Intervention de Jacques Toubon

Réunion du 18 février 2015 à 11h15
Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l'administration générale de la république

Jacques Toubon, Défenseur des droits :

Monsieur le président, je vous remercie infiniment de m'accueillir ce matin avec vos collègues. Il s'agit en réalité d'honorer une forme d'engagement que j'ai pris lorsque vous avez bien voulu examiner la proposition que le président de la République avait faite en ma faveur, le 2 juillet dernier : que le Défenseur des droits ne se contente pas de se présenter une fois tous les six ans devant les commissions des Lois de l'Assemblée et du Sénat, mais qu'il vienne très régulièrement sinon rendre compte de son action – car tel n'est pas son statut –, du moins en discuter avec les parlementaires les plus intéressés, ainsi que de ses projets et de ce que son activité traduit de l'état de la France, dont la représentation nationale a la charge.

Permettez-moi de vous présenter Patrick Gohet, désormais adjoint chargé de la lutte contre les discriminations et de la promotion des droits ; Geneviève Avenard, Défenseure des enfants ; Claudine Angeli-Troccaz, chargée de la déontologie de la sécurité ; et Luc Machard, directeur général de nos services. Le sort des adjoints faisait partie de nos sujets de discussion lorsque j'étais venu devant vous. Comme je l'avais dit, je souhaitais maintenir à leur poste les trois adjointes qui étaient alors en place, mais la lettre de la loi m'en a empêché. J'ai donc procédé en septembre dernier à trois nouvelles nominations. Je rappelle que la direction du Défenseur des droits comprend également un Délégué général à la médiation avec les services publics, Bernard Dreyfus, qui est pour sa part resté en poste.

Notre rapport d'activité pour 2014 est présenté en début d'année – six mois de décalage lui feraient perdre beaucoup de son intérêt –, sous une double forme. D'une part, sa version intégrale, de 250 pages, est disponible sur notre site internet ; elle détaille toutes les décisions et recommandations individuelles qui peuvent concerner en particulier votre circonscription ou l'un de vos centres d'intérêt. D'autre part, une brochure d'une trentaine de pages, celle que vous avez reçue, procède non à une synthèse mais à une sélection des quatre ou cinq sujets qui m'ont paru prioritaires au cours de l'année écoulée.

Par ailleurs, nous avons publié à l'occasion de la journée internationale des droits de l'enfant, le 20 novembre 2014, un rapport spécial sur la mise en oeuvre de la Convention internationale des droits de l'enfant, dont on fêtait alors le vingt-cinquième anniversaire. Ce rapport est en ligne ; certains d'entre vous l'ont sans doute déjà lu. Il a préparé en quelque sorte celui que nous allons prochainement soumettre au Comité des droits de l'enfant des Nations unies et qui portera sur la mise en oeuvre en France de la Convention internationale des droits de l'enfant, pour l'application de laquelle le Défenseur des droits est institué mécanisme national de suivi. Je pense que le Gouvernement fera lui aussi un rapport. Il s'agit – encore un exemple de décalage temporel excessif – de répondre au rapport publié par le Comité des droits de l'enfant des Nations unies en 2009, au lendemain de la loi de 2007 réformant la protection de l'enfance. Quoi qu'il en soit, l'occasion nous est ainsi offerte de faire le point sur la mise en oeuvre de la Convention, et notamment de sa notion essentielle, l'intérêt de l'enfant, un sujet par lequel vous ne pouvez que vous sentir concernés.

Dans ce rapport sur les droits de l'enfant, j'ai souligné deux points, dans le droit fil des propos tenus devant vous en juillet.

Premièrement, la France a signé le troisième protocole facultatif à la Convention internationale des droits de l'enfant. À cette nouvelle, j'ai marqué, comme vous tous, ma satisfaction. Dès que vous aurez adopté le projet de loi de ratification que vous soumettra le Gouvernement, les enfants, les familles, les associations en France pourront ainsi saisir directement le Comité des droits de l'enfant des Nations unies.

Deuxièmement, la Convention n'est toujours pas mentionnée parmi les textes dont on doit tenir compte dans les études d'impact sur les projets de loi. Après la loi organique de 2009 sur les études d'impact, des circulaires publiées à l'été 2012 par le Premier ministre Jean-Marc Ayrault obligent les études d'impact à faire référence à la Convention internationale des droits des personnes handicapées, que nous appliquons depuis 2010, et à la Convention pour les droits des femmes, que nous appliquons depuis bien plus longtemps. Mais les droits de l'enfant, en particulier l'intérêt supérieur de l'enfant, ne sont pas concernés. Mon prédécesseur Dominique Baudis avait d'ailleurs critiqué ce point lorsqu'il était venu vous donner son avis sur le projet de loi relatif au mariage pour tous, en 2013. C'est un point sur lequel je crois que vous devriez vous pencher. Notre pays, nos grandes juridictions administratives ont un problème avec la mise en oeuvre de ce que l'on appelle la conventionnalité, mais peut-être pourriez-vous prendre en ce domaine une initiative d'ordre politique.

J'en reviens au rapport d'activité pour 2014 proprement dit. Il s'agit, vous le savez, d'une année proprement extraordinaire, dont les trois premiers mois ont été marqués par la maladie de Dominique Baudis et suivis, après son décès le 10 avril, par trois mois de vacance. Ensuite ont eu lieu ma nomination puis ma prise de fonction, le 18 juillet, avec une équipe renouvelée. Au cours de cette année particulièrement agitée, les 220 collaboratrices et collaborateurs du siège central comme les 400 délégués territoriaux ont continué d'accomplir leur mission avec beaucoup de ponctualité, de rectitude et d'efficacité. Cela a permis de parachever la mise en place du système que vous aviez défini dans la loi organique du 29 mars 2011. Je vous dirai tout à l'heure comment je compte aller plus loin à partir de cet outil que j'ai entre les mains depuis le mois de juillet.

Nous avons recueilli l'année dernière 110 000 demandes environ, dont 80 % au niveau des délégués territoriaux et 20 % au siège national. Elles ont débouché sur la constitution de 73 500 dossiers, qui correspondent aux vraies réclamations articulées. Nous en avons traité 71 624, au bénéfice de 85 000 réclamants. Un peu plus de 80 % des réclamations concernent la médiation avec les services publics ; 10 %, la lutte contre les discriminations ; 4 à 5 %, les droits des enfants ; 1 % environ, la déontologie de la sécurité.

Il est particulièrement intéressant d'observer l'évolution de cette répartition depuis 2010, alors que certains d'entre vous s'inquiétaient du sort des quatre institutions regroupées en 2011 au sein du Défenseur des droits – la Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l'égalité (HALDE), la Commission nationale de déontologie de la sécurité (CNDS), le Défenseur des enfants et le Médiateur de la République.

Au cours de la période, les demandes relatives aux services publics ont augmenté, mais très peu ; l'une des raisons mécaniques en est le fait que de nombreux médiateurs ont été institués dans différents services publics tandis que ceux qui existaient déjà sont devenus beaucoup plus opérationnels. Le médiateur national de l'énergie ou celui des finances en sont deux exemples. C'est une bonne chose : nous n'avons évidemment aucune prétention au monopole, et nous entretenons avec ces médiateurs de très bonnes relations.

En revanche, les demandes relatives aux discriminations sont en hausse de près de 50 % : ceux qui pensaient que la lutte contre les discriminations disparaîtrait avec la HALDE se sont trompés. Les demandes ayant trait aux droits de l'enfant, reçues par Geneviève Avenard, ont augmenté de 100 % par rapport à celles qui étaient adressées à Dominique Versini, Défenseure des enfants en 2010 : ceux qui croyaient que la défense des droits des enfants était supprimée avec le Défenseur des enfants se sont aussi trompés.

L'augmentation atteint 280 % pour la déontologie de la sécurité. À ce chiffre, il faut assurément mettre un bémol : la CNDS ne pouvait être saisie que par le biais d'un parlementaire et ce filtre a été supprimé. Mais, abstraction faite de cet effet mécanique, il est certain que les relations de nos concitoyens avec les policiers, les gendarmes, les gardiens de prison, les vigiles, les policiers municipaux, etc., suscitent des préoccupations croissantes.

En ce qui concerne l'accès au droit, nous collaborons sans réserve avec la chancellerie. Nous allons d'ailleurs renouveler la convention qui nous lie à elle, notamment en ce qui concerne l'accès aux maisons de justice et du droit. D'une manière générale, nous faisons un très bon travail partenarial. Nous avons aujourd'hui sept ou huit comités d'entente et de liaison. Je réunis tous les mois et demi les trois collèges officiels institués par la loi organique et entièrement renouvelés. Avec eux également, nous faisons du bon travail. J'ai aussi décidé, dans un esprit de promotion plus globale des droits et de l'égalité, de faire travailler les collèges avec les comités d'entente et de liaison. J'ai eu l'occasion de le dire, le Défenseur des droits ne peut rien tout seul.

Enfin, nous avons multiplié les observations devant les juridictions – plus de 80 l'année dernière –, pour un résultat assez satisfaisant. Vous le savez, nous nous présentons devant les juridictions, du plus modeste tribunal de la sécurité sociale à la Cour européenne des droits de l'homme, comme un expert, un amicus curiae, et non comme une partie. Nos observations sont donc versées au dossier et soumises au contradictoire de toutes les parties. Dans 70 % des cas environ, elles ont été suivies par le tribunal. Nous avons en particulier beaucoup d'affaires de discrimination dans l'emploi devant les conseils de prud'hommes : c'est l'un des éléments que nous avons le plus développés.

J'aimerais souligner plus particulièrement un aspect de notre activité en 2014 : la mobilisation pour la défense de l'égalité contre le racisme que j'ai lancée en octobre dernier, trois mois avant la tragédie des 7, 8 et 9 janvier.

Dans notre pays, nous avons depuis longtemps négligé, traité avec indifférence ou considéré comme secondaire – par rapport à la lutte contre le chômage, contre la désindustrialisation ou au sauvetage de nos systèmes de protection sociale, autant de priorités politiques certes majeures – un mouvement de la société que nous constatons non pas depuis un mois, ni depuis cinq ans, mais de bien plus longue date, et que j'appellerais l'abandon ou l'avachissement des valeurs.

Nous voyons ainsi se développer, dans le monde réel – sur les murs des établissements publics ou des lieux de culte – comme virtuel – sur internet, sur les réseaux sociaux –, des propos, des comportements, des agissements auxquels nous n'avons pas prêté suffisamment garde et qui relèvent du rejet, de l'exclusion, de la haine de l'autre. Ils nient l'acquis fondamental de nos démocraties depuis la grande Déclaration des droits de l'homme, le jugement de Nuremberg, les lois contre le racisme de 1972, les lois contre les discriminations : les huit milliards de personnes qui vivent sur la Terre sont toutes différentes, et pourtant toutes égales ; elles ont une égale dignité, celle de la personne humaine, que nous protégeons en particulier dans l'article 16-4 du code civil, introduit par les lois de bioéthique, et, à ce titre, elles bénéficient toutes des mêmes droits fondamentaux et des mêmes libertés fondamentales. Ces propos, ces comportements traitent au contraire l'autre comme différent, inférieur : l'autre n'étant pas comme moi, je peux lui faire subir, en paroles ou en actes, des traitements que, naturellement, je ne voudrais pas que l'on m'inflige à moi-même.

Contre ce mouvement, c'est à la société elle-même de mener la contre-offensive. Je travaille avec le Premier ministre, avec Gilles Clavreul, le nouveau délégué interministériel à la lutte contre le racisme et l'antisémitisme (DILCRA), qui lance à la demande du président de la République un plan fort bienvenu de lutte contre le racisme et la xénophobie, et avec la chancellerie. J'admire l'action des grandes associations, nées pour la plupart à la fin du xixe siècle, au moment de l'affaire Dreyfus. Simplement, je le répète, c'est de la société que doit venir la réponse.

Voici ce que j'ai donc proposé en octobre, moi, Défenseur des droits, parce que je suis indépendant, libre, impartial, parce que je jouis d'une certaine légitimité malgré des moyens extrêmement restreints : créer une mobilisation, un rassemblement de partenaires. Il compte des entreprises privées – le groupe Casino, Google, Facebook –, des grands médias comme France Télévisions, de grandes associations telles la Ligue internationale contre le racisme et l'antisémitisme (LICRA), des villes comme Lyon, Toulouse, Bordeaux, Lille, des universités. Et voici ce que nous allons essayer de faire : être vigilants ; permettre aux victimes d'en appeler à nous, indépendamment de ce que fait la justice et qu'elle fait bien, mais avec ses procédures et moyens propres ; faciliter la diffusion et la mise en commun des bonnes pratiques en la matière, qui sont nombreuses dans les groupes de médias et les groupes industriels. C'est indispensable.

Nous avons aujourd'hui quarante partenaires. J'ai rendu cette initiative publique le 27 janvier. Je pense qu'au printemps nous parviendrons à installer une plateforme numérique qui s'ajoutera à Pharos, la plateforme d'harmonisation, d'analyse, de recoupement et d'orientation des signalements.

Si je m'attarde quelque peu sur ce point, c'est parce que la commission des Lois de l'Assemblée nationale a particulièrement vocation à s'intéresser à cette initiative, l'une des principales que j'aie prises l'année dernière, et qui répond par avance, si j'ose dire, au rapport de M. Muižnieks, commissaire aux droits de l'homme du Conseil de l'Europe, dont on parle beaucoup depuis quarante-huit heures. Issu d'une visite faite en France en septembre et lors de laquelle le Commissaire a rencontré tous les acteurs, son rapport, publié hier, affirme que la tolérance recule dans notre pays – je le dis aussi –, et que nous avons des réponses mais que celles-ci ne sont pas satisfaisantes – le Défenseur des droits peut le dire également. Je voudrais simplement souligner que nos lois, les droits qu'elles créent, la manière dont je m'efforce de les faire respecter – comme la justice elle-même, dont je n'ai qu'un peu de la balance mais ni le glaive, ni l'autorité de la chose jugée – permettent, mieux que ne le dit M. Muižnieks, de réagir, de poursuivre, de condamner, de faire se dresser la société.

Nous n'en avons pas moins négligé le problème. Nous avons condamné une fois Dieudonné début 2014, mais il y a des milliers de Dieudonné que nous laissons courir ! Et ce n'est pas seulement de les poursuivre et de les condamner qu'il s'agit : il faut promouvoir nos valeurs, par l'éducation – comme le montre a contrario la malheureuse affaire de Sarre-Union –, par l'enseignement des grands principes républicains, des grands principes du droit, tout simplement, qui emportent à la fois des droits et des obligations. Par tout cela, que peut faire l'éducation nationale, nous sommes en mesure d'arrêter le rouleau compresseur.

J'en viens aux relations entre le Parlement, en particulier l'Assemblée nationale, et notre institution. De ce point de vue, la réforme constitutionnelle de 2008 et la loi de 2011 me paraissent avoir réussi. L'année dernière, nous avons présenté une quinzaine d'avis et formulé 23 propositions de réforme, suivies à 16 reprises. Les sujets peuvent être très simples. Ainsi, vous faites une loi visant à favoriser les jeunes moniteurs de ski en faisant partir à la retraite les moniteurs plus âgés ; nous mettons notre grain de sel : « attention », avons-nous dit, « il y a là une petite discrimination en fonction de l'âge, il ne faudrait peut-être pas exagérer ». Et nous avons formulé une petite proposition qui a été adoptée. C'est cela, le Défenseur des droits à bas bruit, qui n'en fait pas moins respecter des droits et des principes fondamentaux.

Au même chapitre des petites choses qui pourraient être faites, j'aimerais que l'on donne suite à ma proposition concernant la carte « Familles nombreuses » de la SNCF. Aujourd'hui, lorsque des parents sont séparés et que l'autorité parentale est conjointe, ce qui n'est pas rare, la SNCF n'attribue qu'une seule carte « Familles nombreuses ». Pourquoi pas deux ? On m'a répondu il y a un an que cette proposition ne posait aucun problème et allait être mise en oeuvre. Je l'attends toujours, et je l'ai rappelé il y a quelques jours par écrit à M. Vidalies et à Mme Touraine.

Vous avez par ailleurs voté l'année dernière une disposition législative qui permet aux détenus d'accéder aux enregistrements vidéo utilisés contre eux dans le cadre d'une procédure disciplinaire, mais le décret d'application n'a toujours pas paru.

Dans le même ordre d'idées, le Conseil constitutionnel a annulé pour des raisons de procédure deux dispositions très intéressantes de la loi du 4 août 2014 pour l'égalité réelle entre les femmes et les hommes, qui prévoyaient notamment le remboursement par l'employeur à Pôle emploi des allocations chômage versées à une salariée dont le licenciement était discriminatoire. Il serait bon que vous repreniez cette mesure d'une manière ou d'une autre, car la dissuasion par l'argent est un moyen très efficace de lutte contre les discriminations.

Un autre sujet qui va nous occuper à l'avenir est le lieu de résidence comme nouveau critère de discrimination, que la loi de programmation pour la ville et la cohésion urbaine de février 2014 ajoute aux dix-neuf critères déjà existants. Cette mesure, réclamée depuis longtemps, a été beaucoup discutée, y compris chez le Défenseur des droits. Aujourd'hui, le critère, adopté par le Parlement, est applicable et tout porte à penser qu'il va prospérer, au vu des cas très préoccupants, que j'ai dénoncés, de ségrégation, de relégation, de discrimination affectant des territoires dont se retirent les services publics de la santé, de la sécurité, de l'éducation.

Un seul exemple : le jour des enfants, le 20 novembre, l'association Bonnets d'âne, créée par des parents d'élèves de Saint-Denis, est venue me présenter un dossier de discrimination territoriale, arguant que l'enseignement n'est pas assuré à Saint-Denis comme il l'est dans le Finistère, à Paris ou à Auxerre. Cette question mérite réflexion ; j'en ai déjà parlé à plusieurs ministres, dont Mme Vallaud-Belkacem. Peut-être faudrait-il mener une étude sur le sujet avec le ministère de la Ville avant que nous ne voyions arriver un lot de réclamations auxquelles nous aurons d'autant plus de mal à apporter une réponse que cette discrimination est difficile à prouver.

J'en terminerai par nos perspectives d'évolution.

Je souhaiterais tout d'abord que nous traitions mieux les réclamations qui nous sont adressées et, pour le dire clairement, que nous y répondions plus vite. Cela suppose d'améliorer nos techniques d'intervention, mais aussi de bénéficier de moyens supplémentaires en experts. Or notre plafond d'emplois actuel – 220 personnes à Paris – va se réduire progressivement en fonction du triennal, ce qui me préoccupe.

Ensuite, à partir de l'outil que j'ai reçu des mains de Dominique Baudis, je veux donner la priorité à la promotion de l'égalité et à l'accès au droit. Il s'agit de la partie de la mission légale du Défenseur des droits qui, au-delà de la mise en oeuvre du droit positif, consiste à faire progresser le droit de toutes les manières possibles : par des études, des recherches, des comparaisons internationales, le développement de l'accès au droit – je multiplierai à cette fin le nombre des délégués territoriaux –, des propositions de réformes législatives ou réglementaires. Nous le ferons par l'intermédiaire d'une nouvelle direction, ou plus exactement d'une direction renforcée : le département de la promotion de l'égalité et de l'accès au droit, doté d'une nouvelle directrice venue de la recherche en santé publique, un domaine très touché par les discriminations. J'ai également nommé un nouveau directeur au service du réseau territorial, car il est important d'agir en réseau ; je souhaite d'ailleurs que nous soyons beaucoup plus présents sur internet et sur les réseaux sociaux.

Quant aux perspectives législatives, j'en citerai quatre.

Premièrement, faut-il introduire une forme de recours collectif en matière de lutte contre les discriminations ? La question est posée, à l'Assemblée nationale, par la proposition de loi de Razzy Hammadi ; au Sénat, par celle d'Esther Benbassa ainsi que par le rapport d'information Lecerf-Benbassa publié en novembre dernier. Elle est étudiée à la chancellerie, longtemps très réticente mais aujourd'hui plus réceptive dès lors que la possibilité d'action collective est assortie de certaines conditions. Je l'ai moi-même posée récemment, en particulier dans notre avis de 2013 sur la proposition de loi Benbassa. Vous avez par ailleurs adopté dans la loi Hamon une formule d'action collective destinée aux associations de consommateurs. En somme, le mouvement est lancé. Le sujet est très difficile, mais ne mérite pas d'être écarté d'un revers de main. J'ai donc l'intention d'y travailler, en interne et avec la chancellerie ; si vous êtes intéressés, je suis naturellement à votre disposition.

Deuxièmement, la compétence du Défenseur des droits, aujourd'hui limitée aux faits de discrimination et aux propos de provocation à la discrimination, doit-elle être étendue aux injures et aux propos racistes ? En d'autres termes, faudrait-il que nous puissions intervenir au titre de l'article 24 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse ? Sur cette question, je n'ai moi-même pas entièrement fait ma religion. Mais, si j'en parle aujourd'hui, c'est parce que le Gouvernement et le président de la République ont annoncé que Mme Taubira allait présenter un projet destiné à faire passer dans le code pénal une partie des délits couverts par la loi sur la presse. Il se trouve qu'en 1996, j'avais formulé la même proposition à la suite de discours insanes de Jean-Marie Le Pen et pour remédier à certains défauts de cette loi – considérablement améliorée depuis, puisque le délai de prescription applicable à ces infractions a été porté de trois mois à un an. Cela avait provoqué une véritable insurrection des patrons de presse, le Gouvernement avait arbitré, et j'avais dû retirer mon projet. Vingt ans plus tard, la question se pose à nouveau. Est-ce l'occasion de rendre le Défenseur des droits compétent dans ces domaines, comme l'est l'ombudsman dans la plupart des pays comparables au nôtre – la Belgique, le Royaume-Uni, la Suisse ?

Troisièmement, en juillet dernier, l'Assemblée nationale a étendu la compétence du Défenseur des droits, au-delà du critère de discrimination par l'âge, à celui de la perte d'autonomie, afin de protéger les personnes accueillies dans des EHPAD (établissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes). J'ai visité la semaine dernière des établissements de ce type dans le département du Nord, notamment une unité de vie spéciale pour handicapés vieillissants et une unité Alzheimer. Nous avons bien entendu une mission de protection au titre des tutelles et des curatelles, mais nous devons être en mesure d'agir aussi contre le risque de maltraitance. Le texte est maintenant au Sénat, dont je sais qu'il n'estime pas tout à fait stable juridiquement la disposition adoptée par l'Assemblée nationale et va donc en proposer une autre, qui tendrait à introduire, dans la grande loi de 2008 sur les discriminations, la maltraitance, dont le Défenseur des droits serait chargé. Plusieurs centaines de milliers de personnes sont concernées ; dans dix ou vingt ans, elles seront plusieurs millions. C'est une oeuvre de salut public que nous devons accomplir en ce domaine.

Le quatrième sujet auquel nous réfléchissons, que l'Assemblée nationale a déjà étudié et sur lequel nous pourrions travailler ensemble, c'est le numérique et les droits fondamentaux. Un seul exemple : à force de profilage, demain, n'importe qui pourra savoir quel médicament vous avez pris à telle époque, donc de quelle pathologie vous souffriez alors, et pourra, sur ce fondement, vous refuser un crédit. Je n'invente rien : le phénomène existe déjà, bien que sous une forme encore anodine. Parce que vous êtes allé deux fois à Barcelone, ou parce que vous vous êtes intéressé au film de Woody Allen Vicky Cristina Barcelona, vous êtes assailli de spams pour vous proposer des voyages sur place ; ce n'est pas bien grave, mais vous finissez quand même par vous laisser tenter, ce qui veut dire que votre liberté d'aller et venir est considérablement réduite : c'est peut-être pour Vienne que vous aviez envie de partir !

Plus sérieusement, l'utilisation des algorithmes peut mettre en cause certains droits fondamentaux. Il y va aussi de la liberté d'expression, et de la défense de l'égalité contre le racisme dont j'ai précédemment parlé. Vous avez constitué une commission ad hoc sur le numérique, présidée par Christian Paul ; vous êtes particulièrement préoccupés, comme membres de la commission des Lois, par les questions de régulation. C'est à ce titre que j'appelle votre attention sur ces points.

Enfin, peut-être quelques aspects de la loi organique du 29 mars 2011 devraient-ils être améliorés. Ainsi, il n'existe pas de protection contre les représailles auxquelles s'exposent certains réclamants, notamment de la part de leur patron, lorsqu'ils portent devant nous une affaire de discrimination dans l'emploi. De même, si je peux formuler des recommandations en équité, et si les ordonnateurs veulent bien les prendre en considération, les comptables ne paient pas parce que leur responsabilité est engagée, en particulier devant la cour de discipline budgétaire. Ne devraient-ils pas être exonérés du fait de mes recommandations, comme c'est le cas pour les ordonnateurs ? Troisièmement, nous rencontrons certaines difficultés lorsque le Défenseur des droits et les juges interviennent en parallèle ; une clarification est donc nécessaire. S'y ajoute enfin la question, dont j'ai parlé, du rôle de l'institution dans la lutte contre le racisme et la xénophobie.

Ces améliorations de la loi organique méritent d'être étudiées, au terme de cinq ans d'expérience que je juge plutôt concluantes – pour mon prédécesseur, puisque je ne suis moi-même en poste que depuis sept mois. Toutefois, je l'ai dit en commission des Finances en novembre dernier, nous ne pourrons aller de l'avant que si des moyens supplémentaires nous sont donnés. Je ne pourrai mener sous le plafond d'emplois qui m'a été attribué, avec le nombre de délégués territoriaux dont je dispose aujourd'hui, les actions exigeantes de protection et de promotion qui sont appelées par l'évolution de la société et qui nous imposent des responsabilités croissantes. Je fais le maximum, mais je souhaite vivement que le Défenseur des droits bénéficie du collectif budgétaire que le Gouvernement ne manquera pas de présenter après les élections départementales, afin de rétablir l'égalité dans la République.

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