Intervention de Danielle Bousquet

Réunion du 20 novembre 2012 à 16h00
Délégation de l'assemblée nationale aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes

Danielle Bousquet, rapporteure générale sur l'Observatoire de la parité, auteur du rapport d'information :

Je me félicite de voir la Délégation aux droits des femmes poursuivre le travail que nous avons effectué.

Il est important que le Parlement s'empare de cette question qui détermine le type de société dans lequel nous voulons vivre et traduit notre conception de l'émancipation des êtres humains et la place que nous accordons au respect de soi et des autres dans la hiérarchie des valeurs qui fondent notre République.

Notre rapport est le fruit d'un important travail de documentation. Huit mois durant, nous avons rencontré plus de 200 personnes, dont une quinzaine qui se prostituaient ou s'étaient prostituées au cours de leur vie. Nos déplacements en Belgique, aux Pays-Bas, en Suède et en Espagne nous ont confrontés aux formes multiples que prend la prostitution en Europe et nous ont permis de constater la diversité des réponses utilisées pour lutter contre ce fléau.

Nous nous sommes rendus dans la zone de la Jonquera, située à la frontière espagnole, où se concentrent les bordels parmi les plus grands d'Europe, dans les rues de Stockholm, dans les quartiers rouges de Bruxelles où les femmes sont exposées dans des vitrines, à La Haye et dans les bars à prostituées de Madrid. Il est arrivé qu'une visite se fasse sans moi car certains établissements ne laissent entrer les femmes que si elles sont prostituées. À Paris, dans les locaux de l'Amicale du Nid, ou à Madrid dans ceux de l'APRAMP, une association pour la prévention, la réinsertion et l'aide aux femmes prostituées, nous avons été confrontés à des situations de détresse absolue, celles de « survivantes » et de « survivants » qui ont évoqué devant nous les conditions dans lesquelles ils pratiquent la prostitution.

Nous avons fait le choix d'entendre tous les acteurs du système prostitutionnel : personnes prostituées et associations de tous ceux qui leur viennent en aide, infirmiers, médecins, policiers, magistrats. Nous avons auditionné des sociologues, des philosophes et des juristes ainsi que les ministres français de la cohésion sociale, de la justice et de l'intérieur. Nous avons écouté ces personnes sans le moindre a priori et sans privilégier tel ou tel courant philosophique ou idéologique.

Cette mission a été pour nous une véritable aventure humaine qui nous a donné à voir les cas les plus extrêmes d'exploitation de l'homme par l'homme. Mais nous avons aussi été témoins de la capacité de résilience de certaines personnes et de l'engagement passionné des associations, qu'elles soient abolitionnistes ou réglementaristes.

J'en viens au cadre législatif en vigueur en France. La France est un pays abolitionniste, qui a signé les conventions internationales et aboli toutes les règles juridiques susceptibles d'inciter à la prostitution. À terme, la France vise naturellement la disparition de la prostitution – et non son éradication, terme que je me refuse à utiliser – étant entendu que notre pays n'est pas prohibitionniste. Il n'est pas interdit en France de se prostituer.

En 1946, la loi de Marthe Richard a interdit les maisons closes. En 1960, notre pays a ratifié la Convention, adoptée par l'ONU en 1949, pour la répression de la traite des êtres humains et de l'exploitation de la prostitution d'autrui.

Depuis 1960, la traite des êtres humains et le proxénétisme constituent dans notre pays des crimes punis de 7 à 10 ans d'emprisonnement, qu'il s'agisse de l'assistance à la prostitution d'autrui, de son exploitation ou de la mise en contact de personnes prostituées et de clients. Cette définition m'amène à évoquer la revendication de quelques associations qui demandent le droit pour les handicapés de recourir à des « aidants sexuels ». Or cette démarche, qui consiste à mettre en contact des personnes prostituées et des clients relève du proxénétisme.

La prostitution est donc licite en France, mais depuis 2003 la loi pour la sécurité intérieure adoptée à l'initiative de M. Nicolas Sarkozy, alors ministre de l'Intérieur, punit le racolage d'une peine d'amende et de deux mois d'emprisonnement. Dans la pratique, aucune sanction n'a jamais été prononcée pour racolage – sauf peut-être une ou deux – mais les personnes prostituées sont régulièrement placées en garde à vue.

Quant aux clients, ils ne sont passibles d'aucune sanction pénale – sauf, naturellement, s'ils s'adressent à des personnes mineures ou qui présentent une vulnérabilité particulière comme les femmes enceintes ou les personnes handicapées.

La lutte contre la prostitution présente différentes lacunes dont la plus importante est d'ordre social. Depuis plusieurs années, en effet, les pouvoirs publics se sont progressivement désinvestis de l'aide aux personnes qui souhaitent sortir de la prostitution, qu'il s'agisse de l'hébergement, du logement, de la formation professionnelle, de l'accès aux soins, voire de l'accès aux droits. Ce sont les associations qui tentent de mener à bien ces missions, souvent avec des moyens réduits, du fait de la baisse régulière des subventions qu'elles perçoivent, et sans aucune coordination puisque les commissions départementales qui devraient en être chargées ne sont pas mises en place.

Permettez-moi de vous livrer quelques informations susceptibles de faire évoluer l'opinion publique.

Aujourd'hui, en Europe occidentale, la plus grande part de la prostitution provient de la traite des êtres humains. On estime à 20 000 le nombre de personnes prostituées en France – mais ce chiffre, selon certaines associations, serait sous-estimé – dont 85 % sont des femmes, 90 % d'entre elles étant étrangères et généralement en situation irrégulière. Cette réalité est très différente de celle des années 1980 puisqu'à l'époque 80 % des personnes prostituées étaient françaises.

Ces chiffres illustrent le changement de visage de la prostitution en vingt ans. Ce changement est lié pour l'essentiel aux évolutions géostratégiques de l'Europe de l'Est et à la chute du Mur de Berlin. Les femmes qui se prostituent actuellement dans notre pays viennent essentiellement d'Europe de l'Est, de la région sub-saharienne, en particulier du Nigeria, et de Chine ; ces personnes se concentrent sur Paris et la région parisienne. Cette réalité vaut pour tous les pays européens : en Espagne, les prostituées prétendument espagnoles sont roumaines, bulgares ou sud-américaines ; en Italie, elles ne sont jamais italiennes et en Allemagne, elles ne sont jamais allemandes... ce qui signifie que les personnes prostituées, pour l'immense majorité d'entre elles, se trouvent désormais entre les mains de mafias et de réseaux de prostitution.

Elles arrivent en Europe occidentale, généralement sans savoir ce qui les attend. Les femmes s'attendent à travailler comme serveuses, femmes de ménage, danseuses et éventuellement à se prostituer, mais elles n'ont aucune idée de ce qui les attend sur les trottoirs de nos grandes villes. D'autres sont vendues par leur famille à des réseaux et subissent ce que l'on appelle des parcours de dressage – viols collectifs, mutilations. Quant aux personnes qui viennent d'Afrique sub-saharienne, elles sont soumises à un rite vaudou qui les persuade qu'elles ne doivent pas trahir leur groupe sous peine de voir mourir leur famille restée en Afrique.

Ces personnes se prostituent, éventuellement pour obtenir des papiers d'identité et, surtout, pour rembourser leur dette de passage. Or celle-ci ne cesse d'augmenter, passant de 5 000 euros à 50 000 euros après plusieurs années. Ne pouvant la rembourser, ces personnes restent dans la prostitution. Selon l'Office de police criminelle intergouvernemental Europol, une personne prostituée rapporterait en moyenne 1 000 euros par jour à la mafia.

Mais l'entrée dans la prostitution dépend aussi d'autres facteurs : la rupture familiale, la précarité économique et la vulnérabilité psychologique.

La rupture familiale et l'exclusion sociale concernent des personnes jeunes, âgées de 14 à 16 ans, qui ne sont pas entre les mains des mafias.

La précarité économique explique partiellement la prostitution des étudiants et des personnes âgées ainsi que la prostitution dite de fin de semaine ou de fin de mois. Les toxicomanes ont également recours à la prostitution pour payer les substances dont ils sont dépendants.

Quant à la vulnérabilité psychologique, elle concerne des personnes qui, après avoir subi de graves violences au cours de leur enfance, ont perdu l'estime de soi. Nous avons même rencontré quelques femmes qui se prostituent par amour, pour satisfaire un compagnon violent.

Nous constatons enfin le développement de la prostitution via Internet, ce que l'on appelle l'escorting. Cette forme de prostitution est également le fait de réseaux qui, souvent situés en Moldavie ou en Ukraine, organisent des sex tours dans les villes européennes où ils proposent à leurs clients de rencontrer des femmes dans les hôtels. Ce type de prostitution, qui répond le plus souvent à une motivation financière, comporte un risque pour les femmes concernées car les messages de prévention, en particulier contre le sida, les atteignent difficilement.

Je dirai pour conclure que nous n'avons jamais rencontré une seule personne pour qui la prostitution était un choix. Nous avons observé en revanche que ces personnes avaient besoin de la solidarité et du soutien de la société. Celle-ci doit donc mettre en place un arsenal législatif pour lutter contre la prostitution.

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