On peut considérer le citoyen d'un régime démocratique selon deux conceptions : comme simple mandant et contrôleur des mandataires et des pouvoirs, ou bien comme coopérant, comme participant à la délibération et aux pouvoirs.
Le philosophe Alain qualifie le pouvoir politique de « mal nécessaire » à la sécurité des citoyens : il faut à la fois lui obéir et lui résister. « Résistance et obéissance, voilà les deux vertus du citoyen. Par l'obéissance, il assure l'ordre, par la résistance, il assure la liberté. Obéir en résistant, c'est tout le secret. Ce qui détruit l'obéissance est anarchie ; ce qui détruit la résistance est tyrannie. »
Les vrais pouvoirs, à ses yeux, ce sont d'abord les bureaux, l'administration. « Non point un chef, mais des milliers de chefs ; non point une volonté, mais une effrayante machine. » C'est un « tyran sans visage ».
Dès lors, le mandat que le peuple confie aux députés est de contrôler la bureaucratie. Les ministres sont comme des tribuns romains : leur travail est de surveiller chacune « de ces puissantes administrations, qui toutes tyranniseraient si on laissait faire ».
Les députés, eux, doivent surveiller les ministres et, naturellement, les citoyens doivent surveiller les députés qu'ils ont élus.
Sous la IIIe République se pratiquait d'ailleurs le « contrôle des mandats ». Un célèbre tableau de Raffaëlli représente Clemenceau devant des milliers d'électeurs dans l'arène du cirque Fernando, qui deviendra plus tard le cirque Medrano. Les relations que l'on peut en lire dans les journaux montrent qu'il ne s'agit pas d'un meeting unanimiste comme dans les campagnes électorales, mais bel et bien d'un compte rendu au cours duquel les citoyens – ceux de Montmartre en l'occurrence – ne se privent pas d'interpeller leur élu. Cette pratique se situe tout à fait dans l'optique d'Alain : les citoyens n'ont pas le pouvoir mais ils le contrôlent. Pour le philosophe, la démocratie se définit par « le contrôle continu et efficace que les gouvernés exercent sur les gouvernants ».
Dans les années 1930, on a assisté à une évolution sémantique du mot « démocratie » lui-même. Dans cette période où s'installaient ou se renforçaient des systèmes totalitaires qui menaçaient les démocraties, la notion, étymologiquement « gouvernement du peuple par le peuple », est devenue pour certains synonyme de « régime des libertés ». C'est ce que Pierre Rosanvallon a appelé la « démocratie négative », pensée comme un garde-fou contre les dictatures.
Karl Popper l'explique : « Réaliser la démocratie ne veut pas tant dire mettre le peuple au pouvoir que s'efforcer d'éviter le péril de la tyrannie. » La question de la démocratie se pose ainsi pour lui : « Comment concevoir l'organisation de l'État de façon à pouvoir nous libérer du gouvernement sans effusion de sang ? » Le pouvoir du citoyen n'est pas de commander mais de révoquer. La démocratie est le régime où il est possible d'évaluer, de juger et de récuser au besoin un gouvernement : les élections libres et régulières sont là pour exercer le rôle du « tribunal du peuple ». Et, pour Popper comme pour Alain, la représentation proportionnelle est à bannir. Seul le scrutin uninominal permet d'exercer ce rôle de tribunal, car « la fragmentation des partis aboutit à des gouvernements de coalition dans lesquels personne n'est responsable devant le tribunal du peuple, parce que tout se ramène nécessairement à des compromis ».
Dans cette conception, le citoyen n'est pas un coopérant mais un contrôleur du pouvoir.
La seconde conception du citoyen se réfère plus étroitement à l'étymologie du mot « démocratie ». Tandis que Popper défend une conception négative – empêcher la dictature, avoir la faculté de changer de gouvernants sans violence –, Paul Ricoeur avance une conception positive : la participation croissante des citoyens à la décision politique. Selon ses termes, « la démocratie est le régime dans lequel la participation à la décision est assurée à un nombre toujours plus grand de citoyens. C'est donc un régime dans lequel diminue l'écart entre le sujet et le souverain. »
La question est évidemment de savoir quels sont les moyens de cette démocratie participative.
Un premier moyen est le droit de pétition. Celui-ci a été adopté par la Révolution, au cours de laquelle l'activité pétitionnaire a été importante. Des délégués de pétitions pouvaient être reçus et pouvaient s'exprimer à l'Assemblée nationale ou à la Convention. Aboli par le régime napoléonien, le droit de pétition a revu le jour sous les monarchies constitutionnelles. Une commission parlementaire ad hoc, la commission des pétitions, était chargée de faire le tri, examinant si telle ou telle pétition méritait l'attention des députés. Avec la révolution de 1848 et l'instauration du suffrage universel masculin, ce droit de pétition est abandonné : pour beaucoup de théoriciens, il n'avait été qu'une ébauche du suffrage universel et n'avait dès lors plus lieu d'être. La Troisième République abolit, en 1879, la commission des pétitions.
Il y a encore aujourd'hui des pétitions, mais elles tombent en général dans le vide après avoir été plus ou moins relayées par les médias. Ainsi, en 2013, l'association Bloom en avait lancé une contre la pêche en eaux profondes qui avait recueilli 800 000 signatures. Jamais il n'en a été question au Parlement.
Sur certains sujets, la pétition peut attirer l'attention des élus. Première question, donc : la pratique des pétitions ne pourrait-elle pas être institutionnellement rétablie, moyennant des règles formelles ?
Se pose aussi la question du référendum, ou plutôt des référendums, puisque l'on peut imaginer leur organisation non seulement au niveau national mais aussi dans le cadre de la région, du département ou de la commune.
Ne voulant pas empiéter sur les interventions qui vont suivre, je rappellerai seulement le discrédit dont souffre cette pratique électorale. Dans les débuts de la IIIe République, pourtant, un double mouvement de gauche et de droite s'est développé en faveur de la pratique référendaire.
À droite, il s'agit des mouvements plébiscitaires qui se trouveront unis pour un temps dans le boulangisme. Leur principe est celui de l'appel au peuple. Paul Déroulède souhaite remplacer la République parlementaire par une République plébiscitaire où les lois seraient soumises directement à la volonté populaire.
À gauche, dans les rangs socialistes, un Édouard Vaillant, un Jean Allemane, défendent la même procédure, qu'ils nomment « législation directe ». Ils ont pour référence, du reste, la Constitution de 1793 – jamais appliquée –, selon laquelle les projets de loi du Corps législatif n'étaient que des lois proposées qui devaient être ratifiées par les assemblées primaires élues dans chaque canton.
Cependant, la pratique du référendum ne s'est jamais réalisée sous la IIIe République. On impute cette disparition à la crise boulangiste – soit dit par parenthèse, le général Boulanger est le premier à parler de « référendum » : c'est le mot « plébiscite » qui était employé auparavant. Cette crise a profondément ému les républicains et discrédité cette pratique, assimilée à la volonté d'asseoir un pouvoir personnel. Peut-être était-ce aussi une défiance envers le suffrage universel direct. Les fondateurs de la IIIe République n'étaient pas très sûrs d'un peuple jugé un peu trop immature pour avoir à se prononcer directement.
La IVe République a utilisé le référendum pour naître et pour mourir : les projets constitutionnels ont été soumis à référendum en 1946 et en 1958. C'est la Ve République du général de Gaulle qui a restauré la procédure. Aux termes de l'article 3 de la Constitution : « La souveraineté nationale appartient au peuple qui l'exerce par ses représentants et par la voie du référendum. » Mais l'usage qu'en a fait le général de Gaulle, dénoncé comme un « référendum-plébiscite », en a renouvelé le discrédit.
Le 13/12/2016 à 12:09, Laïc1 a dit :
"Ainsi, en 2013, l'association Bloom en avait lancé une contre la pêche en eaux profondes qui avait recueilli 800 000 signatures. Jamais il n'en a été question au Parlement."
Là on est quand même devant le flagrant délit de déni de la démocratie par le Parlement lui-même.
Le 13/12/2016 à 12:07, Laïc1 a dit :
"Des délégués de pétitions pouvaient être reçus et pouvaient s'exprimer à l'Assemblée nationale ou à la Convention. "
C'est une idée intéressante, elle pourrait être reprise utilement de nos jours. Car les députés ne parlent qu'entre eux, jamais aucun intervenant extérieur n'intervient, sauf circonstances très rares (le roi d'Espagne par exemple...) On dirait parfois des discussions dans un club très privé. C'est trop confiné.
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