Intervention de Jean Tirole

Réunion du 11 février 2015 à 14h00
Commission des finances, de l'économie générale et du contrôle budgétaire

Jean Tirole, prix Nobel d'économie, président de l'école d'économie de Toulouse :

Pour les économistes, le facteur essentiel du PIB est la qualité de vie, dont l'environnement fait manifestement partie, ce qui justifie quelques sacrifices. La croissance verte a un coût, qu'on évalue quand on instaure des taxes sur les polluants. On peut aussi inciter les acteurs à adopter des comportements vertueux, à investir dans la R&D ou à isoler leur logement. Je trouve normal qu'on perde un peu de croissance pour vivre dans un monde plus vert, mais il s'agit d'un choix de société, qui n'appartient pas aux économistes.

Les thèses de Robert Gordon sur la croissance sont controversées, car on constate des innovations dans tous les domaines, à commencer par la biotechnologie ou la santé. On attend aussi de l'innovation verte, qui sera cruciale pour résoudre le problème du réchauffement climatique.

J'émets plus de réserves sur l'innovation française. Notre pays possède un capital humain – de bons chercheurs et des gens talentueux dans les entreprises –, mais il n'est pas en tête en matière de brevets ou d'applications. Nous avons certes des prix Nobel, mais ceux-ci ne sont pas très jeunes. Ce sont les chercheurs de trente ou trente-cinq ans qui apportent le plus d'innovations et qui créent des entreprises. Quand on se promène près du MIT – Massachusetts Institute of Technology –, on est frappé par la concentration d'entreprises de biotechnologie, qui ont surgi spontanément là où il n'y avait, vingt ans plus tôt, que des terrains vagues. Des chercheurs de très haut niveau ont attiré d'excellents étudiants ; ceux-ci ont créé des start-up au conseil d'administration desquelles ils ont placé leurs professeurs. La concentration de toutes les grandes entreprises de la biotechnologie mondiale a créé de nombreux emplois en Californie. Dans des secteurs scientifiques moins avancés, Amazon ou Uber produisent de l'innovation. Il faut arriver à conserver les talents en France. Ceux-ci perçoivent de hauts salaires, ce qui est facteur d'inégalités, mais ce sont ces talents qui créent des emplois.

Dans la société postindustrielle dans laquelle nous entrons, ceux-ci seront liés aux nouvelles technologies et aux services : santé, aide la personne, hôtellerie, restauration. Compte tenu de nos salaires, nous ne pourrons pas concurrencer la compétitivité des pays émergents. On peut toutefois trouver des créneaux, comme l'ont fait les Allemands dans le domaine de l'automobile. Ils y sont parvenus en innovant dans un secteur où les prix n'ont pas besoin d'être compétitifs. Le monde industriel que nous avons connu a pris fin : il ne créera plus d'emplois ou, s'il le fait, cela coûtera une fortune à l'État.

La plupart des économistes sont hostiles au principe d'une politique industrielle. L'État ne dispose pas des connaissances nécessaires pour identifier les secteurs qui vont marcher. On risque, puisque l'industrie ne crée pas de valeur ajoutée, de paupériser les travailleurs français si on les met en concurrence avec ceux des pays à bas salaires. Enfin, il faut se méfier des lobbys. Tous solliciteront l'aide de l'État, mais il n'est pas certain que ceux qui l'obtiendront sont ceux qui en ont le plus besoin.

Si l'on veut définir une politique industrielle, il faut s'en remettre à une agence indépendante, très professionnelle, sur le modèle de la DARPA – Defense Advanced Research Projects Agency –, qui a présidé à la naissance d'internet aux États-Unis, de la NSF – National Science Foundation – ou des NIH – National Institutes of Health. Ces agences indépendantes, qui subventionnent la recherche de haut niveau, s'en remettent au jugement des pairs, comme le fait le Conseil européen de la recherche – CER –, agence publique d'autant plus efficace qu'elle est indépendante des lobbys.

Bien que j'aime beaucoup Joseph Stiglitz, que j'ai reçu une semaine en juin à Toulouse, je ne partage pas son analyse de la situation européenne. La dette nationale de la Grèce, qui représente 175 % de son PIB, est détenue non plus par les marchés financiers mais un peu par le Fonds monétaire international – FMI – et la BCE, et beaucoup, en bilatéral, par les pays de l'Eurogroupe, essentiellement l'Allemagne, la France, l'Italie et l'Espagne. Pour que la Grèce la rembourse, il lui faudrait dégager, pendant des années, un surplus primaire – c'est-à-dire avant remboursement de la dette – de l'ordre de 4 %. Cela semble très improbable, même si, jusqu'en 2020, le service de la dette n'est pas considérable, puisque son taux d'intérêt n'excède pas 3 %. Il faut par conséquent renégocier la dette, ce qui, j'en conviens, est plus facile à dire qu'à faire.

La Grèce doit 42 milliards d'euros à la France. Ce montant atteint presque celui de notre budget de l'Éducation nationale, même si l'on ne peut comparer un budget annuel, qui est un flux, à une dette, qui est un stock.

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