Intervention de Patrick de Cambourg

Réunion du 18 février 2015 à 10h00
Commission des finances, de l'économie générale et du contrôle budgétaire

Patrick de Cambourg :

« La comptabilité est une science, une norme, et peut-être même, un art. » Ce n'est pas moi qui le dis, c'est votre Commission. Il s'agit en effet de la première phrase du rapport d'information présenté en 2009 par MM. Baert et Yanno. Cette citation me permet d'établir un pont symbolique, mais fort, entre un passé récent et le présent.

Permettez-moi quatre observations liminaires.

Tout d'abord, c'est un honneur et un privilège que de pouvoir faire avec vous aujourd'hui un point sur la normalisation comptable et ses enjeux. La matière est trop souvent considérée comme technique alors qu'elle a une indubitable dimension politique et sociétale. Au-delà de son caractère scientifique, normatif et « artistique », il y a une réalité économique et sociale, des entreprises, des femmes et des hommes. L'expertise n'a de sens que si elle est exercée dans l'intérêt de tous, déterminé et mesuré par les mécanismes démocratiques. Les échanges avec vous sont donc des temps forts qui permettent d'assurer le lien indispensable entre les attentes du législateur et le travail quotidien de l'Autorité des normes comptables.

Je souhaite ensuite naturellement saluer la mémoire de Jérôme Haas, décédé au printemps dernier à la suite d'une douloureuse maladie. Jérôme aura, par son talent et ses convictions, fortement marqué de son empreinte la comptabilité et la normalisation comptable, en France comme hors des frontières de l'Hexagone. Ses idées demeurent et demeureront très présentes dans tous les esprits. Jérôme, nous pensons à vous aujourd'hui.

Parler de Jérôme Haas, c'est aussi parler de l'ANC, dont il a été le premier président lors de sa mise en place en 2010. L'Autorité a su faire face avec brio à une éprouvante période d'intérim. Il faut saluer ici les présidents par intérim, le commissaire du gouvernement, les membres du collège, des commissions et des groupes de travail et bien sûr la directrice générale et les collaborateurs de l'ANC, qui ont fait preuve pendant cette période difficile d'un engagement sans faille et d'un très grand professionnalisme pour accomplir un travail de grande qualité.

Enfin, permettez-moi d'avoir une pensée pour Mazars et ses 800 associés dans le monde. Lorsque la question de ma candidature s'est posée, il a été unanimement considéré que mon éventuel passage de la sphère professionnelle à la sphère publique correspondait bien, après quatre décennies consacrées à la construction d'une organisation internationale indépendante, et dans le cadre d'une politique de succession préparée, à la volonté de l'organisation de faciliter la contribution à l'intérêt général qui sera la mienne si vous le jugez opportun. Je les en remercie.

Un curriculum vitae ayant été distribué aux membres de la Commission, je me limiterai donc à évoquer les convictions, les principes d'action et la méthode, qui m'ont animé et qui me guident dans les trois domaines qui constituent le coeur de mon expérience : l'exercice du métier d'auditeur et de conseil, la responsabilité entrepreneuriale, et la contribution à l'intérêt général. Je vous demande d'excuser par avance le fait que mes références ont une même origine en raison d'un parcours au service d'un seul et même projet.

La première conviction, la conviction première, c'est la force de la vision dans toute entreprise. Rien ne se fait sans vision de l'objectif à moyen et long terme : intuitive au départ, cette vision s'affine au fil du temps et des confrontations à la réalité. L'objectif fonde le projet, il est porteur de sens, il cristallise les énergies, il justifie et alimente la passion d'entreprendre. Vouloir créer, dans l'économie française, un acteur indépendant de l'audit et du conseil, libre de sa culture, de son organisation, de ses décisions, de sa contribution au développement de l'économie et de la société, n'avait rien d'évident dans un monde qui ne l'attendait pas. C'est l'intuition, la vision de son utilité à long terme, pour ne pas dire de sa nécessité, qui a présidé à la construction de Mazars, organisation aujourd'hui présente dans soixante-treize pays avec 14 000 collaborateurs. Inscrire l'action de l'ANC dans une vision partagée est et sera fondamental.

Qui dit moyen et long termes dit également patience dans la mise en oeuvre, avec ses inévitables moments de déception, mais aussi ses moments fondateurs de succès et d'optimisme renouvelé. C'est le deuxième principe d'action auquel je suis attaché. Savoir garder le cap, même dans l'adversité, sans refuser cependant les leçons offertes par la réalité, est un vrai facteur de succès. La patience est à mes yeux une vertu cardinale dans la conduite de tout projet. L'ANC a déjà fait preuve de sa robustesse et continuera à le faire.

Ma troisième conviction, c'est la force du travail en équipe. Dans les disciplines fondées sur la production, la mise en oeuvre et la gestion du savoir ainsi que la gestion des talents, très souvent hautement qualifiés, impliquent de privilégier un mode d'organisation plus horizontal que vertical. Ce mode d'organisation favorise l'initiative, l'esprit de projet, la responsabilité. L'animateur central, quant à lui, a la responsabilité d'être porteur de vision, donneur d'impulsion et chef d'orchestre. L'autorité ne rechigne pas à jouer son rôle, mais dans un cadre qui reconnaît à chacun sa place et sa contribution. Sa légitimité est plus faite d'expérience et de compétence que de prérogatives institutionnelles, c'est celle d'un primus inter pares. C'est ainsi que Mazars a pu rassembler et mettre en action les talents, à partir d'un partenariat international entre égaux, et d'une démocratie associative tournée vers la réalisation d'objectifs communs, le succès et la prospérité étant une conséquence et non une fin en soi. Cette force de l'équipe permet aujourd'hui de considérer avec sérénité l'évolution de l'organisation au-delà des femmes et des hommes qui la composent, quelle que soit leur contribution personnelle. L'ANC est avant tout au quotidien fédérateur et catalyseur d'énergies. Elle est donc parfaitement en adéquation avec ce principe du travail en équipe.

Qui dit travail en équipe dit force du dialogue. C'est mon quatrième principe d'action. Le jeu en équipe implique transparence et communication permanentes. Les grandes équipes sont celles dans lesquelles il n'est même plus nécessaire de se parler pour se comprendre. Toutefois, c'est si rare qu'il vaut mieux organiser le dialogue pour éviter les malentendus. L'animateur d'une organisation est bien sûr porteur de vision, mais il est au quotidien une plateforme de partage et un intégrateur de messages : il est sans cesse en réception et émission de signaux, des plus forts aux plus faibles, des plus pratiques aux plus conceptuels. Mon expérience dans la contribution à l'action publique, que ce soit au sein du Conseil national de la comptabilité – CNC – entre 1996 et 2006, à l'occasion du débat sur la loi de sécurité financière de 2003 ou de la réforme européenne de l'audit, me fait dire que le dialogue y est encore plus important que dans l'entreprise et que la capacité à écouter et à convaincre, dans un rythme qui est celui de la démocratie politique, est clef. L'ANC est et sera plateforme de dialogue.

L'excellence technique est naturellement essentielle. La qualité de l'analyse, l'innovation, la pertinence des solutions au regard de l'objectif ainsi que la capacité à les exprimer et les faire partager sont seules gages de succès. Il faut tout simplement être à la pointe du progrès, se situer parmi les meilleurs de la discipline considérée. Il n'est pas possible de se faire entendre et respecter si le fond n'est pas de grande qualité, si l'on ne fait pas jeu égal avec les autres experts. Cette crédibilité de compétence doit naturellement être un souci constant de l'ANC.

Enfin, l'action est plus pertinente si elle s'inscrit dans une démarche internationale. La France et l'Europe ont incontestablement un rôle important à jouer dans un monde en quête d'alternatives, multiculturel et multipolaire. J'ai eu la chance, lorsque je résidais à la Cité internationale universitaire de Paris, de m'ouvrir à l'international dans un cadre fondé sur le respect et la tolérance. J'ai ensuite conduit un patient développement international qui fait qu'aujourd'hui la France représente un quart des activités de Mazars et qui m'a valu de voyager beaucoup.

J'ai appris que la France ne peut sans doute pas imposer. Mais, quand elle est à son meilleur niveau et fidèle à sa riche tradition issue des Lumières, elle est incontournable par sa contribution, sa capacité à innover et inspirer, sa force de persuasion. Ce savoir-faire et ce savoir-être sont essentiels dans le monde d'aujourd'hui, il faut les faire fructifier. Inutile d'ajouter, car vous l'avez déjà perçu, que la dimension européenne est aujourd'hui, dans son inévitable complexité, une dimension clé. La France et l'Europe n'ont pas dit leur dernier mot – bien au contraire! – dans la normalisation comptable comme dans les autres domaines.

Veuillez me pardonner d'avoir puisé trop d'exemples à la même source, celle d'un parcours dans la durée sur un projet unique, mais passionnant. Mais je crois que cette expérience a forgé les convictions et les motivations que j'ai partagées avec vous et qui peuvent contribuer à la dynamique que porte l'ANC.

Maintenant, quels sont les enjeux de la normalisation comptable, quelle est la stratégie possible en la matière ?

Vous comprendrez que je ne puisse venir devant vous aujourd'hui avec une stratégie détaillée et une réponse à toutes les questions. Ce serait à la fois prématuré et contraire à la méthode que je viens d'évoquer, qui doit être empreinte de pragmatisme, d'écoute et de dialogue. Il y a cependant des lignes de force qui méritent d'être partagées ici.

J'identifie trois enjeux majeurs qui, en eux-mêmes, sont de nature à assurer un meilleur équilibre au plan international. Il s'agit de faire en sorte qu'à une forme de reflux européen, dont on connaît les causes, succède une période de flux et de contribution.

Le premier enjeu est européen. Il est important de tirer les leçons du passé et de faire vivre la normalisation à ce niveau particulièrement pertinent. L'Europe est forte lorsqu'elle parle d'une seule voix. Il ne s'agit nullement de revenir sur les décisions pragmatiques et bénéfiques de 2002, bien au contraire, mais de faire valoir ce que l'Europe a de meilleur en matière comptable. Comme souvent en Europe, une grande richesse et une grande diversité constituent un actif incontestable, mais il faut fédérer des ressources qui ne manquent pas. À court terme, il faut donc réussir la réforme institutionnelle toute récente de l'European financial reporting advisory group – EFRAG – et faire en sorte que l'ANC contribue pleinement à ce succès. Les normalisateurs nationaux, dont l'ANC, ont toute leur place. L'Union peut désormais exercer un contrôle sur le processus technique et sur la gouvernance : c'est le moment tant attendu par beaucoup d'observateurs. La patience est de rigueur mais l'occasion est excellente, ce d'autant plus que le processus de convergence entre les normes IFRS et US GAAP a eu les résultats que l'on sait. Les États-Unis conservent leur souveraineté en matière comptable, ce qui n'exclut nullement une fructueuse coopération.

Le deuxième enjeu est international. Il faut naturellement saluer l'exceptionnelle contribution, tant technique que géopolitique, de l'International accounting standards board – IASB – dans un monde qui a besoin d'un langage comptable le plus commun possible. Les acquis sont considérables. Pour l'anecdote, Robert Mazars était à Sydney en 1973 pour le lancement de ce qui était à l'époque une simple initiative de la profession comptable ! Que ce soit de manière bilatérale ou à travers le canal naturel de l'Europe, il convient maintenant d'établir et d'entretenir une relation de plain-pied et de confiance avec l'IASB. Celle-ci doit être naturelle, tant il est vrai que l'Europe est le premier utilisateur de l'IASB en raison de son choix fondateur de 2002. Le terme « utilisateur » ou « client », souvent employé, n'est d'ailleurs pas le plus approprié, car il doit s'agir plutôt d'une coconstruction dans l'intérêt de tous. Les questions relatives aux destinataires de l'information financière, au cadre conceptuel, à la primauté du bilan sur le compte de résultat, à la place de la juste valeur, à l'interprétation des normes doivent, entre autres, être abordées sans a priori et surtout le plus en amont possible : il n'est nul sujet qui ne puisse être abordé et traité de façon positive.

Le troisième enjeu est évidemment national. Il est essentiel, car les règles comptables guident la préparation des comptes individuels dont on sait l'importance économique, juridique, fiscale et pénale. Dans ce domaine des normes privées, l'ANC a été particulièrement active au cours de l'année écoulée : avec la nouvelle codification, à droit constant, du plan comptable général, les normes désormais codifiées applicables au secteur bancaire, aux OPCVM et à une partie des OPCI. Un gros travail est en cours ou reste à faire, notamment dans le secteur des assurances, des SCPI et des organismes à but non lucratif et sur certains points de fond. Il faut ainsi continuer à faire vivre de façon dynamique la normalisation nationale en la mettant au service, notamment, du développement économique.

Ces trois enjeux majeurs demandent une stratégie de positionnement. Porteur d'un nouvel élan, fondé sur la capitalisation des acquis, ce positionnement peut s'articuler autour de trois axes.

Il importe tout d'abord de confirmer et d'asseoir une véritable crédibilité de compétence, fondée sur la compréhension des mécanismes économiques, la prise en compte constante des apports de la pratique, une réflexion anticipatrice et une qualité d'écriture. À cet égard, les encouragements prodigués à la recherche comptable par l'ANC peuvent et doivent être amplifiés. Il y a dans notre pays des ressources que l'on peut mobiliser.

Il est nécessaire en deuxième lieu de développer un dialogue ouvert avec toutes les parties prenantes, sans a priori, ni polémique, pour faire vivre et partager analyses et, le moment venu, convictions.

Enfin, il faut développer une vision à moyen terme, tant au niveau européen qu'au niveau français. Une réflexion sur le cadre conceptuel est essentielle : elle est attendue par beaucoup, il faut la conduire à son terme et la compléter autant que de besoin. Les principes et choix fondamentaux, notamment le principe de prudence, doivent être examinés à la lumière de l'exigence de conformité à l'intérêt général, européen ou français.

Pour mettre en oeuvre cette stratégie, il faudra accomplir un travail technique considérable. À l'échelon international, sont à considérer de façon prioritaire les normes IFRS 15, et IFRS 9, les contrats de location, l'assurance, le rôle de modèles ainsi que le cadre conceptuel. À l'échelon national, l'ordre du jour est à la transposition de Solvabilité II et de la directive comptable. On le voit, la tâche est d'ampleur. L'ANC doit donc jouer le rôle de pivot qui lui a été dévolu, en mobilisant autour d'elle toutes les énergies et en renforçant ses équipes permanentes, au sein desquelles quelques postes importants sont depuis peu vacants. L'ANC est une institution légère, une administration de mission et de projet ainsi qu'une plateforme de coopération qui trouve sa pertinence et son efficacité dans sa capacité de mouvement et son aptitude à fédérer. Je ne doute pas qu'une telle approche, conduite avec détermination et patience, puisse porter ses fruits.

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