Intervention de Général Pierre de Villiers

Réunion du 10 février 2015 à 17h15
Commission des affaires étrangères

Général Pierre de Villiers, chef d'état-major des armées :

Je voudrais en tout premier lieu vous remercier de me donner l'occasion de m'exprimer devant vous, car j'attache la plus grande importance à ces échanges directs avec la représentation nationale.

Vous avez souhaité m'entendre au sujet des opérations extérieures et je vous en remercie parce qu'elles sont au coeur de mes responsabilités et parce que c'est sur les théâtres d'opérations que les hommes et les femmes des armées risquent leur vie pour la défense de l'avant de notre pays, pour protéger nos ressortissants, défendre les intérêts et les valeurs de la France, ainsi que lui permettre d'assumer ses responsabilités sur la scène internationale. C'est leur fierté et aussi ma fierté.

Vous le savez également, la voix de notre pays est d'autant plus entendue que nos armées sont crédibles.

À l'heure où je vous parle, alors même qu'elles se réforment en profondeur sous forte pression budgétaire, près de 9 000 militaires sont engagés dans 24 opérations extérieures ; environ 20 000 autres sont engagés dans des missions permanentes sur le territoire national, en métropole et outre-mer, avec en particulier l'opération Sentinelle, dont l'effectif est encore aujourd'hui de 10 000 soldats.

Dans des conditions souvent très difficiles, ils font preuve d'un courage et d'un sens du service remarquables ; je suis heureux de pouvoir témoigner devant vous de leur engagement.

L'action des armées françaises en opérations extérieures s'inscrit dans un large spectre de missions. Toutes contribuent à la défense de l'avant de notre pays.

J'articulerai mon discours en quatre parties : le contexte sécuritaire, qui montre que le lien entre la sécurité extérieure et la sécurité intérieure n'a jamais été aussi fort ; les opérations extérieures ; les enseignements que j'en tire, qui confortent la pertinence du choix d'un modèle complet d'armée porté par la LPM ; mes préoccupations, qui tiennent à la cohérence de notre outil de défense.

S'agissant du contexte sécuritaire, il s'est en quelques mois profondément modifié. Il s'est durci et la sécurité du monde s'est dégradée ; « le tumulte du monde » a augmenté.

Nous observons des menaces qui se rapprochent de nos frontières et de celles de l'Europe. L'ensemble de la bande sahélo-saharienne (BSS) avec ses groupes armés terroristes, le Nigeria et les pays riverains du lac Tchad avec Boko Haram, la Syrie et l'Irak avec Daech, l'Ukraine avec les combats du Donbass s'ajoutent aux autres menaces de déstabilisation que représentent la piraterie maritime, le risque cyber et les attaques dans les champs de la perception et de l'information.

Sur le flanc est de l'Europe, la crise ukrainienne renoue avec les conflits de type interétatique. Sur le flanc sud, des guerres à la fois infra-étatiques et transnationales se multiplient, avec un niveau de violence et d'horreur jamais atteint. Des groupes armés terroristes cherchent désormais à contrôler des territoires entiers. Si je voulais caricaturer ce contexte général, je dirais volontiers que certains États se comportent parfois comme des bandes armées et des bandes armées comme des États.

Ces menaces comprennent désormais celle d'actes terroristes sur le sol national avec le risque représenté par les individus partis combattre à l'étranger. Pour compléter ce premier constat, je voudrais vous livrer trois réflexions d'ordre général.

D'abord, il existe un lien très fort entre la sécurité extérieure et la sécurité intérieure. La mondialisation, les connexions matérielles et immatérielles, à l'échelle régionale et mondiale, augmentent la difficulté de circonscrire une crise à un théâtre limité. Le djihadisme international est la plus récente illustration de cette contagion des crises avec ses répercussions sur les théâtres nationaux.

Deuxièmement, gagner la guerre ne suffit pas, il faut aussi gagner la paix ; seule une approche globale le permet.

La force seule n'est pas en soi une solution ; elle est un levier, un moyen au service de la défense et de la sécurité nationale et collective. Si la complexité croissante des crises rend de plus en plus difficile l'établissement d'une stratégie globale, il s'agit néanmoins, avant l'engagement, de penser au-delà des seuls effets militaires. Les armées obtiennent de remarquables résultats, mais gagner la paix nécessite aussi des succès sur les plans de la gouvernance, du développement, de la justice et de l'éducation.

Troisièmement, la situation sécuritaire qui se dégrade renforce le besoin de collaboration dans le cadre d'un plus grand partage du fardeau. Nos armées ont des moyens de plus en plus comptés. Pour faire face aux défis logistiques, au nécessaire partage du renseignement ou au contrôle des espaces, nous avons un besoin accru de collaboration avec les autres nations. Il n'y a pas d'actions durables sans dimension internationale et additionner les efforts, c'est multiplier les effets ! Mais il faut être conscient que les pays qui conjuguent véritablement la volonté et les moyens d'intervenir militairement sont en réalité très peu nombreux. Il faut aussi prendre en compte une certaine fatigue des pays occidentaux et des organisations internationales après les conflits irakiens et afghans. Les divergences d'appréciation de situation entre pays rendent également ce partage du fardeau parfois difficile à mettre en oeuvre. Les débats actuels au sein de l'OTAN montrent des différences de perception très sensibles sur les menaces à l'est et au sud de l'Europe et illustrent ces difficultés.

Dans ce contexte sécuritaire qui se dégrade, nos armées sont déjà pleinement engagées sur plusieurs fronts – ce qui me conduit à vous détailler nos opérations extérieures.

Pour cela, j'ai choisi de vous présenter les théâtres d'opération dans l'ordre de nos effectifs engagés. J'aborderai donc successivement le Sahel, la République centrafricaine (RCA), le Levant puis le Liban. Ces quatre théâtres concentrent en effet plus de 80 % de nos effectifs engagés en opération extérieure. Je n'évoquerai que très rapidement les autres opérations, sur lesquelles je pourrai revenir lors de vos questions.

D'abord, donc, le Sahel avec l'opération Barkhane et ses 3 300 soldats. Depuis le 1er août dernier, Barkhane prolonge, dans une dimension nouvelle, sur l'ensemble de la bande sahélo-saharienne, le remarquable travail de sécurisation qui a été fait au Mali par l'opération Serval.

Dans ce cadre, nous pouvons compter sur l'implication des pays de la région. Notre approche est en effet régionale et s'appuie sur un partenariat élargi qui comprend la Mauritanie, le Mali, le Niger, le Tchad et le Burkina-Faso – ce que l'on appelle les pays du G5 Sahel, dont je rencontre très régulièrement mes homologues.

Je veux ici souligner la volonté d'agir de ces pays dont les moyens sont pourtant comptés. Leur implication dans les opérations elles-mêmes, mais aussi dans la planification opérationnelle, illustre leur prise en compte progressive du besoin de lutter et de se coordonner contre les terroristes qui jouent sur la porosité des frontières pour agir. Cette lutte est le ciment de notre cohésion avec les pays du G5 Sahel. Pour autant, eu égard à leurs autres difficultés internes, ce volontarisme ne doit pas faire sous-estimer le poids que représente pour eux la prise en main de leur sécurité. Cet aspect important plaide, là encore, pour une approche globale et la mise en place de relais dans le champ de l'aide au développement.

Dans le domaine sécuritaire, mes préoccupations actuelles sont de nature différente, selon que l'on regarde au sud ou au nord.

Il y a d'abord le Nord Mali, où les groupes armés terroristes ciblent et harcèlent la MINUSMA, c'est-à-dire la force de l'ONU. Il y a aussi le blocage politique sur le statut des zones du nord. Les pourparlers d'Alger montrent néanmoins l'attention soutenue et l'inquiétude légitime des acteurs de la région, en particulier l'Algérie, où je me suis rendu il y a quelques mois. Cette instabilité du nord de la BSS est entretenue par celle du Sud-Ouest libyen qui est une zone refuge et de transit des groupes terroristes. L'installation de la base temporaire de Madama, dans le Nord Niger, qui est désormais opérationnelle, vise précisément à lutter directement contre les transits en provenance de cette région.

Il y a ensuite, au sud, la menace de Boko Haram, qui étend ses actions vers les pays frontaliers de sa zone traditionnelle d'implantation. Là encore, une réponse transnationale est nécessaire et les accrochages très violents de la semaine dernière entre Boko Haram et les forces tchado-nigériennes sont préoccupants.

Ces quelques considérations montrent que la stabilisation de la zone passera par un renforcement continu de la coopération régionale entre les pays du Sahel. Elle demandera aussi un accord politique malien et une stabilisation, d'abord politique, puis sécuritaire, de la Libye. Elle nécessitera enfin une collaboration renforcée avec l'Algérie, d'une part, et le Nigeria, d'autre part, qui sont des acteurs régionaux majeurs, ainsi qu'une mobilisation de la communauté internationale pour venir en aide aux pays de la région.

Dans ce contexte tendu, la force Barkhane a bien pour objectif de transférer la lutte contre les groupes armés terroristes aux forces locales. Pour cela, son action comporte principalement deux volets.

Le premier est l'accompagnement et l'aide à la montée en puissance des forces de sécurité régionales. C'est le sens des opérations conduites avec les forces partenaires pour la mise en place de dispositifs permanents de contrôle des zones lacunaires à leurs frontières. C'est ce qui est par exemple en train d'être réalisé avec les forces nigériennes et tchadiennes dans la zone septentrionale entre leurs deux pays.

Le deuxième volet de notre action est la lutte directe contre les groupes armés terroristes, afin d'empêcher toute coordination entre eux et d'entraver leur liberté d'action au Sahel. Il faut reprendre l'initiative tactique. Pour cela, nous menons des opérations centrées sur leurs flux logistiques et leurs têtes de réseaux. Comme l'a déclaré notre ministre de la défense, Jean-Yves Le Drian, depuis un an, nous avons neutralisé de l'ordre de 200 combattants terroristes dans la BSS, dont plusieurs chefs.

Au Sahel, pour ces actions militaires, où nous allons souvent chercher à quinze mètres les dernières résistances terroristes, nous pouvons compter sur l'aide d'autres partenaires en particulier américains, mais aussi de l'Union européenne, avec l'EUTM Mali, et de l'ONU, avec la MINUSMA. Nous ne sommes pas seuls.

En agissant avec détermination et rapidité, les armées françaises ont donné un coup d'arrêt à l'expansion d'Al-Qaida au Maghreb islamique (AQMI) et je crois que nous pouvons être satisfaits d'avoir évité la création d'une zone de non-droit régie par des groupes terroristes, à l'image de ceux que nous combattons maintenant au Levant. Notre engagement a eu un effet d'endiguement et donne aujourd'hui du temps pour aider nos partenaires africains à monter en puissance face à un adversaire diminué. Cela nous permet également d'installer une approche globale. En Afrique, comme ailleurs, sachons être patients ; une opération qui dure n'est pas forcément une opération qui s'enlise !

S'agissant de la RCA et de notre deuxième contingent le plus important, dans le cadre de l'opération Sangaris, avec nos camarades africains et européens, nous sommes intervenus, il y a un peu plus d'un an, en décembre 2013, dans des conditions très difficiles. Nos soldats ont réussi à réduire le niveau de violence et à briser la spirale incontrôlée des représailles. Ils ont pu éviter le pire : un massacre interethnique et une catastrophe humanitaire. Bien sûr, à Bangui, comme en province, les milices sont encore capables – et coupables – d'exactions et de pics de violence ; les récents enlèvements en sont les exemples les plus frappants. Mais ces montées de violence, aussi odieuses soient-elles, restent néanmoins limitées, ponctuelles et de moins en moins fréquentes. Aujourd'hui la situation sécuritaire et économique s'est nettement améliorée. Les écoles ont pu rouvrir, les marchés sont à nouveau réapprovisionnés, le commerce a repris. Ainsi, par exemple, le trafic routier commercial sur l'axe Bangui-Cameroun est rétabli : il est actuellement de 400 à 600 camions par semaine, soit un flux quatre fois plus important qu'en décembre 2013.

Grâce à Sangaris, la communauté internationale a aussi pu se déployer, ce qui était le but recherché. La MINUSCA compte aujourd'hui un effectif de 8 500 soldats et policiers répartis sur la majeure partie du pays. Elle se transforme en force de maintien de la paix et prend progressivement, avec succès, notre relais. Elle sera pleinement opérationnelle en principe début mai.

J'attire néanmoins votre attention sur le fait que nous sommes arrivés à un palier militaire. La prochaine étape sera avant tout politique. Elle devra mener à la restauration de l'État, de son administration et à la réconciliation nationale. L'opération Sangaris installe et consolide les conditions pour cette nouvelle étape clé de la pacification du pays. Je voudrais à cet égard souligner devant vous le comportement exemplaire de nos soldats, hommes et femmes, qui gèrent avec abnégation des situations difficiles, où tout peut dégénérer très vite, sans préavis. En RCA, nos soldats font preuve, encore peut-être plus qu'ailleurs, d'une remarquable maîtrise de l'emploi de la force – qui est la caractéristique principale du soldat français. Ils s'engagent avec le courage, le sens de la mission et la fraternité d'armes qui font l'honneur de leurs unités, comme l'admiration de nos alliés.

Concernant l'opération Chammal, déclenchée au Levant le 19 septembre dernier, là aussi, notre sécurité collective est en jeu. Notre participation au sein de la coalition internationale a pour but de lutter, aux côtés des autorités irakiennes et à leur demande, contre les terroristes qui menacent directement notre pays. Nous agissons par la fourniture d'un appui aérien et, dès l'été dernier, nous avons contribué à ce que Daech ne s'empare ni de Bagdad, ni d'Erbil. Nos pilotes de Rafale et de Mirage 2000 font preuve d'une remarquable efficacité opérationnelle et nous sommes aussi présents dans le domaine de la formation des peshmergas.

La problématique des combattants étrangers fait l'objet d'un effort en renseignement, qui prend une grande valeur au travers de son partage avec nos alliés.

Je ferai trois remarques sur notre engagement au Levant.

D'abord, notre appui est à mettre en regard de l'appui américain dont nous bénéficions au Sahel. Dans notre lutte commune contre les groupes armés terroristes, nous sommes présents au Levant, mais l'effort de nos moyens va au Sahel. Nous sommes leader avec le G5 au Sahel, équipier au Levant. C'est le nécessaire partage du fardeau, dont je vous parlais.

Deuxièmement, avec le transport aérien de fret humanitaire effectué dès le 9 août de l'année dernière, puis les largages au-dessus du Nord de l'Irak, la France a été, aux côtés des États-Unis, le premier pays de la communauté internationale à agir en apportant une aide à destination de la population kurde, en situation de détresse. C'est l'illustration de la liberté d'action que les capacités et la réactivité de nos armées offrent à l'autorité politique ; et c'est l'honneur de la France que d'avoir réagi de la sorte.

Troisièmement, une fois de plus, l'opération Chammal montre la pertinence de nos forces prépositionnées et de notre implantation dans la région. Elle montre aussi l'importance de nos efforts en matière de coopération militaire et de relations internationales militaires dans cette zone. D'emblée, notre base aérienne aux Émirats arabes unis (EAU) a permis à nos avions de décoller pour agir au-dessus de l'Irak. Aujourd'hui, nos relations avec la Jordanie, où je me suis rendu il y a quelques jours, nous permettent d'avoir un dispositif complémentaire, avec les Mirage 2000. La présence de notre porte-avions dans la région élargira encore le spectre de nos capacités d'actions aériennes.

La situation au Levant me conduit aussi à vous parler de l'opération Daman au Liban.

Avec environ 900 militaires, la France est l'un des principaux pays contributeurs à la Force intérimaire des Nations unies au Liban (FINUL), dont elle arme la force de réserve. Celle-ci est le principal moyen de dissuasion, de réaction et de coercition de la FINUL qui oeuvre au service de la paix au Sud Liban en soutien des forces armées libanaises, qui sont le principal élément stable et multiconfessionnel du pays. Vous le savez, la situation au Liban est en lien étroit avec celle en Syrie et en Irak, d'une part, et avec le conflit israélo-palestinien, d'autre part. Ce pays, en plus des camps palestiniens, est au confluent des dimensions libanaises et syriennes du Hezbollah et de plusieurs groupes armés djihadistes actifs en Syrie. Je me limiterai ici à un double constat.

D'abord, sous des apparences de stabilité, la zone contrôlée par la FINUL est fragile. L'attaque par le Hezbollah d'un véhicule militaire israélien le 28 janvier dernier à la frontière entre les deux pays l'a montré.

Ensuite, la dégradation de la situation sécuritaire du Proche-Orient rend d'autant plus importante la stabilité du Liban, à laquelle nos forces contribuent directement, dans la discrétion mais avec efficacité.

Je voudrais terminer ce tour d'horizon par deux opérations maritimes et notre opération de lutte contre l'épidémie Ebola.

Première opération maritime : Atalante, au large de la Somalie, qui est en phase de descente en puissance. Elle escorte les navires du programme alimentaire mondial, participe à la sécurité du trafic maritime et contribue à la dissuasion, à la prévention et à la répression des actes de piraterie au large des côtes somaliennes. Cette opération est un grand succès européen, à laquelle notre marine a pris une part importante, aux côtés de celles de l'Union européenne et de nos alliés.

Deuxième opération maritime : Corymbe. Son bilan rend la France crédible et reconnue par les nations d'Afrique occidentale et du golfe de Guinée. Depuis 25 ans, Corymbe est un prépositionnement de forces à la mer qui conduit des coopérations opérationnelles maritimes et aide les pays riverains à prendre en compte la sécurité maritime de leurs approches. Si la situation n'a pas encore dégénéré dans le golfe de Guinée, c'est aussi grâce à cette opération.

S'agissant de la participation des armées à la lutte contre l'épidémie Ebola, elle s'intègre dans une force interministérielle et s'articule autour de deux centres au profit du personnel soignant, le premier de formation, le second de traitement. Une centaine de militaires français sont déployés, incluant plus d'une soixantaine de personnels médicaux et paramédicaux issus du service de santé des armées. Je profite de cet exemple pour souligner l'excellente coopération entre les armées et le ministère des affaires étrangères. C'est vrai pour cette opération Tamarin, comme pour toutes les autres opérations. Les relations entre le centre de planification et de conduite des opérations (CPCO) et le centre de crise ont atteint un seuil de maturité dont on peut être satisfait.

Je voudrais aussi mentionner notre désengagement d'Afghanistan, qui s'est terminé en fin d'année dernière et a été conçu comme une véritable opération. C'était un défi logistique gigantesque et je crois pouvoir dire que la façon dont les armées l'ont relevé est une réussite dont nous pouvons être collectivement fiers.

J'en viens aux enseignements que je tire de nos engagements.

De la conduite des opérations, je fais le constat que les critères de succès résident toujours dans la conjonction de trois éléments : la volonté, l'engagement et les moyens. Il faut « vouloir », il faut « agir » et il faut « pouvoir ». Je voudrais développer chacune de ces dimensions, dont seule l'addition permet la victoire.

D'abord, la volonté de s'engager, dont j'observe qu'elle est fluctuante chez nos partenaires. Il y a parfois chez eux une dichotomie entre l'intention et la pratique. De cela, je tire trois impératifs pour nos forces armées.

Le premier est la nécessité d'une capacité autonome d'appréciation de la situation, au niveau stratégique et tactique. En clair, il s'agit d'abord de savoir et de comprendre. Nous le voyons avec la crise ukrainienne et la situation au Liban. C'est la vocation de notre direction du renseignement militaire (DRM), de nos capteurs de renseignement, de nos satellites, mais aussi des efforts consentis pour améliorer nos capacités de cyberdéfense : autant de priorités inscrites dans l'actuelle loi de programmation militaire. Nous avions vu juste il y a deux ans.

Ensuite, un modèle d'armée complet est nécessaire pour défendre notre pays. Nos forces tiennent la posture permanente de dissuasion nucléaire, qui sanctuarise nos intérêts vitaux. Elles protègent nos approches maritimes et aériennes, aussi bien en métropole qu'outre-mer. Elles sont actuellement massivement déployées sur tout le territoire national. Dans le cadre de la crise ukrainienne, elles participent aux mesures de réassurance de l'OTAN, luttent contre le terrorisme maritime et les trafics, et protègent notre zone économique exclusive. En moins de cinq ans, elles ont été engagées du Mali à l'Afghanistan, de la Libye au golfe de Guinée, du Liban à la République centrafricaine, du golfe Persique à la République de Côte d'Ivoire, et du Sahel au Levant.

Parce que les menaces sont multiples et parce qu'elles se présentent chaque jour sous une forme différente, il nous faut une palette de moyens à large spectre.

Le troisième impératif est l'aptitude de nos armées à « entrer en premier », c'est-à-dire à planifier et à conduire une opération nationale en y intégrant, d'ailleurs très vite, des soutiens fournis par d'autres nations. Cette aptitude s'appuie, là encore, sur des capacités souveraines de renseignement et de commandement, mais aussi sur une palette d'équipements capables de faire la différence sur le terrain. Ces capacités doivent être pérennisées : sans elles, rien n'aurait été possible au Mali ou en RCA, car, au départ, nous ne pouvions guère compter sur d'autres partenaires.

Deuxième dimension : la capacité à agir du chef militaire.

Dans les affrontements, qui sont toujours une opposition entre deux volontés, il faut prendre l'ascendant sur l'adversaire. Il faut pour cela une philosophie de l'action qui fixe des principes et des impératifs comme conditions de notre efficacité militaire.

Vous connaissez les principes de la guerre édictés, il y a un siècle, par le maréchal Foch : « l'économie des moyens », « la concentration des efforts » et « la liberté d'action ». Or, à ces principes, je suis convaincu qu'il faut désormais ajouter « la surprise ». Non celle que l'on subit, mais celle que l'on impose. Dans les affrontements armés d'aujourd'hui, c'est cette surprise, cette incertitude, cette « foudroyance », qu'il faut rechercher, car l'adversaire fuira toujours le combat, sauf s'il est acculé.

Pour mettre en oeuvre cette surprise, il faut disposer d'une mobilité suffisante, d'une allonge pour projeter notre puissance et frapper l'adversaire dans la profondeur avant qu'il ne vienne jusqu'à nous.

La troisième dimension porte sur les moyens, qui déterminent la capacité à pouvoir.

Ces ressources se réfléchissent, se préparent et se façonnent. Un modèle d'armée va de la prospective jusqu'aux hommes. Il passe par les aptitudes, les capacités, les équipements, le fonctionnement, la logistique et le budget. Cette cohérence et cette globalité du modèle guident la transformation de nos armées que nous menons actuellement.

Nous transformons nos armées car nous sommes confrontés à un véritable défi. Avec des moyens en constante diminution, tout en menant des opérations exigeantes, il faut faire des choix en gardant le cap de la cohérence globale de nos armées. Je le répète : le mot cohérence est essentiel. L'histoire nous enseigne que l'on perd la guerre souvent à cause d'un grain de sable, du maillon faible.

En outre, cette capacité à pouvoir s'exprime aussi à travers la chaîne décisionnelle.

Vouloir, pouvoir, agir : voici les trois principes essentiels qui pourraient constituer les éléments d'une stratégie militaire générale dans notre modélisation d'armée.

Quant à mes préoccupations majeures en tant que chef d'état-major des armées, elles sont au nombre de quatre principales : la conduite des opérations, le budget, la transformation des armées et le moral de nos soldats.

En ce qui concerne la conduite des opérations, il faut être conscient que chaque nouvel engagement est une épreuve de vérité.

C'est l'épreuve de vérité de nos capacités réelles, lorsqu'il s'agit de conduire dans l'urgence au mois d'août dernier par exemple l'évacuation de nos ressortissants de Libye.

C'est aussi l'épreuve de vérité de nos effectifs et de notre soutien opérationnel, quand il s'agit de déployer sans préavis, en trois jours, plus de 10 000 soldats sur tout le territoire national dans le cadre du contrat protection.

C'est enfin l'épreuve de vérité de la faculté d'adaptation des armées et de leurs équipements, de la qualité de nos personnels, du niveau réel de préparation opérationnelle de nos soldats, comme de la disponibilité de nos équipements, lorsque nos troupes sont sur le terrain sous 50 degrés avec des charges de 40 kg sur le dos dans le massif malien des Ifoghas par exemple.

Si ces épreuves ont, jusqu'à présent, été surmontées avec succès, nous le devons aux femmes et aux hommes des armées, dont je veux encore une fois souligner l'engagement sans faille.

En tant que chef militaire, j'ai besoin des capacités qui me permettront d'agir dans le sens que je viens de détailler. Pour cela, j'ai besoin de la LPM et que les équipements arrivent à l'heure, suivant le calendrier prévu. Je sais pouvoir compter sur votre soutien pour que cette loi soit respectée sur le long terme – et à son terme.

Ce besoin essentiel me mène à évoquer mon deuxième point de vigilance : le budget.

Le costume est taillé au plus juste à cet égard. Le Président de la République m'a confié une mission et m'a garanti les moyens de la remplir : ce sont les 31,4 milliards d'euros prévus pour 2015 ; il l'a réaffirmé encore fin janvier. Mais plusieurs aléas me préoccupent et me font craindre un grignotage progressif des ressources budgétaires.

Premièrement, les surcoûts OPEX. Ils doivent être partagés conformément à la LPM, qui comporte, dans son article 4, le principe de leur couverture par recours, sans condition, à la réserve interministérielle de précaution.

Deuxièmement, les ressources exceptionnelles. Je rappelle qu'en 2015, elles représentent 2,3 milliards d'euros. L'adjectif « exceptionnel » me semble d'ailleurs un peu inapproprié, car il laisse entendre une faveur. Or ce qui est exceptionnel, c'est d'avoir encore à se demander quelles solutions financières innovantes permettront d'assurer ces ressources d'ici l'été prochain.

Troisièmement, les aléas liés aux prévisions d'export. La LPM est en effet construite sur des hypothèses d'exportation, notamment du Rafale. Le risque associé doit, lui aussi, être couvert.

Quatrièmement, le financement de l'atténuation de la déflation des effectifs. Vous le savez, le Président de la République a décidé de réduire de 7 500 postes la déflation des effectifs du ministère sur la période de la LPM. Cette décision apporte un second souffle – je l'appelais de mes voeux –, d'autant qu'elle s'accompagne d'un lissage de cette déflation sur 2015-2019, ce qui desserre l'étau.

Je rappelle qu'en 2014, le ministère de la défense a, à lui seul, assumé près de 60 % des suppressions d'emplois de l'État. En 2015, ce ratio sera encore de 50 %, en prenant en compte les décisions récentes, alors même que nous ne représentons que 13 % des effectifs de la fonction publique d'État !

Par ailleurs, la déclinaison budgétaire des dernières annonces doit encore être précisée. Ce sera, entre autres, l'objet de l'actualisation de la LPM, sachant qu'actualisation ne signifie pas pour autant révision. Nous ne renverserons pas la table de la LPM. Le modèle complet d'armée est bien celui sur lequel nous allons continuer à travailler avec attention et détermination, tout en le mettant à jour à partir du contexte stratégique actuel et des enseignements principaux que j'ai évoqués.

Je suis donc confiant et déterminé à cet égard, derrière le Président de la République et en accord total avec le ministre de la défense.

Troisième point de vigilance : la transformation des armées.

Alors que celles-ci sont engagées dans des opérations difficiles – il n'y a pas une semaine sans que nous ayons des blessés, voire des morts en opération –, elles font chaque jour des économies en diminuant leurs effectifs, en rognant sur les conditions de vie et de travail, en fermant des emprises, en se restructurant et en adaptant en profondeur leurs processus.

Pour conserver un modèle d'armée complet, toutes les enveloppes budgétaires ont été examinées à la loupe et toutes les pistes d'optimisation ont été explorées et sont mises en oeuvre année après année. Aujourd'hui, les marges de manoeuvre sont inexistantes.

Vous en conviendrez : il n'est pas possible de faire mieux avec moins. En revanche, il est possible de faire autrement. C'est le choix que nous avons fait dans tous les domaines, dans le cadre de 31 chantiers, qui portent principalement sur les thèmes suivants : organisation, états-majors, formation, logistique, ressources humaines, équipements.

Pour réussir cette transformation, l'adhésion du personnel est le facteur clé.

J'aborde là mon dernier point de vigilance, qui est probablement le plus important : le moral de nos soldats. C'est un sujet d'attention majeur que je partage avec les chefs d'état-major d'armées : le général d'armée Bosser, le général d'armée aérienne Mercier et l'amiral Rogel. Dans le contexte difficile de la transformation, pour laquelle les armées consentent des efforts sans équivalent pour absorber les contraintes budgétaires qui leur sont imposées, le moral de nos soldats, marins et aviateurs est changeant. S'il est excellent en opérations, il est parfois fragile dans la vie quotidienne. Il est donc à surveiller.

En effet, dans l'affrontement des volontés en guerre, comme dans la conduite de la transformation des armées en temps de paix, ce sont bien les forces morales qui permettent de vaincre et de surmonter les difficultés.

C'est pour cela que le respect de la LPM est impératif : payant le prix du sang, nous attendons une légitime solidarité pour les coûts financiers. C'est une question de justice sociale. Le Président de la République l'a parfaitement compris et le redit régulièrement.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion