposition.

Je vous ai cité les manifestations hostiles au barrage de Sivens ou au mariage pour tous, mais des actes semblables se sont produits en d'autres occasions : en février, en Haute-Normandie, lors de manifestations des salariés du port de Rouen ou du Havre ; en septembre, à Saint-Nazaire, après une manifestation « Mistral, gagnons ! » organisée par des partisans de la vente de navires Mistral à la Russie ; cet été, pendant les manifestations pro-Gaza et pro-israéliennes, Jacques Demarthon, photographe de l'AFP, a été violemment frappé dans le dos par un individu, au point d'avoir l'épaule fracturée et de rester en arrêt de travail pendant vingt et un jours.

Nous n'avons pas fait d'enquête exhaustive, mais nous avons organisé une table ronde avec des journalistes qui se sont dits préoccupés par le comportement des manifestants et non pas par celui des forces de l'ordre. Au risque de vous surprendre, je dois dire que le comportement des forces de l'ordre est considéré de manière favorable par les journalistes que nous avons rencontrés.

Il existe des textes internationaux sur ce que devrait être le comportement des forces de l'ordre à l'égard des journalistes durant les manifestations. Dans sa résolution 2538, adoptée le 24 mars 2014, le Conseil des droits de l'homme des Nations unies exprime sa préoccupation face au nombre d'attaques visant les défenseurs des droits de l'homme et les journalistes dans le cadre de manifestations pacifiques. Il souligne « le rôle important que peut jouer la communication entre les manifestants, les forces de l'ordre et les autorités locales dans la bonne gestion des rassemblements. » Il appelle les États « à établir des mécanismes de communication appropriés » et il leur demande « d'accorder une attention particulière à la protection des journalistes et des professionnels des médias qui couvrent les manifestations pacifiques, en tenant compte de leur rôle spécifique, de leur exposition et de leur vulnérabilité. »

Un texte comme celui-là affirme que les forces de l'ordre doivent protéger les journalistes et ne pas se contenter de s'abstenir de commettre des exactions à leur encontre. En outre, il engage les États « à assurer une formation adéquate aux membres des forces de l'ordre et, s'il y a lieu, à promouvoir la formation adéquate du personnel privé agissant pour le compte de l'État. » La France pourrait s'en inspirer.

La catégorie des journalistes ne comprend pas les seuls détenteurs de la carte de presse. Le journalisme est une fonction sociale. Dans son observation générale n° 34 sur la liberté d'expression, le Comité des droits de l'homme a eu l'occasion de rappeler que « le journalisme est une fonction exercée par des personnes de tous horizons, notamment des reporters et analystes professionnels à plein-temps ainsi que des blogueurs et autres particuliers qui publient eux-mêmes le produit de leur travail, sous forme imprimée, sur l'Internet ou d'autre manière. » Certes, dans une manifestation, il est difficile de repérer une fonction sociale et de distinguer certains manifestants de personnes exerçant une activité d'information.

Je voudrais attirer votre attention sur la Résolution 1947, adoptée en 2013 par l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe, qui s'intitule « Manifestations et menaces pour la liberté de réunion, la liberté des médias et la liberté d'expression ». Elle appelle notamment les États « à assurer la liberté des médias, à mettre un terme au harcèlement et à l'arrestation des journalistes et à la perquisition de leurs locaux, et à s'abstenir d'infliger des sanctions aux médias qui couvrent les manifestations, conformément à la Résolution 1920, adoptée en 2013, sur l'état de la liberté des médias en Europe. »

Venons-en à la question du droit à l'image, source d'agacement des manifestants et des forces de l'ordre. Certains considèrent que les journalistes sont en dehors de leur champ de légitimité quand ils s'avisent de prendre des images. Nous contribuons à faire savoir à toutes les parties prenantes que la captation d'images est libre, et que seule la diffusion est soumise à des règles.

Il nous semble important que l'État soit particulièrement vigilant, s'agissant de la sécurité des journalistes et de la protection de la liberté d'information, dans le contexte des manifestations. Les forces de l'ordre doivent avoir conscience que, de nos jours, les journalistes se trouvent malheureusement en état de vulnérabilité quand ils font leur travail, quand ils exercent leur fonction de tiers de confiance consistant à rapporter au citoyen ce qui se passe dans une manifestation, le plus honnêtement possible.

Il nous semble essentiel que soient poursuivies en justice et jugées les personnes qui agressent des journalistes ou les empêchent de couvrir une manifestation. Nous proposons d'intégrer dans la législation un délit d'obstruction à la liberté d'information par une personne dépositaire de l'autorité publique, assorti de sanctions pénales. Cette mesure n'est pas prioritaire mais elle mérite d'être soumise à la réflexion pour prévenir de plus grandes dérives que celles constatées.

Nous proposons aussi d'intégrer dans les textes des dispositions relatives au secret des sources et à l'interdiction des réquisitions de matériel journalistique car, comme je l'ai indiqué précédemment, nous avons observé plusieurs cas de saisie de matériel, vidéo ou autre. J'espère que le vide juridique sera comblé à la faveur de l'adoption de la loi sur le secret des sources, puisque le Président de la République a annoncé le réveil de ce texte endormi depuis un an.

Nous pensons aussi qu'il serait pertinent d'assurer une formation adéquate aux agents des forces de l'ordre : le droit à l'image devrait être au programme des écoles de police.

Enfin, il faut reconnaître que le droit à l'information n'est pas conditionné à la détention d'une carte de presse ou d'une accréditation. Des blogueurs, des citoyens et des documentaristes peuvent exercer régulièrement l'activité de journaliste sans avoir la carte de presse. Celle-ci n'a pas à devenir un visa pour pouvoir couvrir les manifestations.

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