Intervention de Jean Tirole

Réunion du 11 février 2015 à 14h00
Commission des finances, de l'économie générale et du contrôle budgétaire

Jean Tirole, prix Nobel d'économie, président de l'école d'économie de Toulouse :

Je suis très honoré d'être devant vous, et j'avoue d'emblée que, n'ayant pas la science infuse, je ne pourrai sans doute pas répondre à toutes vos questions.

Le climat sera un enjeu capital, cette année, en France, où se tiendra la COP21. Je suis malheureusement pessimiste sur l'issue de cette conférence, comme je l'avais été sur celle de Copenhague. Pour lutter contre le réchauffement climatique, il faut passer à la vitesse supérieure et prendre des engagements contraignants. Le sujet croise celui de la croissance : si l'on adopte de mauvaises politiques en matière climatique, le coût de l'économie verte augmentera de manière substantielle. C'est pourquoi il faut arriver à fixer un prix unique du carbone au niveau mondial. Tous les économistes s'accordent sur ce point. On doit aussi donner une visibilité aux entreprises qui font de la R&D, et opteront pour une économie plus verte. En matière d'environnement comme d'endettement, ma génération a été égoïste. Elle doit à présent mieux prendre en compte celles qui lui succéderont.

La faiblesse de la croissance française me semble structurelle. Je ne partage pas l'analyse de ceux qui l'attribuent au ralentissement de l'innovation. De nouvelles technologies nous arriveront bientôt, en plus de celles qui sont déjà parmi nous. Le nouveau contexte économique crée moins un problème de croissance que d'inégalités. La mondialisation, qui augmente la taille des marchés et accélère le changement des métiers, crée depuis vingt ans aux États-Unis une polarisation, qui s'installe en France : certaines personnes extrêmement instruites et novatrices gagnent beaucoup d'argent, tandis que la classe moyenne de jadis, dont les tâches sont désormais exécutées par des robots, tend à disparaître.

En Europe du Sud, particulièrement en France, le premier problème est le chômage. Celui-ci touche principalement les moins qualifiés, notamment les jeunes, de dix-huit à vingt-cinq ans, et les seniors, de cinquante-cinq à soixante-quatre ans. Le taux d'activité de plus de soixante ans est particulièrement faible en France : il tombe à 23 %. Cette situation, qui pèse lourd sur les finances publiques, n'incite pas les travailleurs âgés à rester actifs.

Le système actuel crée du chômage, ainsi que des emplois à court terme, qui sont de mauvais emplois. Les entreprises n'engagent pas de frais pour former quelqu'un qu'elles embauchent en CDD, considérant qu'il a vocation à partir. Cette situation crée une anxiété même chez les salariés en CDI, qui savent que, s'ils perdent leur travail, ils auront beaucoup de mal à en retrouver. Les enquêtes internationales montrent qu'un Danois, bien moins protégé qu'un Français, a moins peur du chômage, car il est conscient qu'il n'aura pas de mal à retrouver un emploi. Le principal problème est le chômage de long terme, qui entraîne une perte de qualification, c'est-à-dire de capital humain. Olivier Blanchard et Lawrence Summers parlent à ce sujet d'une euro-sclérose, qui entraîne des conséquences à court et à long terme.

L'endettement est un deuxième sujet d'inquiétude. Non seulement il n'y a pas eu de désendettement en Europe, mais l'endettement de l'État a augmenté, principalement dans l'Europe du Sud. À côté de la dette publique classique, il faut tenir compte du hors-bilan de l'État, comme les retraites et les emplois fonctionnarisés des collectivités locales, très peu flexibles. La dette publique est non seulement un fardeau pour nos enfants, mais un danger pour la pérennité de notre système social : santé, retraites, éducation, aide aux plus démunis. Il suffit d'observer la situation de la Grèce et de l'Espagne pour comprendre ce qui se passe quand les finances publiques vont mal. En outre, un État endetté n'a pas la possibilité de mener une politique contracyclique. Il est normal qu'un pays qui entre en récession augmente son déficit budgétaire. S'il est endetté, il lui sera très difficile de le faire ou de procéder à des investissements publics.

La compétitivité de la France ne s'est pas redressée. Par ailleurs, notre balance des paiements accuse un déficit non négligeable. Cela nous oblige soit à emprunter à l'étranger, ce qui augmente notre dette, soit à vendre des actifs, privés ou publics. Une controverse s'est élevée sur le fait que 50 % des dividendes sont versés à l'étranger. C'est inévitable, compte tenu du déficit de notre balance des paiements.

Une troisième inquiétude tient à la faiblesse des investissements. En dépit de certaines incitations, les entreprises françaises investissent peu. Quant aux ménages, ils se détournent des investissements risqués, alors qu'une économie en croissance a besoin de haut de bilan. Ils s'intéressent encore trop à la pierre, qui leur paraît une valeur sûre. Quand ils souscrivent des assurances-vie, 86 % du montant s'investit dans des fonds en euros, et 14 % en unités de compte. Le fait que Solvabilité II incite les banques et les compagnies d'assurances à investir dans du certain induit un rendement plus faible et un moindre intérêt pour le haut de bilan.

Une quatrième inquiétude tient au fait que les taux d'intérêt sont très bas, ce qui est facteur d'instabilité financière. Il n'y a pas d'autre solution, pour maintenir l'économie en vie, que de réduire les taux d'intérêt, ce qui a été fait depuis 2007, mais, quand un fonds a garanti un rendement aux épargnants, il ne peut le servir qu'en prenant des risques, ce qui est dangereux. Les économistes ont montré que les bulles immobilières augmentent quand les taux d'intérêt sont bas. La modicité des taux d'intérêt entraîne en outre un endettement de court terme.

Enfin, à la différence de certains pays, notamment ceux de l'Europe du Nord, la France n'a pas procédé à la réforme de l'État. À cet égard, il faut définir des priorités et une méthode, ce qui est sans doute plus facile à dire qu'à faire. Je n'ai pas besoin de vous convaincre de la nécessité d'une approche bipartisane, qui persuadera les acteurs économiques que les réformes seront stables. En Allemagne, en Suède, en Australie, au Canada ou au Chili, celles-ci ont été faites par des socialistes, qui ont été réélus, sauf en Allemagne, et la droite les a reprises à son compte. La stabilité des réformes tient en partie au fait qu'un consensus se soit dégagé sur la nécessité de les mener à bien.

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