Intervention de Christian Noyer

Réunion du 17 février 2015 à 16h45
Commission des finances, de l'économie générale et du contrôle budgétaire

Christian Noyer, gouverneur de la Banque de France :

Je détaillerai le programme étendu d'achats de titres, aussi dit d'« assouplissement quantitatif », puis je répondrai à vos questions sur l'actualité de la question grecque.

Le programme étendu d'achats d'actifs a été lancé par le Conseil des gouverneurs de la BCE, le 22 janvier. Il englobe les achats de titres privés adossés à des actifs – ABS – décidés en septembre dernier, les achats d'obligations foncières sécurisées émises par les banques – les covered bonds – et un nouveau module consistant en l'achat de titres émis par des entités publiques. Le tout a pour objectif de lutter contre une inflation durablement trop basse dans la zone euro.

Des principes précis régissent les opérations de politique monétaire de la BCE, et donc le partage des revenus et celui des risques. Les statuts du système européen de banques centrales établissent que la politique monétaire est décidée par le conseil des gouverneurs et mise en oeuvre par les banques centrales nationales. De ce principe de décentralisation découlent trois conséquences.

D'abord, les opérations conventionnelles de politique monétaire – c'est-à-dire le refinancement des banques – sont effectuées par les banques centrales nationales, qui tiennent sur leurs livres les comptes des banques opérant dans leur juridiction et portent ces opérations à leur bilan.

Ensuite, le revenu monétaire – le taux d'intérêt perçu sur les banques – est pour l'essentiel partagé entre les banques centrales nationales, selon leur part dans le capital de la BCE. Seule une part de 8 % de ce revenu revient à la BCE, qui sert à financer ses coûts.

Enfin, le conseil des gouverneurs a fixé des règles de partage des risques associés aux opérations conventionnelles de politique monétaire qui les répartissent selon les mêmes clefs que pour le revenu monétaire. Cependant, le traité européen donne au conseil des gouverneurs un large pouvoir discrétionnaire en stipulant que les risques ne sont pas nécessairement partagés mais qu'il peut décider d'indemniser les banques centrales nationales. Lors du lancement de l'euro et jusqu'en 2007, une liste de garanties communes et des listes nationales coexistaient, et nous ne partagions les risques que sur la liste commune. Depuis 2007, la liste des actifs admis en garantie a été unifiée et nous partageons les risques des opérations de politique monétaire conventionnelle. Je le redis, le traité n'y oblige pas ; nous avons généralisé l'exception car il nous paraissait logique que, les revenus étant partagés, les risques le soient également.

Nous avons étendu le principe de partage des risques à certaines opérations non conventionnelles. Ce fut le cas pour les programmes d'achats de titres destinés à protéger la zone euro du risque d'éclatement par l'affichage d'une solidarité déterminée : le programme SMP d'achat de titres lancé en 2010 sur les pays périphériques et les opérations monétaires sur titres annoncées en 2012 mais qui n'ont jamais été activées.

Il est d'autres cas où le conseil des gouverneurs a décidé que le risque ne serait pas partagé : au lancement de l'euro, je l'ai dit, quand deux listes séparées coexistaient ; pour certaines opérations de financement qui se faisaient avec des garanties nationales spécifiques, dites « créances privées supplémentaires » ; dans le cas des deux premiers programmes d'achat d'obligations sécurisées réalisés en 2008 et 2010 ; ce sera le cas, aussi, pour le nouveau programme étendu d'achat d'actifs annoncé le 22 janvier. Le traité nous donne le pouvoir d'agir à notre discrétion, et nous avons adapté nos décisions en fonction des circonstances.

Sauf lorsqu'il a fallu démontrer une solidarité complète pour contrer la phobie du marché qui redoutait l'éclatement de la zone euro, nous n'avons pas le sentiment que notre politique monétaire ait été affectée par le choix que nous faisions de partager ou non les risques : l'efficacité des mesures prises, les volumes considérés et les effets des mesures n'ont pas varié.

J'en viens au contenu du programme étendu d'achat d'actifs, dont l'objectif est donc de prévenir le risque d'une inflation trop basse, pendant trop longtemps, dans la zone euro, et de revenir vers la cible de stabilité des prix que nous assigne le traité – cible qui a toujours été interprétée comme une inflation proche de 2 %, en parfaite conformité avec la cible de stabilité des prix de la plupart des banques centrales nationales, en Allemagne et en France notamment, dans les années qui ont précédé 1999.

Nous sommes convaincus que ce programme, d'une ampleur considérable, nous permettra d'atteindre l'objectif visé. Nous allons acheter 60 milliards d'euros d'actifs chaque mois jusqu'à septembre 2016 au minimum – sauf, bien entendu, si le programme produisait tous les effets escomptés sur l'inflation avant cette échéance – et nous sommes prêts à le poursuivre le cas échéant.

Ce programme, qui permet l'injection potentielle de 1 000 milliards d'euros de liquidités dans l'économie européenne, est un « programme 3 en 1 » : le principal élément en est les achats d'actif publics, mais les achats d'actifs privés se poursuivent. Nous ajusterons l'achat des actifs publics en fonction de ce que nous pourrons réaliser sur les actifs privés. Le programme nouveau complète la mise en oeuvre de la politique monétaire européenne conventionnelle de refinancement à long terme des banques : nous avons baissé le taux d'intérêt à 0,05 %, nous engageant ainsi sur un taux fixe proche de zéro sur quatre ans, ce qui fouette la capacité de prêt à moyen terme des banques, à des coûts extrêmement faibles. D'autre part, le dispositif d'allocations de liquidité sans limite aux banques demeure en vigueur.

Les achats d'ABS représentant des créances sont, pour le moment, essentiellement réalisés par des gestionnaires d'actifs sélectionnés par la BCE. La Banque de France, seule des banques centrales nationales disposant de la technicité adéquate, participe à ces achats ; je pense que d'autres banques centrales nationales la rejoindront ensuite. Ces titres sont, pour le moment, portés au bilan de la BCE.

Les achats de d'obligations foncières sécurisées, les covered bonds, sont faits par les banques centrales nationales, qui les portent à leur bilan. Les critères de sélection de ces obligations sont suffisamment homogènes pour que le risque soit partagé.

À ces achats s'ajoutera, je l'ai indiqué, un programme d'achat de titres publics émis par les gouvernements ; certaines agences nationales de la zone euro telle, en France, la Caisse d'amortissement de la dette sociale ; des institutions européennes – la Banque européenne d'investissement – BEI – ou le Mécanisme européen de stabilité – MES ; dans certains cas, des entreprises publiques non financières. Le traité interdisant à la BCE d'acheter sur le marché primaire, les achats auront lieu sur le marché secondaire, avec des critères d'éligibilité supplémentaires pour les pays faisant l'objet d'un programme d'ajustement de l'Union européenne et du Fonds monétaire international – FMI. La mise en oeuvre de ces achats sera décentralisée.

Les achats de titres émis par des institutions européennes représenteront 12 % du programme d'achat de titres publics ; ils seront effectués uniquement par les banques centrales nationales, probablement par un petit nombre d'entre elles dont, sans doute, la Banque de France. Ces achats seront faits à risques partagés, puisque gouvernements et parlements nationaux ont déjà décidé la mise en commun des engagements au sein des institutions européennes.

Les titres d'État et d'agences seront achetés à hauteur de 8 % par la BCE elle-même : comme le risque est partagé en fonction de la part des États actionnaires dans le capital de la Banque, nous porterons indirectement 20 % du risque de ce qu'achètera la BCE. Les 80 % restants du module « titres publics » sera acheté par les banques centrales nationales, chacune achetant les titres de son pays selon des modalités de précisément fixées par le conseil des gouverneurs et les comités spécialisés de la BCE, qu'il s'agisse de la répartition des achats, de leur rythme, de leur taux ou encore des échéances, qui seront comprises entre deux et trente ans.

Le programme aura un triple effet, et pour commencer un effet direct. Un programme d'achat de cette ampleur fait monter le prix des obligations souveraines, si bien que leur rendement diminue. Le rendement souverain français à dix ans a baissé d'environ 0,15 % depuis le 22 janvier, et de près de 0,40 % depuis le mois d'octobre ; cette réduction fait suite à une baisse continue due à nos opérations de politique monétaire. La baisse des taux obligataires allège la charge de la dette et libère des ressources budgétaires qui peuvent être employées soit pour faciliter la consolidation budgétaire, soit pour des dépenses de structure favorisant la productivité.

Un tel programme d'achat emporte aussi une série d'effets induits par la réallocation de l'épargne privée. En achetant des titres publics sur le marché secondaire, on fournit des liquidités aux vendeurs, que ces derniers doivent réemployer : l'épargne privée, qu'elle soit de la zone euro ou étrangère, se porte alors sur d'autres titres que ceux que l'euro-système achète. Si elle se reporte sur des actifs situés hors de la zone euro, cela entraîne une sortie de capitaux qui fait baisser la valeur de l'euro ; cet effet sur le taux de change entraîne des conséquences positives pour le commerce extérieur et pour l'activité au sein de la zone euro, dont s'ensuivent une hausse des prix et la sortie de la zone de danger déflationniste.

Si les liquidités rendues disponibles sont employées à l'intérieur de la zone euro, les épargnants devront se tourner vers des actifs plus risqués, dont le rendement est meilleur. Cela entraînera davantage d'investissements dans les pays périphériques – ce qui réduira les écarts de taux entre les pays de la zone euro, aussi bien pour les émetteurs souverains que pour les autres –, dans les obligations d'entreprise, dans les obligations bancaires – ce qui abaissera le coût de refinancement des banques – et dans les actions. La réduction des coûts de financement des entreprises, des banques et des ménages aura un effet à la baisse sur les taux de crédit, ce qui devrait soutenir l'investissement et la consommation.

Enfin, en décidant d'acheter massivement des titres, nous envoyons un signal : nous disons notre engagement à maintenir des taux d'intérêt bas pendant longtemps et à faire tout ce qui est nécessaire pour respecter notre mandat – assurer la stabilité des prix, et donc éviter le risque de déflation. Ces achats de titres renforcent ainsi nos indications prospectives sur l'évolution de la politique monétaire européenne. On commence d'en voir les effets : l'observation de l'évolution des obligations et des swaps indexés sur l'inflation en zone euro montre que l'inflation anticipée par les marchés a recommencé à augmenter ; c'est un effet d'ancrage crucial pour éviter une spirale déflationniste.

En tout, le programme d'achats d'actifs devrait soutenir l'ensemble des composantes de la demande agrégée, c'est-à-dire l'investissement, la consommation, les dépenses publiques – à objectif inchangé de consolidation d'équilibre budgétaire - et les exportations nettes.

Mais la condition sine qua non pour que ce cercle vertueux fonctionne, c'est que les économies soient suffisamment flexibles pour qu'il n'y ait pas réticence des opérateurs à investir et à embaucher, et que les décisions économiques ne soient pas freinées par des rigidités excessives. La grande différence entre le Royaume-Uni et les États-Unis, où les programmes d'achat d'actifs ont très bien fonctionné, et le Japon, où l'effet d'un programme similaire est beaucoup moins probant, tient essentiellement à ce que les économies britannique et américaine sont très flexibles alors qu'au Japon l'ensemble de réformes structurelles connu sous la dénomination de « troisième flèche » a pris du retard.

Je me garderai d'interférer avec l'actualité de votre Assemblée, mais le conseil des gouverneurs est convaincu que si les économies ne s'adaptent pas et que les réformes ne sont pas conduites assez rapidement, notre programme d'achat de titres aura malheureusement moins d'effets qu'il aurait pu en avoir.

Le bon fonctionnement du programme tiendra, en France, à une seconde condition, spécifique à notre pays où, paradoxalement, des mécanismes freinent l'impact bénéfique des opérations de politique monétaire de la BCE. Je parle de l'épargne réglementée qui, par ses effets directs et indirects – de nombreuses formes d'épargne non réglementées étant de facto corrélées au taux de rémunération de l'épargne réglementée – induit une rigidité à la baisse du taux de refinancement, et donc du taux des crédits. Cela empêche la bonne transmission de la politique monétaire. Ce mécanisme aboutit à ce que pour les emplois directs de l'épargne réglementée – financement du logement social, des PME, des collectivités locales ou de la politique de la ville – et aussi pour les emplois de l'épargne qui lui est largement corrélée – emprunts immobiliers des ménages, voire solde d'emprunt des PME – la rigidité à la baisse réduit l'efficacité de la politique monétaire de la BCE.

Ce nouveau programme d'achat de titres représentera, d'ici à septembre 2016, 200 milliards d'euros au bilan de la Banque de France ; l'impact de la politique monétaire sur l'économie française en sera doublé.

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