Mesdames, messieurs, je vous remercie tout d'abord d'avoir associé la révolution numérique aux interrogations sur notre démocratie. La génération à laquelle j'appartiens, qui a découvert internet dans les cybercafés parisiens il y a vingt ans et qui s'est employée pendant de nombreuses années à montrer qu'il se passait quelque chose d'important, n'était pas sûre que cette heure viendrait un jour.
Je formulerai cinq attendus.
Premièrement, la crise des institutions touche toutes les institutions en général et pas seulement celles de la démocratie. Elle ne provient pas du numérique ; paradoxalement, c'est le numérique qui est né de la crise des institutions. Il faut se rappeler que l'informatique individuelle et le développement d'internet sont un mai 68 de la Silicon Valley : ses acteurs ont considéré que, pour émanciper les peuples, il fallait donner des ressources à chaque citoyen. Dans la révolution numérique que nous vivons, il y a un projet politique caché, qui ne se comprend pas selon un clivage gauche-droite.
La politique infuse le numérique. Les mots barbares que sont la neutralité du net, les protocoles sécurisés, le contrôle par la périphérie renvoient aux libertés, à la sécurité, à la solidarité, au bien commun, à la puissance publique. Les querelles d'apparence technique sur l'open source, le logiciel libre, la liberté d'entreprendre, la régulation des réseaux sont des débats de nature politique.
Troisièmement, j'ai la conviction largement répandue que la révolution numérique n'est pas seulement d'ordre technologique : c'est une révolution industrielle. La révolution industrielle du XIXe siècle a donné lieu à l'émergence du prolétariat, de la finance, des cités ouvrières, de l'hausmannisation, de l'école de Jules Ferry, fondée sur la drôle d'idée de tayloriser l'enseignement, bref à un nouvel ordre social. La révolution industrielle de même ampleur que nous vivons aboutira à un nouvel équilibre né des usages que la société aura faits des ressources numériques.
Par parenthèse, si je suis hostile au vote électronique, c'est que le vote repose sur un rituel démocratique de confiance, historiquement construit – l'isoloir date de 1914 –, qui suppose que tout un chacun puisse vérifier de ses propres yeux que l'élection n'a pas été truquée, en assistant au dépouillement et en s'assurant à la préfecture que les résultats ont été établis avec exactitude. L'idée qu'il faudrait faire confiance à quelques experts parce qu'ils seraient seuls à pouvoir vérifier le bon fonctionnement des algorithmes est une faille de la démocratie qui aurait des conséquences dramatiques lors des grandes élections.
Le numérique n'a pas de vertu en lui-même : ce qui importe, c'est l'ordre économique et social qui peut être construit à partir des ressources qu'il offre.
Cela implique, quatrièmement, de connaître ses ressources. Le numérique offre des outils pour aller plus vite, pour manipuler des masses de données permettant de saisir le réel dans son ampleur au lieu de se limiter à une moyenne statistique, pour mettre au point des stratégies d'action, d'efficacité, d'influence, pour organiser le savoir en plateforme, pour mettre en place un écosystème d'innovation, pour promouvoir des valeurs comme la transparence, le contrôle par les pairs, le dialogue resserré, la co-construction, la contribution. Ces ressources, la puissance publique a besoin de se les approprier pour assurer sa propre efficacité, dont nous sommes tous comptables. La confiance dans nos institutions et, donc, leur légitimité reposent aussi sur cette efficacité. Dans un célèbre discours, Olof Palme soulignait que le consentement à l'impôt était aussi fondé sur le sentiment d'en avoir pour son argent ; si les citoyens ont l'impression qu'il est mal dépensé, ils seront plus réticents face à leur imposition.
Enfin, cinquièmement, chacune des grandes révolutions industrielles a pu réussir en inventant des institutions spécifiques. On imagine mal la révolution industrielle du XIXe siècle sans l'école de Jules Ferry, on imagine mal les Trente Glorieuses sans la sécurité sociale. Nous devons être capables d'inventer les nouvelles institutions du monde de la post-révolution numérique.
Avant de répondre aux questions plus précises qui m'ont été communiquées, je préciserai que je m'occupe au sein du Secrétariat général pour la modernisation de l'action publique des questions liées à l'open data et à l'open government.
L'open data n'est pas une invention de l'administration Obama. Le droit à l'information du citoyen a en France une longue tradition fondée sur l'article XV de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen selon lequel « la société a le droit de demander compte à tout agent public de son administration ». Rappelons que les rapports de la Cour des comptes sont publics depuis 1850 et que la loi à l'origine de la création de la Commission d'accès aux documents administratifs, dite loi CADA, a près de quarante ans. Les informations importantes, susceptibles d'éclairer le citoyen, doivent être publiées sous des formats maniables avant qu'elles ne fassent l'objet de recours devant la CADA.
Toutefois, l'open data ne se confond pas avec la transparence de l'action publique. Elle suppose aussi de fabriquer des ressources activables pour distribuer de la puissance d'agir dans la société. Les secrets légaux étant en France bien établis, qu'il s'agisse de la protection de la vie privée, du secret médical, du secret fiscal, du secret bancaire ou du secret industriel, il est possible d'ouvrir sans danger tout ce qui n'en relève pas. Peut-être faudra-t-il affiner certains dispositifs assurant ces secrets, mais, pour l'heure, alors que des milliers de ressources ont été rendues publiques sur le site data.gouv.fr, aucune brèche dans la protection de la vie privée ou le secret des affaires n'a été recensée.
Rendre publics les chiffres de la population carcérale, le nombre d'actes de violence en milieu scolaire, le degré de pollution des nappes phréatiques, les horaires d'ouverture des services publics, les plans de cadastre contribue à accroître la transparence, à renforcer l'exercice d'une citoyenneté active et à fournir des externalités économiques. Une France sans cadastre, sans statistiques publiques de l'Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE), sans données de l'Institut national de l'information géographique et forestière (IGN), sans prévisions de la météorologie nationale irait moins bien. Demain, il faudra y ajouter toutes les autres données issues de nos systèmes d'information. Demain, des filières industrielles pourront se construire à partir de données liées à l'énergie, à l'instar des Américains qui ont fondé des filières industrielles à partir du réseau GPS. Demain, nous fabriquerons des biens communs à partir de ressources communes. En ce moment, grâce aux contributions de citoyens via leurs smartphones, nous contribuons à l'enrichissement de l'information géographique, base de toutes les adresses géolocalisées sur le territoire français, des données dont l'exactitude est d'une importance vitale pour les services d'urgences et le SAMU, mais qu'il est très difficile à l'IGN de tenir à jour à lui seul, car 200 000 nouvelles adresses sont créées chaque année dans les 36 000 communes de France.
En outre, rendre publiques ces ressources permet aussi de régénérer les pratiques de la puissance publique grâce aux critiques et aux apports des citoyens, notamment par le biais de Twitter.
Ouvrir les données renvoie aussi à l'open democracy et à l'open government. À l'échelon mondial, le besoin se fait sentir de passer de la transparence des données au pouvoir d'agir et à la concertation, laquelle peut même aller jusqu'à la co-production. Plus les citoyens s'estimeront co-propriétaires, co-gérants, co-tuteurs de la démocratie, plus les chances qu'elle soit respectée et efficace seront grandes.
La question est de savoir comment prendre de meilleures décisions en conjuguant nouvelles stratégies fondées sur les données numériques et nouvelles stratégies démocratiques. Nous savons bien qu'aujourd'hui un grand nombre de décisions législatives sont prises à l'aveugle : elles ne sont pas fondées sur des études d'impact accessibles à tous et critiquables et comportent peu de visibilité sur leurs effets à moyen et long termes. Le pilotage des politiques publiques est lui-même rarement fondé sur les données. Nous ne sommes pas entrés dans la culture de l'expérimentation-correction-réaction. Comme il n'est pas toujours possible de bâtir des lois qui durent cent ans, il serait bon de mettre au point des systèmes dynamiques permettant chaque année d'apporter des correctifs à partir du retour du réel.
Je cherchais un autre terme que « démocratie participative » pour désigner ce processus décisionnel ; l'expression de « démocratie dialogique », employée par un membre de l'un de nos réseaux d'experts, m'a paru intéressante, car ce qui importe pour approcher de la meilleure décision possible est moins l'expression des points de vue en tant que telle que le fait qu'il y ait un véritable dialogue. Pour cela, il faut inventer des mécanismes d'interaction progressifs.