Intervention de Pierre Lellouche

Réunion du 11 février 2015 à 9h00
Commission des affaires étrangères

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaPierre Lellouche :

Ce voyage a été pour moi l'occasion de prolonger le travail que nous faisons avec François Loncle sur le Mali et la réflexion que j'ai personnellement depuis longtemps sur ces questions, et sur les métastases des califats qui sévissent maintenant sur les pourtours de l'Europe. Il suffit de regarder la carte. Il y a aujourd'hui une dizaine d'endroits, vides stratégiquement, occupés par des califats plus ou moins organisés, qui opèrent tous peu ou prou selon les mêmes modus operandi : contrôle des populations, extrême violence, moyens financiers conséquents, nombreux combattants, souvent étrangers. Il y a ainsi quelques points de fixation : entre le Mali et l'Algérie ; au Nord Nigeria, autour de l'État de Borno occupé par Boko Haram, avec une contamination du Sud Niger, du Nord Cameroun et vers le Tchad ; en République centrafricaine avec la Séléka où cela peut dégénérer ; au Sud-Soudan ; dans le Sinaï ; au Yémen, pour ne pas parler de l'Irak et de la Syrie, ou plus loin, de la zone asiatique, avec le Pakistan, l'Afghanistan, le Waziristân, etc.

C'est quelque chose qui est pour moi sans précédent et extrêmement grave, et c'est la raison pour laquelle j'ai suggéré au bureau de la commission la constitution d'une mission d'information pour surveiller ces pôles de terrorisme qui sont en interconnexion, comme Philippe Baumel l'a indiqué. Il y a des liens entre Boko Haram et Aqmi, sans doute les Shebab, et les modus operandi se rapprochent, ce qui peut faire craindre des risques d'escalade, y compris chez nous.

Boko Haram s'ancre dans une histoire locale, dans un terreau traditionnel fait de confrontations entre populations, de rivalités entre pasteurs et sédentaires, tout cela vient de loin. Des mouvements comme celui-ci croissent sur l'extrême pauvreté, profitent d'une jeunesse disponible car désoeuvrée, sans aucun espoir, sur un fond de croissance démographique très forte. D'où le fait que Boko Haram recrute dans les populations nigérianes, camerounaises, tchadiennes probablement, en offrant une moto, une Kalachnikov, qui permettent d'avoir un métier, c'est-à-dire de pouvoir faire des razzias. La lutte est d'autant plus compliquée que le mouvement est dans la population locale même qui renseigne. Ils sont en outre extrêmement mobiles, cf. la contre-attaque spectaculaire sur Fotokol qu'ils ont effectuée la semaine dernière alors même qu'ils étaient attaqués ailleurs !

Il est clair que toute l'économie du Nord Cameroun est totalement désorganisée et paralysée. Il n'y a plus de commerce transfrontalier, et de très nombreux réfugiés. La route vers le Nord Cameroun désenclave aussi le Tchad qui en dépend, et tout cela a aussi des retombées directes sur le plan de la politique interne camerounaise, dans la mesure où cela traduit aussi une résurgence du vieux conflit AhidjoBiya, en d'autres termes, de la rivalité NordSud locale. D'où la résurgence aussi de la théorie du complot contre Paul Biya et les accusations contre la France, accusée de soutenir Boko Haram pour le déstabiliser, accusations véhiculées par l'élite de la presse locale.

De son côté, le Nigeria laisse pourrir cette situation, il a totalement renoncé à ses attributions régaliennes. Il n'y a pas d'opérations, pas d'armée, et tout cela est également lié à la confrontation entre le Nord et le Sud du pays dans un contexte de campagne électorale, dans laquelle Goodluck Jonathan n'aurait pas dû se représenter. Goodluck Jonathan est perçu comme ayant instrumentalisé cette crise. Il faudra attendre la tenue des élections pour voir le Nigeria bouger réellement. Une force d'interposition régionale va être constituée, de 7500 hommes, qui vise à redonner à la région du Lac Tchad la stabilité, mais la question de savoir comment se fera la reprise de l'Etat de Borno, et à quel prix, est posée, dans la mesure où les membres de cette coalition régionale sont aussi parmi les plus pauvres et que pour le moment, il n'y a pas de mandat. Un gros point d'interrogation est posé sur le futur immédiat.

S'agissant de la position de la France, le MAEDI et le chef d'État-major nous disent qu'ils ne sont pas preneurs d'une nouvelle guerre en Afrique, ce qui est clair car nous sommes au taquet, mais le Cameroun nous fait sentir que cette position n'est pas compréhensible, même s'il n'y a pas pour le moment de demande officielle. La RFA a été bien plus visible que nous en donnant quelques véhicules qui n'étaient initialement pas destinés au Nord. Nous avons de notre côté quelques avions, le dispositif Barkhane, mais qui est tellement allongé sur un territoire tellement immense que cela complique la donne. Nous transmettons des informations, mais dans des conditions particulières puisque le Nigeria n'ayant pas accordé de droit de suite, nous ne communiquons pas de photos au Cameroun, ce qui peut être quelque peu embarrassant diplomatiquement et me semble en tout cas difficilement compréhensible. Le positionnement du gouvernement est pour le moment de ne pas entrer dans un engrenage, ce qui est parfaitement compréhensible, mais la question est : jusqu'à quand ? Boko Haram n'est pas un épiphénomène, il y a des dizaines de milliers de combattants, des recrutements et une violence extrême sur le terrain, dans une zone qui est loin d'être exclusivement musulmane, ce qui signifie que la secte recrute d'ores et déjà au-delà des seuls critères religieux.

Nous avons été très frappés par le sentiment antifrançais, qui deviendra très inconfortable s'il perdure et il va perdurer. Je ne saurais trop conseiller à Laurent Fabius de s'y rendre au plus vite pour calmer le jeu et renouer le dialogue, prendre le pouls d'une situation mouvante liée aux différents califats existants ou en devenir. Une visite sur le terrain ne rassure pas. Les choses évoluent rapidement. La question est de savoir combien de temps la France pourra tenir sa position de retrait.

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