Monsieur le président, je m'attacherai tout d'abord à répondre de manière brève au questionnaire que vous m'avez adressé afin d'aborder ce que j'appellerai les nouvelles modalités des pratiques de la démocratie plutôt que les « nouvelles voies de la démocratie ».
S'agissant – première question – de l'abstention, je la considère comme une expression politique en tant que telle, qu'il importe de comprendre. Chaque soir d'élection, les abstentionnistes sont désignés comme le « premier parti de France », expression qui recouvre des réalités différentes dont il convient d'analyser les significations : les Français votent encore pour la présidentielle et les municipales, mais votent peu à l'occasion des européennes et des régionales.
Pour lutter contre ce phénomène, je ne pense pas qu'il faille rendre le vote obligatoire. Cette mesure, en effet, me paraît inapplicable. Elle est en outre contraire à la liberté : décider de ne pas voter est une forme d'expression politique qu'il faut non pas corriger, mais comprendre.
La deuxième question porte sur le tirage au sort, que j'ai évoqué dans mon dernier livre. Montesquieu, dans un très beau texte, y voyait le seul procédé véritablement démocratique, parce qu'il met tous les citoyens sur le même plan tandis que l'élection a une dimension aristocratique. Le retour en force du débat dont il fait l'objet me paraît être un signe de réticence à l'égard des pratiques démocratiques traditionnelles de la république représentative, symptomatique des exigences de la démocratie extrême. L'expérience montre qu'il est difficile à appliquer. Après mai 68, quand, dans un grand mouvement de démocratisation de l'université, il a été décidé, pour combattre le poids des mandarins, de désigner par tirage au sort les membres du comité consultatif des universités, l'ex-Conseil national des universités, personne ne venait plus siéger. Par ailleurs, mettre tout le monde sur un plan d'égalité pour prendre des décisions politiques soulève un problème de compétence. Il est possible de développer marginalement le tirage au sort, mais en tenant compte des limites à la fois factuelles et théoriques qu'on doit lui imposer.
Dans votre troisième question, vous m'appelez à juger des résultats d'une enquête selon laquelle 73 % des personnes interrogées estimaient que la démocratie ne fonctionnait pas bien. Par définition, la démocratie fonctionne mal, puisqu'elle vise des exigences – l'égalité, la liberté de tous, l'égale dignité de tous – qu'il est difficile de réaliser. Elle nourrit un sentiment de désappointement né de l'écart entre les espérances qu'elle suscite chez les individus et les réalités. Le jugement qui transparaît dans ce sondage est à relativiser par le fait que la critique du fonctionnement de la démocratie fait partie de la démocratie elle-même. Reste que cette perception peut connaître divers degrés et qu'il serait intéressant d'examiner son évolution. Il ne faudrait pas qu'elle devienne excessive, car elle serait le reflet d'un dysfonctionnement de notre système. Les événements récents laissent toutefois penser que cette critique constante ne remet pas totalement en question le bien-fondé du fonctionnement démocratique. Il importe donc d'apporter des nuances à ce qui n'est jamais qu'un sondage d'opinion.
La quatrième question renvoie à ce que Pierre Rosanvallon appelle la « contre-démocratie », qui me paraît en réalité être la critique naturelle de la démocratie par elle-même, laquelle est au fondement de l'ordre démocratique. Les exigences démocratiques se sont accrues au cours des siècles non seulement dans les pratiques politiques – il suffit pour s'en convaincre de se reporter aux élections de 1848 où les paysans étaient conduits aux urnes comme un régiment par le seigneur local – et dans l'ensemble de la société, qui n'est jamais assez démocratique. La contre-démocratie n'implique pas un rejet de la démocratie si elle ne va pas au-delà d'une critique rationnelle des institutions démocratiques, susceptible d'être elle-même critiquée, et ne remet pas en question les principes mêmes qui fondent l'ordre démocratique. Elle peut en outre comporter le danger de voir le pouvoir technique prendre progressivement la place du pouvoir politique.
S'agissant, cinquième question, de la démocratie participative, monsieur le président Bartolone a souligné ma réticence. En réalité, je n'ai pas de réticence en ce sens que le débat entre citoyens est pour moi fondateur de l'ordre démocratique. Toutes les formes de débats rationalisés et argumentés – jurys citoyens, assemblées de quartier, etc. – relèvent d'une pratique démocratique à même de permettre aux citoyens d'exercer la vigilance chère à Pierre Mendès France. Il faut donc les encourager, mais à deux conditions fondamentales. D'une part, il faut rappeler que les citoyens qui y participent ne sont représentatifs que d'eux-mêmes. Ceux de nos collègues qui sont le plus favorables à ces instances ont bien montré que ceux qui en font partie sont les mêmes que ceux qui votent, autrement dit, elles ne font que donner à ceux qui participent déjà à la vie politique une autre occasion d'y participer. D'autre part, il faut avoir conscience du risque que ces instances soient investies par les minorités agissantes : les débats qui y ont lieu ne doivent déboucher que sur des décisions contrôlées par les instances politiques légitimement élues.
Faut-il consulter les citoyens plus souvent, comme le permettrait le développement du vote électronique ? Je considère cette procédure comme très dangereuse, en particulier parce qu'elle comporte un risque pour la représentativité. Par ailleurs, je suis extrêmement réticente à l'idée qu'il faudrait tout le temps consulter les citoyens. Actuellement, l'un des grands problèmes de la démocratie me paraît être la discordance des temporalités : s'il est nécessaire de prendre certaines décisions dans l'urgence, les grandes décisions doivent, elles, s'inscrire dans un temps très long. Tout ce qui renforce l'immédiateté constitue un danger. Or internet, que nous admirons tous, en particulier pour la quantité d'intelligence qui est à l'origine de son élaboration, a le grand défaut de conduire à des réactions immédiates. Nous souffrons beaucoup dans notre démocratie de ne pas prendre le temps de la réflexion en instaurant une distance par rapport à l'événement. Souvenons-nous du temps qu'il a fallu – plus de deux ans – pour élaborer la grande loi de 1905, qui a maintenant plus de cent ans. Si nous recourons de manière excessive au vote électronique, nous contribuerons à cette accélération des décisions conçues comme des réponses immédiates à l'émotion. Que le vote électronique soit utilisé pour des raisons pratiques pour faciliter le vote des Français résidant à l'étranger, je ne m'y oppose pas. Mais qu'il soit utilisé de façon récurrente comme modalité de participation des citoyens à la vie publique me paraît comporter des dangers plus grands que les avantages qu'on peut en tirer d'un point de vue technique. En tout état de cause, comme l'abstention ne me paraît pas due à l'obstacle physique que constituerait le déplacement jusqu'au bureau de vote, le vote électronique ne contribuerait pas à la faire reculer.
La même réflexion s'applique à l'avènement d'une « démocratie continue » favorisée par internet. Les décisions politiques ne se situent pas dans la même temporalité : elles supposent, je le répète, de prendre le temps de la réflexion et de peser les différents points de vue. Le danger est que nous cédions à une démocratie de l'émotion. En France, notre démocratie a le défaut de penser que chaque problème social peut être résolu par l'adoption rapide d'une loi. Cela me paraît être une tendance redoutable, monsieur le président Bartolone.
Enfin, la dernière question porte sur le développement des consultations directes, qui me paraît tout à fait souhaitable. Deux conditions s'imposent toutefois. La première est de bien poser la distinction, fondamentale en démocratie, entre l'opinion que chaque citoyen peut légitimement se forger sur tous les sujets et la connaissance de ceux qui ont consacré du temps à réfléchir à tel ou tel problème. La seconde est de laisser toute sa place au politique : le choix de ceux qui savent ne saurait se substituer au choix du politique. Lorsque j'étais membre du Conseil constitutionnel, j'ai été suffisamment frappée par les débats entre techniciens du droit et anciens hommes politiques pour savoir que, si leur collaboration est nécessaire, leurs rôles ne doivent pas être confondus. Il est souhaitable que le politique recueille avis et propositions et prenne appui sur des études d'impact, mais il lui appartient de faire des choix et de les rendre opérants s'il pense qu'ils sont les meilleurs pour la société.