Je vous remercie de votre invitation.
La QPC marque en effet un grand progrès pour notre système juridique. D'une part, cette réforme a ouvert de nouveaux droits aux Français et aux étrangers vivant en France, qui peuvent désormais faire vérifier la conformité des lois qui leur sont applicables aux droits et libertés constitutionnels ; d'autre part, elle a permis de donner une portée concrète à la place de notre Constitution au sommet de la hiérarchie des normes. Il était anormal que la France soit le seul pays d'Europe où la Constitution demeure en fin de compte étrangère aux citoyens : la replacer au centre du pacte social doit contribuer à un meilleur « vivre ensemble » autour des valeurs de la République.
Vous m'avez adressé un questionnaire articulé selon trois thèmes : le bilan quantitatif de la QPC ; celui des premières étapes de sa mise en oeuvre devant les juges de première instance et d'appel et les cours suprêmes ; l'appréciation, enfin, de la dernière étape devant le Conseil constitutionnel.
Je commencerai donc par le bilan quantitatif. Les seules statistiques dont dispose le Conseil constitutionnel concernent les QPC dont le dossier lui sont renvoyés par les deux cours suprêmes – il ne dispose pas des statistiques sur les QPC posées devant les juges a quo et non transmises aux cours suprêmes. Entre le 1er mars 2010 et le 1er novembre 2012, le Conseil constitutionnel a enregistré 1 402 dossiers adressés par le Conseil d'État et la Cour de cassation, dont 1 115 dossiers de non-renvoi, soit 79,5 %, et 287 dossiers de renvoi, soit 20,5 %.
Ces chiffres, supérieurs à toutes les prévisions formulées en 2008 et 2009, attestent la réussite de la QPC, que les citoyens et leurs conseils se sont appropriée. Les QPC sont ainsi beaucoup plus nombreuses que les questions préjudicielles qui, de tous les États membres, affluèrent à la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) lorsque se développa le contrôle de conventionalité dans les années soixante-dix et quatre-vingt. En 2011, première année pleine de la réforme, le nombre de QPC dont le Conseil constitutionnel a été saisi – 114 – s'est ainsi révélé très supérieur, non seulement au nombre des questions préjudicielles renvoyées par des juges français à la CJUE – 31 –, mais aussi à celui des requêtes visant la France devant la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), et déclarées recevables – 25.
Ce chiffre a néanmoins tendance à diminuer, puisqu'il est passé de 633 en 2011 à 368 depuis le début de l'année. La baisse concerne tant les non-renvois que les renvois : nous avons reçu 63 décisions en dix mois, soit, en rythme annuel, une diminution de 33 % par rapport à 2011.
Sur les 287 QPC renvoyées en deux ans et sept mois, 129 proviennent du Conseil d'État – soit 44 % – et 158 de la Cour de cassation – soit 55 %. Cette proportion doit être rapportée au nombre d'affaires jugées par chaque cour suprême. Sur la période 2012-2012 ces statistiques recouvrent des réalités qui semblent stables devant la juridiction administrative et en évolution devant la juridiction judiciaire. S'agissant de la première, les QPC ont été soumises à proportion à peu près égale au Conseil d'État et aux juges a quo – 53 % contre 47 %. Devant les juges a quo, les QPC ont été posées, pour près des deux tiers, devant les tribunaux administratifs, et pour environ un tiers devant les cours administratives d'appel. Ces proportions, sans être identiques, sont à peu près stables depuis trois ans.
La répartition géographique révèle une prédominance des QPC dans les ressorts des cours administratives d'appel de Paris et Marseille ; mais des QPC ont été posées dans chaque ressort de cour administrative d'appel. Les délais de traitement moyens sont constants et brefs : 32 jours en 2010, 43 en 2011 et 55 en 2012. Ils sont donc en très légère augmentation, mais leur moyenne – 40 jours sur la période de 2010 à 2012 – reste très satisfaisante ; dans les juridictions où l'on constate des écarts par rapport à cette moyenne, les délais demeurent inférieurs à trois mois : 83 jours dans le ressort de la cour administrative d'appel de Bordeaux en 2011 et 77 jours dans celui de la cour administrative d'appel de Marseille en 2012.
Pour ce qui concerne les juridictions judiciaires, 60 QPC ont été posées directement devant la Cour de cassation – soit 38 % – et 97 devant les juges a quo – 146 QPC avant jonction, soit 62 % après jonction, ou 71 % avant jonction. Pour le coup, les évolutions sont fortes. Pour les QPC posées devant les juges a quo, on note en premier lieu une quasi-disparition, cette année, de celles qui ont été renvoyées à la suite d'une transmission par le juge pénal : 32 et 31 QPC ont été respectivement déposées devant le tribunal correctionnel et les cours d'appel en 2010, contre seulement 2 et 6 en 2012.
L'inégalité géographique est également forte, puisque aucune QPC n'a été transmise au Conseil constitutionnel en provenance des ressorts des cours d'appel d'Amiens, de Bourges, de Limoges, de Metz, de Riom, de Fort-de-France, de Papeete et de Saint-Denis. Il existe une très forte surreprésentation des ressorts des cours d'appel de Paris – 40 % – et de Lyon – 10 %.
Enfin, si les délais étaient excellents en 2010 – 14 jours en moyenne –, ils ont fortement augmenté en 2011, pour atteindre 52 jours en moyenne, certains d'entre eux dépassant même les trois mois – 96 jours dans les ressorts des cours d'appel d'Angers et de Nîmes, et 156 jours dans celui de la cour d'appel de Toulouse. La situation s'est dégradée en 2012, avec un délai moyen de 86 jours. Le délai atteint même 104 jours dans le ressort de la cour d'appel de Colmar, 187 jours dans celui de Montpellier, 120 jours dans celui de Nîmes et plus d'un an devant la Cour nationale de l'incapacité.
Je veux ajouter quelques mots sur le bilan qualitatif, c'est-à-dire sur les nombreux progrès que la QPC a permis pour l'État de droit, au bénéfice de nos concitoyens. En moins de trois ans, cette procédure a permis de rendre conformes aux droits et libertés les dispositions législatives relatives au régime de la garde à vue, à celui de l'hospitalisation sans consentement, aux procédures d'adoption des décisions ayant une incidence sur l'environnement, au droit des gens du voyage, à la composition de certaines juridictions ou encore à la vente des biens saisis en douane. Je me limiterai aux progrès intéressant la procédure pénale. En deux ans et demi, la QPC a permis la mise en conformité constitutionnelle de plusieurs dispositions. Ont ainsi été censurés plusieurs articles du code de procédure pénale, relatifs au pourvoi en cassation de la partie civile, à l'enregistrement audiovisuel des interrogatoires, aux frais irrépétibles devant la Cour de cassation ainsi que devant les juridictions pénales ou à la désignation de l'avocat dans le cadre d'une garde à vue en matière de terrorisme.
Par des réserves d'interprétation, le Conseil constitutionnel a aussi assuré la conformité à la Constitution de plusieurs autres dispositions du code de procédure pénale. Pour faire respecter les droits de la défense, il a ainsi jugé que l'article 393 de ce code ne saurait permettre que soient recueillies et consignées, à l'occasion de la notification à la personne poursuivie de la décision prise sur la mise en oeuvre de l'action publique, les déclarations du prévenu sur les faits visés par la poursuite. En vertu de ces mêmes droits, le Conseil constitutionnel a formulé des réserves sur l'audition libre et l'information de l'intéressé relative à l'infraction qu'on le soupçonne d'avoir commise ; sur la détention provisoire, il a également formulé une réserve pour interdire que le juge des libertés et de la détention puisse rejeter la demande de mise en liberté sans que le demandeur ou son avocat aient pu avoir communication de l'avis du juge d'instruction et des réquisitions du ministère public. Sur l'exécution du mandat d'amener et du mandat d'arrêt, le Conseil constitutionnel a formulé une réserve d'interprétation pour que la privation de liberté de quatre ou six jours prévue par l'article 130 du code de procédure pénale ne puisse être mise en oeuvre à l'encontre d'une personne qui n'encourt pas de peine d'emprisonnement correctionnelle, ni de peine plus grave.
J'en viens à l'appréciation que l'on peut porter sur les premières étapes de la QPC devant les juges a quo et les deux cours suprêmes. Les fortes disparités géographiques dont j'ai fait état appellent d'abord une connaissance plus fine de la réalité. Si l'on constate que la procédure n'est guère utilisée, il appartient aux barreaux concernés d'assurer la sensibilisation et la formation des avocats ; si le problème est la non-transmission, il convient de s'assurer que la règle de droit et les critères de transmission n'ont pas été appliqués de façon trop rigoureuse. Il en va ainsi, par exemple, de l'arrêt d'une cour administrative d'appel, qui s'est contentée de se référer à un arrêt du Conseil d'État pour justifier sa décision de non-renvoi, se dispensant par là d'un véritable examen de la QPC posée.
Le délai d'examen est devenu excessif dans divers ressorts. Après la mobilisation autour de la QPC en 2010 et 2011, l'attention s'est peut-être relâchée en 2012. Là encore, des statistiques complémentaires sont nécessaires pour examiner les délais de rejet dans les ressorts. Lors de l'examen du projet de loi organique, le Parlement avait été tenté de fixer au juge a quo un délai de deux mois pour statuer. Finalement, l'article 23-2 de l'ordonnance de 1958 modifié dispose qu'il doit statuer « sans délai », ce qui, en tout état de cause, devrait interdire un délai de plus de cent jours.
Le troisième point concerne la quasi–disparition, en 2012, des QPC renvoyées au Conseil constitutionnel et posées au pénal devant les juges a quo. Là encore, une appréhension plus fine de la réalité est nécessaire. D'une part, le rejet pour défaut de caractère sérieux pose question, puisque le droit pénal et la procédure pénale sont l'un des champs où les inconstitutionnalités sont les plus nombreuses ; d'autre part, il est nécessaire de savoir si ces QPC ont été posées pendant l'instruction ou lors de l'audience. S'agit-il d'un rejet systématique des QPC posées à l'audience, ce qui ne serait pas conforme à la réforme constitutionnelle et organique ?
L'étude des décisions du juge a quo permettrait de répondre à ces questions. Le cas échéant, des ajustements simples de la procédure sont possibles. On sait, par exemple, que les QPC doivent être posées lors de la phase d'instruction et non devant la cour d'assises elle-même. Y aurait-il avantage à transposer cette règle aux affaires pénales donnant lieu à instruction et jugées par un tribunal correctionnel ? Un tel aménagement préserverait l'efficacité de la QPC tout en améliorant son insertion dans la conduite de certains procès pénaux.
Vous m'avez également interrogé sur l'action de filtre des deux cours suprêmes. Il faut d'abord se féliciter de ce double filtre qui permet d'éviter que les juridictions subordonnées n'utilisent le renvoi direct de QPC au Conseil constitutionnel pour contester les jurisprudences des cours suprêmes. L'ordre juridictionnel français conserve ainsi sa cohérence. Ce mécanisme permet également au Conseil constitutionnel de n'être saisi que des questions sérieuses : il est en ce sens préférable à celui qui existe en Allemagne, en Italie ou en Espagne, où des milliers de dossiers arrivent devant la Cour constitutionnelle, qui souvent les rejette.
Dans ces conditions, il ne faut pas s'étonner que les deux cours suprêmes soient devenues des juges constitutionnels négatifs : il est normal et naturel qu'elles appliquent la jurisprudence du Conseil constitutionnel dans la non-transmission des QPC. Cela explique que le Conseil constitutionnel reçoive moins de QPC relatives aux dispositions fiscales depuis quelques mois, alors qu'il a été amené en 2010 et 2011 à rendre plusieurs décisions de conformité en ce domaine.
Le non-renvoi de QPC ne pose question que s'il ne correspond pas à l'un des trois critères fixés par le Parlement : disposition déjà jugée conforme, disposition applicable au litige et caractère sérieux de la question. Il est exact que les deux derniers critères peuvent soulever quelques difficultés. À la différence du Conseil d'État, la Cour de cassation ne dissocie pas le critère de l'applicabilité au litige, pour l'examen d'une QPC, de la question de savoir si la disposition est au nombre de celles en considération desquelles « le litige doit être tranché ». Cette conception restrictive de l'applicabilité au litige s'avère particulièrement rigoureuse lorsque sont invoqués des griefs tirés de l'incompétence négative du législateur, les dispositions contestées « en tant qu'elles ne sont pas » étendues aux situations d'espèce pouvant être jugées, pour ce motif, comme n'étant pas applicables au litige.
L'arrêt du 11 juillet 2012 de la chambre criminelle de la Cour de cassation illustre cette difficulté. Le requérant posait une QPC relative à l'interprétation faite par la Cour des dispositions de l'article 132-23 du code pénal, la chambre criminelle ayant jugé que la décision relative à la période de sûreté prévue par cet article n'avait pas à être motivée. La Cour de cassation a refusé de transmettre la QPC au motif que, en l'espèce, les juges d'appel avaient motivé leur décision. On peut donc se demander si le critère invoqué ne dissimule pas une volonté de vérifier un intérêt personnel à soulever une QPC, voire d'identifier celle-ci à une exception d'inconstitutionnalité classique, ce qui, dans les deux cas, ne correspond pas aux intentions du législateur.
Quant au critère du caractère sérieux, certaines appréciations tendent à filtrer fortement les renvois, comme celle qui consiste à assimiler les conditions de recevabilité de la QPC à celles du pourvoi en cassation. L'arrêt de la chambre commerciale de la Cour de cassation du 26 juin 2012 illustre ce point. Deux QPC étaient dirigées contre l'article L. 661-5 du code de commerce, qui interdit à toutes les parties, à l'exception du ministère public, les voies d'appel et de cassation contre les jugements statuant sur les recours formés contre certaines ordonnances du juge-commissaire. Les QPC étaient posées à l'occasion d'un recours en cassation formé contre un tel jugement. La Cour de cassation a déclaré irrecevables ces pourvois, et incidemment les QPC, alors même que celles-ci visaient à contester l'interdiction du pourvoi en cassation. Une telle interprétation ferme la porte à la QPC et ce, en application de la règle même qui fermait celle de la cassation et qui était l'objet de la QPC.
De tels exemples paraissent renvoyer au dialogue des juges ; j'y reviendrai en évoquant les effets dans le temps des décisions du Conseil constitutionnel.
Sur l'appréciation de la dernière étape de la QPC devant le Conseil constitutionnel, vous m'avez interrogé tant sur la procédure que sur le fond.
La procédure totalement juridictionnalisée a bien fonctionné, bien qu'il ait fallu la compléter sur la question des interventions. Le délai moyen de jugement par le Conseil constitutionnel est de deux mois ; le délai minimal fut de 19 jours pour la QPC posée par Mme Le Pen, le Conseil constitutionnel ayant voulu rendre sa décision avant que ne commence le recueil des parrainages pour l'élection présidentielle. Une seule QPC a été jugée en 92 jours en septembre 2012.
Les avocats, au Conseil comme à la Cour, interviennent dans la quasi-totalité des affaires et se sont remarquablement approprié la procédure. Ils respectent sans difficulté les brefs délais de production – en général trois semaines pour les premières observations – et le délai de quinze minutes à l'audience.
Le Conseil constitutionnel tient en général ses audiences de plaidoirie le mardi. Les membres qui estiment devoir se déporter n'y siègent pas, conformément à une règle appliquée avec constance. Sur 280 décisions rendues, des membres se sont ainsi déportés une trentaine de fois. Le Conseil constitutionnel a par ailleurs été saisi de trois demandes de récusation. La première a conduit deux membres à ne pas siéger, la demande ayant été écartée pour trois autres membres ; suite aux deux autres demandes, les deux membres concernés n'ont pas siégé.
À l'expérience, la principale lacune de la procédure devant le Conseil concerne les interventions qui ne figuraient pas dans le règlement adopté le 4 février 2010. Les interventions ont donc été admises jurisprudentiellement, avant que l'article 6 du règlement ne soit modifié pour inclure des dispositions spécifiques, qui exigent notamment des personnes désirant intervenir qu'elles justifient d'un intérêt spécial. Cette disposition reprend la jurisprudence du Conseil d'État sur l'intervention dans le recours pour excès de pouvoir. Les interventions sont désormais très fréquentes et admises de façon ouverte. Aux termes du règlement, la demande doit être adressée dans un délai de trois semaines suivant la transmission de la QPC au Conseil. Une quarantaine d'interventions ont ainsi été admises en 2011 et 2012, une même QPC pouvant d'ailleurs en susciter plusieurs.
Vous m'avez aussi interrogé sur le fond des décisions. Les QPC portent sur des domaines extrêmement variés : 42, soit 17 %, concernent le droit pénal et la procédure pénale, et 35, soit 15 %, le droit fiscal. Les autres QPC portent sur tous les champs du droit, qu'il s'agisse du droit social, du droit des collectivités territoriales, du droit commercial, de l'organisation judiciaire ou du droit civil.
Quant au sens des décisions, 60 % concluent à la conformité à la Constitution ou à un non-lieu, 26 % conduisent à des censures totales ou partielles et 14 % à des réserves. La moitié des 63 décisions de non-conformité totale ou partielle ont donné lieu à une modulation de leurs effets dans le temps. Cependant, un tel report n'est pas toujours possible. S'agissant des incriminations pénales jugées inconstitutionnelles sur le fondement du principe de légalité des délits et des peines, un juge ne peut condamner quelqu'un à aller en prison sur le fondement d'une incrimination dont le Conseil constitutionnel a censuré l'absence de définition légale. Le cas s'est présenté à deux reprises, avec la définition de l'inceste et celle du harcèlement sexuel. Le report dans le temps est, en revanche, possible dans d'autres matières, notamment de procédure. Le Conseil constitutionnel l'utilise alors pour rester dans son rôle et ne pas se substituer au législateur. C'est là l'un des principaux avantages du contrôle de constitutionnalité sur celui de conventionalité, lequel conduit toujours à écarter l'application de la loi.
L'article 62, alinéa 2, de la Constitution définit les conditions du report des effets dans le temps. Le Conseil a cherché à préciser l'application de ces dispositions, et dégagé deux orientations. D'une part, l'effet abrogatif de la déclaration d'inconstitutionnalité interdit que les juridictions appliquent la loi en cause, non seulement dans l'instance ayant donné lieu à la QPC, mais aussi dans toutes les instances en cours à la date de cette décision ; d'autre part, toute exception ou dérogation à cette orientation générale, de quelque nature qu'elle soit, ne peut résulter que des dispositions expresses de la décision du Conseil.
Cette question des effets dans le temps est complexe mais essentielle, car elle a des conséquences très concrètes et immédiates pour les justiciables. Il suffit, pour s'en convaincre, d'indiquer que le Conseil d'État et la Cour de cassation ont tiré des conséquences exactement opposées de la décision du Conseil constitutionnel sur la loi « anti-Perruche », soit parce que la décision du Conseil est mal rédigée, soit parce que l'une des cours suprêmes a refusé de l'appliquer – soit les deux. Là encore, un exemple est utile. Dans un arrêt du 4 mai 2012, le Conseil d'État a jugé que le juge administratif pouvait faire application d'une disposition déclarée inconstitutionnelle par le Conseil constitutionnel dès lors que, dans l'espèce qui lui est soumise, l'atteinte aux droits et libertés justifiant la censure constitutionnelle n'est pas en cause. Cependant le Conseil constitutionnel ne fait jamais de censure « en tant que », et, une fois une disposition censurée, on ne peut distinguer entre les motifs de censure. Par ailleurs, une disposition déclarée inconstitutionnelle mais dont l'abrogation est reportée dans le temps ne peut être écartée par le juge, ni avant ni après cette date pour des situations nées auparavant.
Le Conseil constitutionnel n'a sans doute pas assez précisé les effets dans le temps de ses premières décisions. Il s'efforce désormais de le faire, notamment depuis ses décisions du 25 mars 2011, et plus encore depuis quelques mois.
Au vu de ces différents éléments, une orientation paraît s'imposer. Il ne semble pas utile, pour l'heure, de modifier les textes régissant la QPC : ils posent des règles adéquates, la procédure est adaptée et les critères de transmission sont précis. Cependant, deux orientations doivent se combiner pour que la QPC continue de répondre à la volonté du Parlement et aux aspirations des justiciables. La première est une meilleure connaissance de la réalité contentieuse. Les statistiques que je vous ai données ne portent que sur les 287 QPC renvoyées au Conseil, en d'autres termes sur la partie émergée de l'iceberg. Qu'en est-il des quelques milliers de QPC posées devant les juges a quo ? Quels sont les délais d'examen, les taux de transmission et les motifs de transmission ou de non-transmission ? Un tel bilan est aujourd'hui nécessaire.
La seconde orientation a trait au dialogue des juges. Le Conseil constitutionnel et les deux cours suprêmes ont partie liée. Ils partagent un même idéal et un même souci de bon fonctionnement du système. Le dialogue des juges, indispensable, produit toujours des effets très bénéfiques : le Conseil d'État a ainsi appelé l'attention du Conseil constitutionnel sur la nécessité de préciser la rédaction de ses considérants relatifs aux effets dans le temps, et a complété sa propre jurisprudence dans une décision du 17 juillet 2012. Cette technique est la seule qui, à textes inchangés, est susceptible de répondre harmonieusement aux questions que j'ai soulevées.
Je ne peux que me réjouir avec vous de la réussite de la QPC, qui a permis à nos concitoyens de s'approprier la Constitution et leur a offert une voie de droit simple et efficace sans remettre en cause la sécurité de notre ordonnancement juridique. Ce progrès de l'État de droit résulte d'une bonne conception de la réforme par le Parlement et de sa non moins bonne application par les juges. Des ajustements sont peut-être utiles, mais des bouleversements, sûrement pas.