C'est un honneur pour le Premier président de la Cour de cassation d'être invité à prendre la parole devant les représentants de la nation, et particulièrement devant la commission des Lois de l'Assemblée nationale. Ainsi que j'ai déjà eu l'occasion de le dire, votre Commission et la Cour de cassation entretiennent depuis plusieurs années un dialogue utile et fructueux et nous vous savons gré de l'intérêt que vous portez à la mise en oeuvre effective de la loi par les juridictions.
Vous avez souhaité, avant de dégager un premier bilan de la question prioritaire de constitutionnalité lors du troisième anniversaire de son entrée en vigueur, procéder à l'audition des responsables des deux juridictions les plus élevées de l'ordre judiciaire et administratif. Au nom de la Cour de cassation, je vous en remercie.
Je dresserai d'abord un constat globalement positif de la réforme au regard de ses objectifs, pour proposer ensuite quelques améliorations éventuelles.
Voilà plus de deux ans et demi, l'institution judiciaire s'est vu confier par le constituant la mission de filtrer les questions de constitutionnalité. Nous avons accueilli cette réforme avec un grand sens de la responsabilité, en mesurant l'importance de la tâche confiée à l'institution judiciaire. Nous l'avons aussi reçue avec une certaine appréhension, la formation des magistrats judiciaires n'étant pas jusqu'alors principalement tournée vers le droit constitutionnel et l'accroissement des missions qui en résultait ne s'étant pas accompagné de moyens supplémentaires. Mais la perspective était aussi exaltante et la tâche, d'une certaine façon, naturelle, car l'autorité judiciaire est investie, par l'article 66 de la Constitution, du rôle de gardien de la liberté individuelle. Comme le rappelait en mars 1790 Thouret, qui fut président de l'Assemblée, « le pouvoir judiciaire est celui […] dont l'exercice habituel aura le plus d'influence sur le bonheur des particuliers […] et sur la stabilité de la Constitution ».
Avant cette rencontre, j'ai souhaité recueillir l'avis de la conférence des premiers présidents des cours d'appel. Il m'a été rapporté que la question prioritaire de constitutionnalité paraît, dans l'ensemble, avoir été bien acceptée par les juridictions du fond. Indiscutablement, la mise en oeuvre de cette institution nouvelle a permis l'instauration d'un dialogue entre les juges. On a pu assister ainsi à un rapprochement de leurs modes de raisonnement. Le droit privé s'est approprié la question prioritaire de constitutionnalité, il s'est décentré vers le droit constitutionnel, tandis que celui-ci s'est lui-même insinué dans des domaines qui semblaient lui échapper jusqu'alors.
Nous nous sommes attachés à répondre aussi précisément que possible, compte tenu des données dont nous disposons, au questionnaire que vous avez bien voulu nous faire parvenir. Il n'a pas été possible cependant de vous communiquer des chiffres concernant les décisions de non-transmission par les juridictions du fond de questions prioritaires de constitutionnalité puisque, par hypothèse, celles-ci n'ont pas été adressées à la Cour de cassation, qui n'a pas d'autorité hiérarchique sur les cours et tribunaux. Seule Mme la garde des Sceaux pourrait vous fournir des informations à cet égard.
De la même façon, nous ne pouvons dire avec précision, comme nous y invite l'une de vos questions, si l'on a pu assister à une spécialisation des avocats en la matière. Dès lors que la question prioritaire ne constitue qu'un moyen à l'appui d'une prétention, il me semble plutôt que les avocats spécialisés dans tel ou tel contentieux se sont efforcés de développer un réflexe constitutionnel. Devant la Cour de cassation, les avocats au Conseil d'État et à la Cour de cassation, dont la grande expérience, notamment en droit public, est inhérente à leurs fonctions, se sont particulièrement bien préparés dès l'entrée en vigueur de la réforme.
Dès 2009, soit avant même l'entrée en vigueur de la réforme, j'ai voulu que notre Cour se dote des outils indispensables à la mise en oeuvre des nouvelles dispositions. Ainsi un bureau du droit constitutionnel a-t-il été créé au sein du service de documentation, des études et du rapport. Deux magistrats y ont été affectés. Ce bureau est à la disposition aussi bien des membres de la Cour que des juridictions du fond et assiste remarquablement les juges. Un espace spécialement dédié à la question prioritaire de constitutionnalité a parallèlement été créé ; en ligne sur le site Internet de la Cour, il présente un ensemble de fiches d'information, des propositions de trames et une veille jurisprudentielle. Une liste exhaustive des questions soumises à la Cour permet en outre de vérifier si une question a déjà été transmise et quel sort lui a été réservé. Les juridictions du fond ont été sensibles à l'aide que notre Cour leur a ainsi apportée.
La Cour de cassation peut être saisie d'une question prioritaire dans les hypothèses suivantes : lorsqu'une juridiction du fond lui transmet une question prioritaire de constitutionnalité ; lorsqu'une partie forme un pourvoi contre l'arrêt d'une cour d'appel – ou contre un jugement rendu en premier et dernier ressort – qui, après avoir refusé de renvoyer la question à la Cour de cassation, statue sur le fond ; lorsqu'une partie soulève, pour la première fois devant elle à l'occasion d'un pourvoi, en demande ou en défense, une telle question ; enfin, lorsqu'un moyen d'inconstitutionnalité est soulevé dans un écrit accompagnant la déclaration d'appel d'un arrêt rendu par la cour d'assises en premier ressort. L'écrit est alors immédiatement transmis par la cour d'assises. La première et la quatrième hypothèse correspondent aux questions dites « transmises ou principales », alors que les deuxième et troisième concernent les questions dites « incidentes » à un pourvoi en cassation.
Du 1er mars 2010 au 31 octobre 2012, notre Cour a rendu 1 208 décisions en la matière, dont 545 ont statué sur des questions transmises par les juridictions du fond et 663 sur des questions soulevées de manière incidente à un pourvoi en cassation. Si, au cours de la première année d'application de la loi, les questions ont émané le plus souvent d'avocats aux Conseils, qui s'étaient sans doute mieux préparés à cette échéance, les courbes se sont rejointes, de sorte qu'aujourd'hui les questions qui proviennent des juridictions du fond et celles qui sont posées directement devant la Cour de cassation se trouvent en nombre sensiblement égal.
Après de fortes saisines dans les premiers temps, la Cour traite environ une quarantaine de questions chaque mois. Au total, sur 1 217 questions posées – une décision pouvant statuer sur plusieurs questions –, 230 ont été renvoyées au Conseil constitutionnel, soit près de 20 % ; 76 d'entre elles relèvent de la matière pénale ; 785 questions n'ont en revanche pas été renvoyées et 144 irrecevabilités ont été prononcées.
En matière civile, commerciale et sociale, les questions les plus nombreuses ont été posées dans le domaine des relations du travail et de la protection sociale, notamment en droit de la sécurité sociale. Viennent ensuite les relations avec les personnes publiques, l'administration fiscale et douanière ou encore les autorités de contrôle et de régulation, le droit des personnes et de la famille, le droit de la nationalité, des étrangers ou encore le droit successoral et les hospitalisations sans consentement. On note aussi un nombre non négligeable de questions en droit des affaires, touchant singulièrement au droit des procédures collectives, en droit des biens, notamment l'expropriation, l'urbanisme ou le droit de propriété, ou encore celui de la propriété intellectuelle ou des contrats, comme les baux commerciaux ou ruraux.
En matière pénale, les QPC ont parfois été soulevées de manière récurrente ou sérielle, par exemple sur la garde à vue, la motivation des arrêts des cours d'assises ou encore le harcèlement. La procédure pénale concentre le plus grand nombre de QPC répertoriées et transmises. À titre d'exemple, quatorze questions prioritaires de constitutionnalité portant sur la garde à vue ont été transmises au Conseil constitutionnel. Mais une tendance à présenter davantage de questions portant sur les incriminations, notamment sur le choix de pénaliser tel ou tel comportement ou critiquant le manque de précision d'une incrimination, paraît devoir être relevée, spécialement depuis la décision qu'a rendue le Conseil constitutionnel à propos de la définition du harcèlement sexuel.
Il est très difficile de conclure sur les matières dans lesquelles les questions seraient le plus souvent couronnées de succès. Un dépouillement manuel de décisions répertoriées de septembre 2010 au 31 octobre 2012 fournit quelques indications fragmentaires. Le délai moyen de traitement des questions prioritaires est, pour les questions transmises et incidentes en matière civile, de 74 jours – 22 jours au minimum, 91 jours au maximum. Un délai comparable est constaté en matière pénale. Le délai légal de trois mois, qui – à une exception près, résultant d'une erreur d'enregistrement – a toujours été respecté, paraît, à l'expérience, raisonnable. Il permet de procéder à un examen sérieux et contradictoire de la recevabilité et de la pertinence de la question posée.
Une analyse plus détaillée révèle que 27 % des QPC transmises par les juridictions du fond l'ont été par celles de la cour d'appel de Paris, loin devant les juridictions situées dans le ressort de la cour d'appel de Versailles – 8 % – ou d'Aix-en-Provence – 6 % – ou d'autres cours moins importantes, ce qui concorde assez avec l'activité de ces ressorts. Le poids relatif des QPC en matière pénale varie beaucoup d'un ressort à l'autre, passant de 63 % à Paris à 33 % à Douai. Les cours d'appel et les tribunaux de grande instance arrivent en tête, loin devant les juridictions spécialisées.
L'effet sur d'autres affaires des décisions du Conseil constitutionnel examinant des QPC n'est pas négligeable, mais il n'existe pas de données chiffrées sur le nombre de procédures ayant ainsi subi les conséquences d'une décision du Conseil.
La Cour de cassation tient le plus grand compte des effets d'une abrogation décidée par le Conseil constitutionnel et des modalités de cette abrogation, sous réserve toutefois que ne soit pas ultérieurement mise en cause l'inconventionnalité de la disposition litigieuse, comme cela a été le cas en matière de garde à vue. Il est cependant apparu à l'expérience que les effets d'une abrogation n'étaient pas appréciés uniformément par chacun des ordres de juridiction. Ainsi, en matière de responsabilité médicale, le Conseil constitutionnel a déclaré une disposition transitoire de la loi « anti-Perruche » contraire à la Constitution, mais le Conseil d'État et la Cour de cassation ont interprété dans un sens opposé la décision du Conseil constitutionnel du 11 juin 2010 s'agissant de ses conséquences sur les instances en cours. La mise en oeuvre de la décision du Conseil constitutionnel du 2 juillet 2010 ayant censuré la composition des tribunaux maritimes commerciaux, dont la Cour de cassation a pris acte par une décision du 13 octobre 2010, n'a pas été non plus sans soulever de réelles interrogations.
Plus délicate encore est la situation où le Conseil constitutionnel déclare conforme à la Constitution des dispositions législatives sous réserve ou avec réserve d'interprétation. L'analyse de la jurisprudence montre que les chambres de la Cour de cassation prennent en compte ces réserves, soit pour rejeter un pourvoi, soit pour casser une décision. Toutefois, il est apparu difficile d'appliquer certaines réserves d'interprétation, par exemple celle concernant la faute inexcusable en matière de sécurité sociale (décision du 18 juin 2010) ou celle portant sur les nullités de procédure, en matière pénale, issue de la décision du 18 novembre 2011 relative à l'audition libre. La réserve formulée à cette occasion par le Conseil constitutionnel, appliquée aux auditions postérieures à la publication de sa décision, a une portée bien plus grande sur d'autres dispositions du code de procédure pénale.
Certaines réserves se révèlent neutres pour le juge ; d'autres, en revanche, peuvent avoir un effet sur la jurisprudence et la liberté d'appréciation laissée aux juridictions, en conduisant à remettre en cause une jurisprudence établie ou à figer pour l'avenir des solutions prises dans un contexte donné. Si, dans la plupart des cas observés, les réserves d'interprétation ne s'opposent pas frontalement à une jurisprudence établie par la Cour de cassation, elles peuvent conduire le juge à l'infléchir, comme dans le cas de la décision déjà citée du 18 juin 2010 sur la faute inexcusable, le juge civil devant apprécier désormais, poste par poste, les préjudices subis par la victime. Mais il est arrivé que le Conseil constitutionnel adopte une interprétation radicalement contraire à celle de la Cour, comme dans la décision du 11 février 2010 relative à la remise automatique des pénalités en cas d'ouverture d'une procédure collective ou, de façon plus topique encore, dans la décision du 16 septembre 2011 relative à la responsabilité du producteur d'un site en ligne.
Dans cette affaire, le Conseil semble avoir davantage combattu l'interprétation de la Cour de cassation que la disposition légale puisque, fait peu commun, il a cité dans le corps de sa décision, pour les neutraliser par une réserve d'interprétation, les arrêts de la Cour ayant retenu la responsabilité de plein droit de créateurs de sites en tant que producteurs à raison de propos diffamatoires déposés par des internautes non identifiés sur un forum. Dans de telles situations, l'office du juge constitutionnel ne devrait-il pas être d'abroger purement et simplement la disposition contestée, plutôt que de mettre le juge de cassation dans la situation délicate de se plier à l'interprétation ainsi donnée par un juge non judiciaire ? Si j'admets volontiers que la jurisprudence fait corps avec la disposition que le juge interprète, ce qui met le Conseil en position de censurer, le cas échéant, la loi telle qu'elle est interprétée majoritairement par les juges, le fait que le Conseil constitutionnel formule a posteriori une réserve qui, au mieux, sera neutre, mais qui peut aussi figer, voire remettre en cause, la jurisprudence peut sembler contraire à l'esprit et aux règles de fonctionnement de nos institutions. Il appartient au législateur de faire la loi, au juge de l'interpréter, au besoin sous le contrôle du Parlement qui peut naturellement remettre en cause la jurisprudence.
La force de la jurisprudence est son adaptabilité aux contentieux nouveaux. Ainsi évolue-t-elle dans un dialogue constant entre le juge de cassation et le juge du fond. Dans plus de 40 % des cas, l'assemblée plénière de la Cour de cassation désavoue sa chambre spécialisée en donnant raison à la cour de renvoi qui a résisté. Si la loi n'est pas conforme, elle doit être abrogée. Si elle n'est pas contraire à la Constitution, elle doit être conservée dans son intégrité. Je peux comprendre bien sûr l'intérêt pratique qui s'attache à la technique de la réserve d'interprétation, en ce qu'elle dispense le Parlement de prendre à nouveau position. Mais il est question ici des droits et libertés sur lesquels il appartient au premier chef au Parlement de se prononcer. La réserve d'interprétation peut ainsi paraître source de confusion et de rupture dans l'équilibre des pouvoirs.
Les décisions de non-lieu à renvoi sont en majorité motivées par le défaut de nouveauté et de caractère sérieux de la question posée – critère examiné en dernier –, ce qui montre que les juridictions du fond procèdent à un contrôle minimum, laissant à la Cour de cassation le soin d'opérer le dernier filtre. À l'inverse, le filtre le moins utilisé reste le défaut d'applicabilité au litige des dispositions critiquées. Le critère de nouveauté n'a été utilisé que trois fois, à l'occasion de QPC principales à propos du mariage homosexuel, de l'absence de motivation des arrêts des cours d'assises ou de la Charte de l'environnement.
Parmi les QPC examinées en matière civile et concernant la contestation des refus de transmission opposés par les juridictions du fond, douze seulement ont été enregistrées et deux finalement renvoyées au Conseil constitutionnel. Concernant la matière pénale, une seule question prioritaire de constitutionnalité a été renvoyée au Conseil après contestation d'un refus de transmission.
La pratique a démontré qu'en marge du moyen d'inconstitutionnalité d'une disposition figuraient parfois des moyens d'inconventionnalité invoquant souvent la méconnaissance de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales. Plus précisément, les parties invoquent soit un grief d'inconventionnalité au soutien de leur QPC, ce qui est évidemment voué à l'échec – mais les exemples sont rares –, soit un moyen d'inconventionnalité au soutien de leur pourvoi et ce, parallèlement à leur QPC. Dans cette dernière hypothèse et en matière civile, plus de la moitié des pourvois répertoriés avec des QPC incidentes comprennent des moyens d'inconventionnalité tirés de la violation de la Convention européenne de sauvegarde, mais aussi du droit de l'Union européenne ou d'autres conventions internationales comme les conventions de l'Organisation internationale du travail ou la Convention internationale des droits de l'enfant.
À ce jour, aucune contrariété significative n'a été relevée, mais on ne peut exclure que la Cour de cassation écarte, de son propre mouvement ou sur le fondement d'une jurisprudence européenne, une loi sur un motif d'inconventionnalité, alors que la disposition litigieuse aurait été préalablement déclarée conforme aux droits et libertés garantis par la Constitution. Si la situation ne s'est pas présentée à ce jour dans des conditions évidentes, c'est précisément parce que la Cour de cassation est déterminée à rendre compatible les deux contrôles. Son objectif unique est et sera de renforcer l'État de droit et de mieux protéger les droits fondamentaux du justiciable. C'est par un dialogue permanent et loyal entre toutes les juridictions concernées, nationales et internationales, qu'un point d'équilibre sera atteint dans la reconnaissance et la mise en oeuvre effective de ces droits.
En définitive, et sous les réserves que je viens de formuler, le bilan apparaît positif puisque la mise en oeuvre de la question prioritaire de constitutionnalité enrichit et sécurise notre système juridique. Il montre que les objectifs du constituant, qui étaient, comme l'a rappelé en septembre 2009 le rapporteur de votre Commission des lois, d'« assurer la constitutionnalité de l'ordre juridique » et de « permettre au citoyen de faire valoir ses droits constitutionnels », ont été satisfaits.
Des précisions ou des aménagements pourraient toutefois être apportés à la loi ou aux textes réglementaires, afin de donner à la réforme toute sa mesure.
C'est essentiellement la procédure applicable à la QPC qui pourrait donner lieu à de légers aménagements. Mais il importe d'abord de répondre à une question que certains se posent : faut-il instituer un recours contre les décisions de non-transmission ? La Cour de cassation n'est pas une juridiction constitutionnelle, même si le législateur lui a confié une mission de filtrage, et par suite une sorte de pré-contrôle de la constitutionnalité de la loi. Comment concilier une telle mission avec l'existence d'un recours ? Le demandeur à la question prioritaire ne manquerait pas de l'exercer. Le recours ainsi engagé aurait inévitablement pour effet de dénaturer la fonction de filtre, de la rendre illusoire, mais aussi d'instituer la Cour de cassation en une juridiction constitutionnelle, ce qui est contraire à la philosophie du texte. Ouvrir une faculté d'évocation au profit du Conseil constitutionnel produirait des effets identiques et pourrait aussi poser problème au regard des exigences de l'article 6 § 1 de la Convention européenne des droits de l'homme. En pratique, la solution obligerait le Conseil à examiner l'ensemble des QPC, rendant insignifiant le rôle de filtre confié aux juridictions judiciaires et administratives, qu'il vaudrait alors mieux supprimer totalement. Pour le reste, je ne peux que renvoyer sur ce point aux arguments excellemment exposés devant votre Commission en septembre 2010, par le professeur Denys Simon en particulier.
J'en viens aux ajustements techniques suggérés par les chambres de la Cour. Si une QPC met en cause, par les mêmes motifs, une disposition législative dont le Conseil constitutionnel a déjà été saisi, le code de procédure civile prévoit que la Cour de cassation « diffère » sa décision jusqu'à l'intervention de la décision du Conseil constitutionnel. Cette notion de « différé » étant inconnue de notre droit processuel, il vaudrait mieux la remplacer par celle de « sursis à statuer ». Pour ce qui est des QPC incidentes à un pourvoi, le délai de dépôt de la question a été fixé par la jurisprudence à l'expiration du délai de dépôt du mémoire ampliatif. Ne faudrait-il pas apporter sur ce point une précision dans les textes ?
D'autre part, lorsque la Cour de cassation est saisie d'une question portant sur d'autres motifs que ceux examinés dans une question déjà transmise, il pourrait être envisagé d'apporter des aménagements évitant une nouvelle transmission, dès lors que le Conseil constitutionnel peut soulever d'office tout grief d'inconstitutionnalité.
Enfin, lorsqu'une nouvelle QPC porte sur un texte et sur des motifs à propos desquels la Cour a déjà considéré la question comme non sérieuse, celle-ci pourrait être déclarée irrecevable, sauf circonstances nouvelles.
En matière pénale, le regroupement des QPC in limine litis, de façon à éviter les procédés dilatoires qui ont été utilisés dans des affaires très médiatisées, pourrait être proposé. Toujours en matière pénale, un contrôle de constitutionnalité de plein droit de la loi nouvelle faisant suite à une déclaration d'inconstitutionnalité pourrait être institué pour éviter le renouvellement de situations comme celles apparues après la réforme de la garde à vue.
Par ailleurs, en droit allemand comme en droit espagnol, l'exception d'inconstitutionnalité ne peut être soulevée que par le juge, tandis que, en droit luxembourgeois, cette faculté est partagée par le juge et les parties. En revanche, la loi française interdit au juge de la soulever d'office. Cette règle est appliquée strictement par la Cour de cassation, qui s'applique à reproduire fidèlement le texte de la question, tel que rédigé par celui qui la pose. Mais faut-il qu'il en soit ainsi ? Le principe de prééminence du droit, si essentiel aux yeux de la Cour de Strasbourg, ne commanderait-il pas, à tout le moins, d'autoriser le juge français à participer, d'un commun accord avec la partie qui a pris l'initiative de la question, à la rédaction de celle-ci ? Les présidents des chambres de la Cour de cassation s'interrogent ainsi sur leur office. Ils font état de véritables considérations de politique jurisprudentielle consistant, en présence d'une relative indétermination du caractère sérieux d'une question, à transmettre au Conseil constitutionnel un corps de texte ayant une cohérence, dans la perspective de le voir censuré ou consolidé. Un office accru du juge, au moins du juge de cassation, faciliterait cette recherche de cohérence.
En outre, il serait bon de simplifier et d'unifier les conditions de renvoi d'une QPC. À ce jour, en effet, la Cour de cassation peut renvoyer une QPC si la question est sérieuse ou si elle est nouvelle. Cette distinction, quelque peu académique, est rarement invoquée par les auteurs des questions et très peu retenue par la Cour. La condition de nouveauté, souvent confondue avec l'exigence du caractère sérieux de la question posée, pourrait être considérée comme l'un des éléments permettant d'apprécier ce dernier. En outre, il pourrait être opportun d'harmoniser les critères d'examen de la QPC par les juges du fond et la Cour de cassation, la distinction entre l'appréciation du caractère sérieux de la question ou de l'existence d'une question non dépourvue de caractère sérieux étant apparue, à l'usage, bien théorique.
En revanche, la Cour de cassation est favorable au maintien du double filtrage, l'expérience montrant que, en pratique, les cours et tribunaux se bornent le plus souvent à vérifier que la demande n'a pas de caractère fantaisiste ou dilatoire et que le grief est appuyé par une argumentation cohérente, tandis que la Cour de cassation se livre à un examen nécessairement plus approfondi des conditions posées par la loi.
Enfin, les principes de priorité et de célérité propres à la QPC s'articulent mal avec les règles de la procédure civile. La question prioritaire de constitutionnalité a été qualifiée de « moyen » aux termes de l'article 23-1 de l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel. S'agit-il dès lors d'un moyen parmi d'autres et comme les autres dans une instance, ou faut-il au contraire renforcer son régime autonome ? En réalité, on est en présence d'un moyen de défense au fond qui, en dépit de son caractère prioritaire, ne devrait justifier un examen par le juge que s'il estime la demande régulière et recevable. On imagine mal en effet un juge incompétent ou dépourvu du pouvoir de statuer se prononcer sur le sérieux d'une question prioritaire de constitutionnalité, sauf bien sûr si elle concerne une exception de procédure ou une fin de non-recevoir.
J'espère ne pas conclure sur des points trop techniques, mais je ne doute pas que vous le pardonnerez à un juge, soucieux de l'intérêt d'une bonne justice au service des citoyens.