Je rappelle qu'au début, la troïka représentait les créanciers qui apportaient à la Grèce de l'argent frais, après que l'on eut réduit de 70 % la dette auprès des porteurs privés. Ces fonds nouveaux devaient servir à redémarrer l'économie, relancer la croissance et permettre au pays de se financer jusqu'à ce que l'économie tourne à nouveau. En général, l'argent neuf est sanctuarisé alors que la dette ancienne ne l'est pas. Les représentants des créanciers étaient le FMI et la Commission européenne, qui représentait les États de l'Union sous le contrôle de l'Eurogroupe. Ce sont les États membres qui ont demandé que la BCE apporte son aide technique à la Commission européenne. À titre personnel, je préférerais que nous soyons moins impliqués mais la majorité des États tiennent beaucoup à ce que cette aide technique se poursuive. La troïka, ce n'est rien d'autre que les prêteurs.
La dette grecque pose un double problème. Elle est importante : comme l'a indiqué M. de Courson, 240 des 320 milliards d'euros dus le sont aux États, soit directement, soit par le biais du FESF. Mais l'accord conclu avec le FESF prévoyant une période de grâce jusqu'en 2022, capital et intérêts confondus, le problème n'est pas urgent. Les échéances du prêt consenti par le FMI sont irrévocables : jamais depuis sa création le FMI n'a procédé à un rééchelonnement ou à une remise de dette. La seule disposition prise a été, pour les pays extrêmement pauvres, de créer un fonds destiné à recueillir les contributions volontaires des États destinées à financer les remboursements au FMI. Et pour ce qui est des quelques obligations grecques détenues par la BCE ou par l'euro-système, le traité interdit de renégocier cette dette. La restructuration de cette partie de la dette grecque étant impossible, il reste à régler le problème de la dette des États. La solution sera probablement, comme cela a déjà été fait une fois, l'étalement, et l'on peut aussi jouer sur le taux. Mais on a du temps pour cela.
J'ai entendu critiquer le programme de mesures imposé à la Grèce. Peut-être ce programme n'a-t-il pas été dessiné idéalement, et certaines institutions ont dit que des paramètres devraient de toute façon être corrigés. Certaines propositions de la Grèce peuvent être entendues, mais cela repose pour partie sur les autorités grecques : le fait d'être capable ou de ne pas être capable de percevoir les impôts sur les catégories les plus aisées de la population ne relève pas de la responsabilité des créanciers. Si un gouvernement qui en a fait l'une des propositions de son programme est décidé à lutter efficacement contre la corruption et l'inégalité fiscale, toute la communauté européenne le saluera. L'objectif du programme est bien de permettre le redémarrage de la croissance grecque car la Grèce ne peut vivre indéfiniment assistée. Or, de 2000 à 2010, le pays a fonctionné à coup de crédits venant de l'Europe et du reste du monde, et de subventions. Ce n'est pas une façon de faire tourner l'économie que de créer des emplois largement artificiels, pléthoriques dans la fonction publique, où ils ne suscitent aucune richesse, le tout conduisant à une évolution des coûts de production – salaires et charges – telle que l'économie grecque était devenue non compétitive. Il est indispensable de la rendre à nouveau compétitive.
Je ne sais quel serait le dessin idéal des mesures à prendre, mais ce qui inquiète le plus les économistes est l'idée que le nouveau gouvernement grec revienne sur des réformes du marché du travail conçues pour aider à convaincre les entreprises de développer l'activité, ou qu'il décide une hausse brutale du salaire minimum – qui certes a été baissé, mais parce qu'il fallait permettre à l'économie grecque de redevenir compétitive. Ces ajustements ont été faits au Portugal, en Estonie, en Lettonie et en Irlande, où ils ont parfaitement fonctionné.
M. Alexis Tsípras a certes été élu sur un programme et sa majorité doit respecter la volonté de ses électeurs, mais il est difficile au gouvernement grec de dire aux contribuables des autres pays européens qu'il compte sur eux pour payer la facture de ses promesses électorales. La décision, politique, relève des autres parlements nationaux de la zone euro : s'ils ont convenance à voter des impôts supplémentaires pour transformer en dons les prêts faits à la Grèce, c'est de la responsabilité des États.
J'en viens aux questions relatives à la politique monétaire. Lutter contre le risque de déflation suppose pour l'essentiel d'accélérer la demande économique. Je ne sais si les taux d'intérêt sur les titres souverains baisseront encore un peu, mais une grande partie de l'effet sur les taux a été atteint parce que les marchés ont anticipé ce que nous allions faire. Nous allons maintenir la pression et les taux à leur bas niveau et inciter ainsi à un report sur d'autres actifs. En poussant à la baisse les taux d'intérêt à long terme, nous modifions l'intérêt relatif du rendement de l'investissement dans l'activité productive et du rendement de l'investissement financier : le second est si faible qu'il devient de plus en plus intéressant pour les investisseurs de choisir de prendre des risques et de créer des emplois.
Le plan Juncker est absolument indispensable. C'est un élément-clef du soutien de l'investissement en Europe et le conseil des gouverneurs soutient résolument son lancement en urgence. L'effet de levier attendu est-il réaliste ? Je suis convaincu qu'il peut être très fort si l'investissement sert à créer des emplois dans des activités dont la rentabilité est telle qu'elle permet de rembourser le prêt. S'il ne sert qu'à couvrir des risques de défaut, c'est autre chose : dans ce cas, l'investissement est fait à fonds perdus.
On évitera le risque de déflation en favorisant l'accélération de la reprise de l'activité, en convainquant les acteurs économiques que l'on fera tout pour cela, et aussi par des effets ponctuels sur le taux de change qui poussent les prix à la hausse. De mon point de vue, le moyen le plus efficace d'accroître la masse salariale distribuée est de créer des emplois à marche forcée. L'arbitrage à faire est des plus classiques : favorise-t-on l'augmentation des salaires des personnes en place au risque de maintenir en dehors de l'emploi un grand nombre de gens, ou essaye-t-on de rester compétitif en espérant qu'ainsi l'emploi se développera plus vite et que la masse salariale augmentera par distribution de salaires à un plus grand nombre de personnes qui auront retrouvé un emploi ? Ma conviction est que les salaires remonteront naturellement le jour où le chômage aura assez baissé, quand la concurrence pour trouver des compétences sur le marché du travail commencera à devenir significative.
Le traité prévoit le partage des revenus mais non celui des risques – sauf si le conseil des gouverneurs en décide autrement. De 1999 à 2007, nous avons appliqué la politique monétaire avec deux listes de garanties : s'il y avait un accident relatif à l'un des collatéraux figurant sur la liste unique, le risque était partagé ; l'autre liste était une liste de garanties de droit national, et comme on ne savait pas très bien comment les comparer, il avait été décidé que ces risques ne seraient pas partagés. Pour autant, il n'y a eu aucune « balkanisation » de la politique monétaire, qui a été parfaitement efficace pendant ces années-là.
C'est la Banque de France qui, depuis toujours, porte le refinancement des banques françaises. Aussi bien, décider que le risque sera ou non partagé entre les banques centrales nationales ne change rien à l'efficacité de notre politique monétaire ; les conditions et l'effet macro-économique sont les mêmes. Penser qu'il en est autrement, c'est ne pas comprendre que l'euro-système est une organisation de type fédéral largement décentralisée. Aux États-Unis, les opérations de politique monétaire ne sont pas faites à Washington mais à New York pour les opérations de marché et dans les douze banques régionales de la Réserve fédérale pour la tenue des comptes bancaires et le refinancement bancaire. C'est exactement la même philosophie, et personne ne dit qu'il y a « balkanisation » de la Réserve fédérale des États-Unis. Quand on partage les revenus, il est logique de tendre au maximum de partage des risques ; que des inquiétudes ou des incompréhensions conduisent à ne pas partager certains risques ne me paraît pas être un sujet très important.