Vous m'avez interrogé, monsieur Geoffroy, sur le stock et sur le flux des lois. Il est vrai que les grandes lois emblématiques, touchant par exemple à la garde à vue, à la privation de liberté ou à l'hospitalisation sans consentement, ont déjà été soumises au Conseil constitutionnel. L'expérience à l'étranger, déjà vieille de cinquante ans, montre cependant que les saisines des cours constitutionnelles vont croissant – elles s'élèvent par exemple à 6 000 pour la Cour constitutionnelle allemande. Loin de s'éteindre, la procédure visera de plus en plus les détails de la loi, même si je ne crois pas davantage à une explosion du nombre des procédures. Quoi qu'il en soit, nous nous efforcerons d'établir des statistiques en fonction de l'ancienneté des lois, comme vous l'avez suggéré.
Pour les lois nouvelles, le Conseil peut toujours être saisi par soixante députés ou sénateurs. Il se trouve que, depuis l'entrée en vigueur de la QPC, le nombre de saisines a priori a augmenté dans des proportions considérables : c'est sans doute que les parlementaires préfèrent saisir le juge constitutionnel avant qu'un particulier ne le fasse via la QPC.
Quant aux textes consensuels, la saisine du Conseil constitutionnel est toujours possible. Le président Séguin avait recouru à cette procédure pour la loi bioéthique, et les présidents des deux assemblées avaient fait de même en 2010 sur la loi interdisant la dissimulation du visage dans l'espace public. Le rapprochement avec la loi sur le harcèlement me semble infondé puisque, dans ce dernier cas, des associations féministes étaient elles aussi favorables à la censure des dispositions concernées, dont la rédaction était si mauvaise, selon elles, qu'elles n'étaient presque jamais appliquées.
Pour ce qui est des incidents de procédure, madame Karamanli, nous aimerions, en effet, mieux savoir comment la procédure est appréhendée par les juges a quo. En tout état de cause, le problème semble ne se poser que dans le domaine pénal. Il serait peut-être utile, pour les seuls procès pénaux ayant fait l'objet d'une instruction, de transposer la règle applicable aux procès d'assises, dans la mesure où les instructions pénales sont très longues – ce qui laissait d'ailleurs supposer que les requérants disposaient du temps nécessaire pour soulever une QPC pendant cette étape de la procédure. Il est vrai que les statistiques que je vous ai données sont étonnantes, et autorisent à penser qu'elles résultent de quelque raison de procédure.
Je garde la question de la composition du Conseil constitutionnel pour la fin, ce qui me permettra de ne pas y répondre si le temps est écoulé. (Sourires.)
Si certains en doutaient encore, monsieur Morel-A-L'Huissier, le Conseil constitutionnel est une véritable juridiction. La modification du règlement intérieur du Conseil du 4 février 2010, qui a fait l'objet d'une concertation avec nos partenaires nationaux et européens, a défini la procédure applicable à la QPC, sans préjudice des dispositions de l'article 6 de la Convention européenne des droits de l'homme. Quant aux effets des décisions, ils montrent bien la supériorité intrinsèque du contrôle de constitutionnalité sur le contrôle de conventionnalité. Cette question renvoie aussi à celle de Mme Bechtel, qui s'inquiète d'une substitution des juges au Parlement. Depuis certains arrêts de la Cour de cassation et du Conseil d'État dans les années quatre-vingt, tous les juges peuvent contrôler que la loi respecte le droit international. L'instauration de la QPC s'inscrit dans cette évolution profonde qu'elle tend peut-être à réorienter. Par le fait, la Constitution est ce qui nous réunit tous : si chacun savait ce que recèlent exactement les notions de laïcité, de liberté religieuse ou de liberté d'aller et venir, les débats sur des sujets tels que le port du voile s'en trouveraient grandement facilités. Les conventions internationales ne touchent évidemment pas d'aussi près ce vouloir-vivre ensemble qui s'incarne dans la Constitution.
Le juge de constitutionnalité se substitue beaucoup moins au Parlement que le juge de conventionnalité : ses décisions rendent la main au Parlement, comme l'ont montré les exemples du régime de la garde à vue ou de l'hospitalisation sans consentement. Vos deux questions, monsieur Morel-A-L'Huissier, madame Bechtel, se rejoignent en ce qu'elles renvoient moins aux effets de la QPC qu'à la philosophie du contrôle exercé par les juges.
Bien que je ne dispose pas de statistiques en la matière, je suis convaincu que les QPC sont bien plus nombreuses que les questions préjudicielles de conventionnalité, en tout cas sur le contenu de la loi elle-même, puisque, dans la plupart des cas, la CEDH est saisie sur des questions d'application. Les constituants que vous êtes n'ont pas souhaité faire du Conseil constitutionnel un juge de la conformité de la loi avec les traités, afin notamment de préserver ses délais d'intervention : un mois pour les jugements a priori et trois mois pour les jugements a posteriori. Au surplus, ces jugements portent sur la conformité à la Constitution dans son ensemble, sans viser expressément aucun de ses principes en particulier. Un tel contrôle, d'ordre public, s'exerce aussi dans le cadre des QPC qui nous sont transmises. Le Conseil ne pourrait évidemment rendre des jugements de conformité aux quelque 20 000 conventions internationales avec la même diligence. Dans le cadre du contrôle de conventionnalité, le juge administratif et le juge judiciaire, eux, se prononcent seulement sur la base des griefs figurant dans le mémoire de l'avocat ; ce contrôle n'est pas d'ordre public. Le système que vous avez bâti, subtil, répond aux besoins de nos concitoyens : si le Conseil estime que telle ou telle loi n'est pas conforme à la Constitution, elle tombe et ne s'applique donc plus ; si elle est jugée conforme, la main est rendue au juge, qui vérifie les autres griefs. Bref, cet équilibre reflète notre organisation juridictionnelle : le Conseil constitutionnel n'est pas une cour suprême au-dessus du Conseil d'État et de la Cour de cassation.