Intervention de Jean-Marc Sauvé

Réunion du 21 novembre 2012 à 9h30
Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l'administration générale de la république

Jean-Marc Sauvé, vice-président du Conseil d'état :

Monsieur le président de la commission des Lois, mesdames et messieurs les députés, je tiens tout d'abord à vous remercier de m'avoir invité en compagnie du président Stirn. Je suis particulièrement heureux que la juridiction administrative, associée dès l'origine à la conception du mécanisme de contrôle de constitutionnalité a priori des lois, puisse aujourd'hui apporter son concours à l'évaluation de la grande réforme que constitue la question prioritaire de constitutionnalité.

Dans cet exposé liminaire, et en considération du questionnaire qui nous a été transmis, je dresserai dans un premier temps un état des lieux statistique de la question prioritaire de constitutionnalité, vue de la juridiction administrative – dont le champ de vision est un peu plus étroit que celui du secrétaire général du Conseil constitutionnel, que vous venez de recevoir. J'esquisserai, en deuxième lieu, un bilan de l'application de la QPC du point de vue procédural, pour en souligner le fonctionnement à mes yeux très satisfaisant. Enfin, je soulignerai l'apport essentiel de cette réforme à l'État de droit.

S'agissant du premier point, après deux ans et près de neuf mois d'application, on peut affirmer que les justiciables ont su se saisir de cette procédure, ce qui était une condition déterminante de son succès. Le nombre de questions posées, transmises au Conseil d'État ou à la Cour de cassation et renvoyées au Conseil constitutionnel est très supérieur à ce que nous attendions au cours des toutes premières semaines de l'année 2010.

Au 30 septembre 2012, 1 630 questions prioritaires de constitutionnalité avaient ainsi été posées devant les tribunaux administratifs – pour 1 196 d'entre elles – et les cours administratives d'appel – pour 434 questions. 198 avaient été transmises au Conseil d'État, ce qui représente un taux moyen de transmission de l'ordre de 14,1 %. Ce taux ne fléchit pas : au 30 septembre, il était de 19,1 % pour l'année 2012, soit davantage qu'en 2010 et en 2011. En outre, 14 QPC avaient été transmises par des juridictions administratives spécialisées.

Aucune inégalité dans l'application territoriale de la question prioritaire de constitutionnalité ne ressort de l'analyse statistique, aucune différence substantielle entre les tribunaux ou entre les cours ne pouvant être constatée. Le nombre de questions soumises est généralement conforme à l'activité du tribunal ou de la cour, compte tenu à la fois de son ressort territorial et des spécificités des contentieux traités. La variation des taux de transmission ne reflète pas des différences de pratique, mais plutôt l'existence de phénomènes sériels justifiant, de manière corrélative, l'application du mécanisme de sursis à statuer sans transmission de QPC. Ainsi, au 30 juin 2012, les tribunaux et les cours avaient-ils sursis à statuer sans transmission au Conseil d'État dans 323 affaires.

Le Conseil d'État a pour sa part été saisi directement de 655 questions prioritaires de constitutionnalité entre le 1er mars 2010 et le 31 octobre 2012. La part des saisines directes est supérieure à celle des transmissions en provenance des cours et des tribunaux : elle représente environ deux tiers des questions posées. Après un « appel d'air » consécutif à l'entrée en vigueur de la procédure, le nombre de questions reçues par le Conseil d'État a été très stable. En année glissante, 205 questions ont ainsi été posées d'octobre 2010 à septembre 2011 et 202 d'octobre 2011 à septembre 2012. Au 31 octobre 2012, sur ces 407 questions, 146 avaient été renvoyées au Conseil constitutionnel. Le taux de renvoi est lui-même extrêmement stable, de 24 % en moyenne, même s'il varie selon les périodes considérées. Une grande stabilité caractérise également le taux de censure des lois par le Conseil constitutionnel, qui est d'environ 25 %.

Au total, au 30 septembre 2012, 2 077 questions prioritaires de constitutionnalité avaient ainsi été posées à la juridiction administrative – tribunaux, cours, juridictions spécialisées et Conseil d'État. Ce nombre significatif témoigne du succès que cette procédure a rencontré auprès des justiciables.

La répartition des questions prioritaires de constitutionnalité par matière a évolué. Certes, le droit fiscal reste la matière dans laquelle le plus de questions prioritaires de constitutionnalité sont posées, mais sa part relative diminue fortement : de 36 % en 2010, elle est passée devant le Conseil d'État à 22,6 % en 2011 puis à 15 % en 2012. Une baisse similaire est constatée en droit des collectivités territoriales et en droit des pensions. D'autres contentieux émergent, à l'inverse, comme de nouveaux champs où se déploie la question prioritaire de constitutionnalité : celui de la fonction publique, qui a connu un développement rapide, celui qui a trait à l'organisation et au fonctionnement des juridictions, ou encore celui de l'environnement. Dans cette dernière matière, le taux de transmission des juridictions initialement saisies au Conseil d'État, de 43 %, et le taux de renvoi du Conseil d'État au Conseil constitutionnel, de 37 %, sont en outre particulièrement élevés. Le taux de renvoi est également important en matière d'urbanisme et d'aménagement – 38 % –, de juridictions – 33 % –, de collectivités territoriales – 29 % –, de fonctionnaires et agents publics – 27 %.

Il faut enfin mentionner une baisse récente du nombre de QPC posées devant le Conseil d'État. Elles n'étaient que 25 en septembre et octobre 2012. Si la brièveté de la période ne permet pas de dégager une tendance structurelle, la baisse est toutefois corroborée par la situation devant les tribunaux administratifs et les cours administratives d'appel : bien que le nombre de questions posées reste élevé, la tendance existe, particulièrement au cours de l'année 2012. Elle explique la diminution en valeur absolue du nombre de transmissions au Conseil d'État en 2012 puisque, je l'ai dit, le taux de transmission est resté stable.

Cette tendance à la baisse tient sans doute à plusieurs facteurs explicatifs, dont deux m'apparaissent plus particulièrement pertinents. En premier lieu, il semble que, pour les justiciables comme pour leurs représentants, à la nouveauté succède progressivement le retour à une certaine routine jurisprudentielle après l'appel d'air né de l'instauration de la procédure. Ensuite, il est possible que la « réserve » de questions sérieuses s'épuise. Cela vaut en particulier des questions procédurales, mais aussi des sujets de fond. À cet égard, il est rassurant de constater que notre système juridique ne repose pas sur un matelas de lois inconstitutionnelles et que le stock des lois évidemment fragiles de notre ordonnancement juridique se réduit progressivement.

Si les citoyens et les acteurs du monde judiciaire se sont ainsi saisis de la procédure de la question prioritaire de constitutionnalité, c'est parce qu'elle permet de mieux garantir leurs droits, mais aussi parce qu'elle fonctionne de manière satisfaisante. Cela résulte aussi bien de textes « remarquablement bien pensés et écrits », pour reprendre les termes de certains commentateurs, que d'une jurisprudence qui a su rapidement en préciser l'interprétation et les bornes. L'engagement résolu des juges dans cette nouvelle forme de dialogue a bien entendu contribué au succès de la QPC.

Tout d'abord, les délais brefs légitimement voulus par le législateur organique ont été pleinement respectés. Si la loi organique précise que le juge a quo statue « sans délai » – c'est-à-dire « le plus vite possible » – sur la transmission au Conseil d'État, les juridictions suprêmes disposent, pour leur part, d'un délai fixe de trois mois dont le non-respect entraîne la transmission de plein droit au Conseil constitutionnel. De fait, devant le Conseil d'État, ce délai est en moyenne légèrement supérieur à deux mois en ce qui concerne l'appréciation par les formations collégiales, et à un mois lorsqu'il est statué par ordonnance des présidents. Devant les tribunaux administratifs et les cours administratives d'appel, nous ne disposons pas de statistiques permettant d'évaluer le délai dans lequel sont examinées les questions, mais la pratique montre que le juge a quo est pleinement conscient de la nécessité de statuer rapidement sur la transmission.

En deuxième lieu, le filtre exercé par la juridiction administrative me semble très satisfaisant en ce que, conformément à la conception du dispositif, il n'est ni trop étroit ni trop large.

Le Conseil d'État a ainsi veillé à ce que le filtre serve d'entonnoir sans devenir un verrou. Il a tout d'abord jugé qu'une question prioritaire de constitutionnalité pouvait être soulevée à l'occasion de toute instance juridictionnelle, y compris dans le cadre de l'une des procédures de référé du titre V du code de justice administrative, en particulier des référés « liberté » et des référés « suspension ».

Une appréciation large de la condition d'applicabilité au litige est également retenue, selon laquelle la disposition ne doit pas être étrangère au litige, c'est-à-dire qu'elle doit posséder un lien suffisant avec celui-ci. Une disposition susceptible d'être interprétée comme régissant la situation à l'origine du litige, de même qu'une disposition non applicable au litige mais dont il est soutenu par le requérant qu'elle aurait dû l'être, ont ainsi été jugées applicables au litige au sens des dispositions de l'ordonnance du 7 novembre 1958 modifiées par la loi organique de décembre 2009. Enfin, le Conseil d'État a retenu une appréciation large de la notion de question nouvelle, estimant par exemple qu'elle s'appliquait à la conformité à un principe que le Conseil constitutionnel n'aurait pas encore consacré comme constitutionnel, par exemple un principe fondamental reconnu par les lois de la République. De même, a été qualifiée de nouvelle la question de la conformité de la compensation financière pour transfert de charges aux collectivités territoriales, alors même que les dispositions des articles 72 et 72-2 de la Constitution avaient déjà été interprétées à plusieurs reprises.

Mais le Conseil d'État a également veillé à ne transmettre que les questions répondant aux conditions posées par la loi organique. Il neutralise par exemple – selon l'expression des commentateurs de sa jurisprudence – les « évolutions marginales de l'environnement juridique » de la QPC posée en ne reconnaissant pas, dans ce cas, l'existence d'un changement de circonstances de droit ou de fait. En d'autres termes, si le filtre n'a pas vocation à être un verrou, il ne peut non plus, sans mettre en péril la stabilité du mécanisme, être une passoire.

L'appréciation du caractère sérieux d'une question illustre cet équilibre. Dès lors qu'un doute raisonnable existe, la question est transmise au Conseil constitutionnel. L'exercice auquel se livre le Conseil d'État est assurément un contrôle de l'évidence. Sont ainsi écartés non seulement les questions fantaisistes ou simplement dilatoires, mais également les cas où il n'existe pas d'atteinte excessive à une liberté compte tenu des objectifs poursuivis, où les distinctions entre des catégories de personnes ne sont évidemment pas injustifiées, ou encore ceux où il apparaît clairement que le législateur n'a pas méconnu l'étendue de sa compétence. À l'inverse, dès lors qu'un doute existe, le Conseil d'État renvoie la question, même lorsqu'il ne peut ignorer que la réponse devrait être négative. Les décisions constatant le caractère sérieux d'une question sont généralement peu motivées ; il faut y voir la volonté du juge de renvoi de ne pas empiéter sur la compétence dévolue en cette matière au juge constitutionnel. Lorsque nous renvoyons une question, nous ne voulons pas, fût-ce par l'écriture de nos décisions, paraître dicter au Conseil constitutionnel la réponse à lui apporter.

Ni verrou ni passoire, la juridiction administrative exerce ainsi son rôle de filtre dans le respect non seulement des textes, mais également de leur esprit. En particulier, elle ne souhaite pas, dès lors que subsiste un doute sur certaines conditions de renvoi, priver la juridiction constitutionnelle de la possibilité de se saisir de ces questions. Le taux de censure par le Conseil constitutionnel suite aux questions renvoyées – qui est, je l'ai dit, d'environ 25 % – confirme au demeurant que le tamis du filtre n'est pas trop étroit.

Les éclaircissements apportés par le Conseil constitutionnel dans ses décisions ont donné le la de la jurisprudence du Conseil d'État. Dans ce domaine plus que dans tout autre, il aurait été non seulement illogique, mais également déraisonnable, que les juges administratifs ou judiciaires jouent leur propre partition. Les craintes qui se sont exprimées en ce sens devaient être apaisées et, dans tous les champs de la question prioritaire de constitutionnalité, un dialogue constructif et respectueux a prévalu entre les juridictions. Cela a été le cas, par exemple, en ce qui concerne l'appréciation de la notion de disposition législative applicable au litige, de l'admission de l'invocabilité de l'incompétence négative dans le cadre d'une QPC et, bien évidemment, de la notion de droits et de libertés que la Constitution garantit, à propos de laquelle nous avons très strictement appliqué la jurisprudence du Conseil constitutionnel.

Le Conseil d'État applique ainsi l'interprétation que donne le Conseil constitutionnel des critères de renvoi des questions. Mais il tire aussi pleinement les conséquences des censures du juge constitutionnel sur les instances en cours, en se conformant en particulier aux mesures éventuellement prises pour remettre en cause les effets des lois censurées. Le Conseil d'État a ainsi adopté et mis en oeuvre, dans trois décisions du 13 mai 2011 rendues par sa formation la plus solennelle, l'assemblée du contentieux, la même grille de lecture que celle retenue par le Conseil constitutionnel. Celui-ci a aussi clarifié sa jurisprudence sur les conséquences des abrogations à effet différé. Il peut toutefois demeurer des incertitudes sur les effets d'une abrogation dans le litige qui y a conduit. Il est par conséquent souhaitable que le Conseil constitutionnel, qui est seul habilité à le faire par l'article 62 de la Constitution, prenne soin d'indiquer, s'il le juge pertinent, que l'abrogation d'une loi s'accompagne, le cas échéant, de tel ou tel effet pour le passé.

La procédure de la question prioritaire de constitutionnalité fonctionne ainsi de manière satisfaisante. Il est même tout à fait remarquable que les réponses jurisprudentielles aux interrogations qui restaient en suspens après le vote de la loi organique aient été apportées aussi rapidement, dès les premiers mois qui ont suivi l'entrée en vigueur du dispositif. Le mécanisme se stabilise donc progressivement, ce qui favorise la sécurité juridique des parties et contribue encore davantage à l'État de droit.

Car, avec la question prioritaire de constitutionnalité, la primauté des droits et des libertés garantis par la Constitution se trouve plus effectivement assurée. Cette procédure a ouvert le prétoire du Conseil constitutionnel au citoyen et elle a considérablement développé son rôle de protecteur des libertés et des droits fondamentaux.

En premier lieu, des législations qui soulevaient depuis longtemps des problèmes de constitutionnalité véritables et nettement identifiés ont dû évoluer. Je pense par exemple à celles relatives à la cristallisation des pensions ou à la garde à vue – que l'on ne pouvait l'une comme l'autre appréhender que par l'intermédiaire de la Convention européenne des droits de l'homme –, ou encore à l'hospitalisation d'office. Ces textes ont donné lieu à des censures du Conseil constitutionnel que beaucoup attendaient.

La question prioritaire de constitutionnalité a en outre pleinement joué son rôle en précisant les impératifs constitutionnels, en particulier en ce qui concerne des droits et libertés qui n'avaient jusqu'alors fait l'objet que de peu d'interprétations. De nombreuses décisions ont, par exemple, défini et affiné la portée du principe de participation énoncé à l'article 7 de la Charte de l'environnement, le Conseil constitutionnel censurant la méconnaissance par le législateur de l'étendue de sa compétence au motif que celui-ci n'avait pas prévu de procédure de participation préalable à l'adoption de différents actes qui relèvent pourtant de la catégorie des « décisions publiques ayant une incidence sur l'environnement » au sens de cet article. La jurisprudence du Conseil constitutionnel en matière de QPC touche de surcroît à des sujets extrêmement divers, allant de la tauromachie à l'impartialité de l'Autorité de la concurrence, ce qui montre que cette procédure n'est pas l'apanage des professions juridiques mais intéresse tous les secteurs de la société et tous les citoyens.

Ces décisions illustrent le processus de « reconstitutionnalisation » des droits et des libertés : les normes inscrites dans la Constitution redeviennent pleinement effectives par le biais d'un contrôle de constitutionnalité a posteriori, ce qui contribue à replacer la source constitutionnelle au plus haut dans la hiérarchie des normes et à mettre fin à ce qui, au fil des années, apparaissait de plus en plus comme une anomalie, issue de notre histoire constitutionnelle et qui n'était plus en phase avec l'évolution de la société et de nos systèmes juridiques.

L'autorité de la loi qui a été déclarée conforme à la Constitution s'en trouve également renforcée. En outre, les aspérités qui ont pu exister entre le droit européen et le droit constitutionnel sont pour la plupart gommées. Conformément à l'objectif recherché par le constituant, la Constitution est ainsi effectivement entre les mains des justiciables et elle est appliquée, au regard de la jurisprudence du Conseil constitutionnel, par tous les juges. La maîtrise des mécanismes issus de la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008 a aussi permis d'éviter tout effet négatif de la QPC sur la durée des procédures juridictionnelles et sur la sécurité juridique.

Près de deux ans et neuf mois après l'entrée en vigueur de la question prioritaire de constitutionnalité, l'on constate que, fondamentalement, le système fonctionne bien. Après que de virulentes controverses se sont fait jour par moments, un point d'équilibre très satisfaisant me semble avoir été trouvé. Les questions qui se posaient ont pour la plupart été résolues. Surtout, les effets spectaculaires de cette procédure sur l'approfondissement de l'État de droit, étant donné l'importance des enjeux et des questions posées et résolues, plaident, pour le moment, pour que l'on ne la modifie pas. Des adaptations mineures pourraient être envisagées, pourvu qu'elles ne perturbent pas l'équilibre délicat auquel nous sommes parvenus.

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