Les deux interventions ont mis en évidence les lignes de force internes à la logique démocratique, qui sécrète elle-même ses propres poisons, et au système numérique, qui devient de moins en moins maîtrisable, comme l'avaient pressenti Heidegger ou Jacques Ellul.
J'ignore à quelles données accède la personne qui établit mon passeport, mais je me félicite que le délai nécessaire pour accomplir cette démarche ait été réduit d'un mois à dix secondes. De façon quasi masochiste, je me réjouis que le pouvoir ait tant de données à sa disposition. Même s'il se plaint de Big Brother, le citoyen en redemande. Qui s'opposerait à la limitation de la vitesse sur les autoroutes, si elle réduit le nombre d'accidents ?
Reste à savoir qui doit déplacer le curseur. Est-ce le débat démocratique ? Il n'est pas sûr qu'il y parvienne. Sont-ce les experts, qui s'affrontent à la radio ou à la télévision, pour ou contre tel ou tel sujet, en sachant que, s'ils défendent une position nuancée, ils ne seront plus jamais réinvités ?
Au sein de la société, quelles instances nous incitent à réfléchir autrement qu'en temps réel ? Lesquelles sont assez légitimes pour émettre un avis qui sera entendu comme responsable ? La Commission nationale consultative des droits de l'homme (CNCDH) ? J'ai beaucoup appris dans cette instance, à laquelle j'ai appartenu. Les autorités administratives indépendantes ? J'ai souvent émis des réserves à leur encontre, parce que je les tiens pour trop administratives et pas assez indépendantes. Le Comité consultatif national d'éthique (CCNE), dont j'ai été membre ? Dans le débat sur l'euthanasie, je suis frappé par le crédit qu'on prête à son président, Jean-Claude Ameisen. Faut-il plusieurs instances de ce type ? Doit-on se tourner vers le Sénat ou vers le Conseil économique, social et environnemental ? Dans quelle direction faut-il s'engager puisque ni le système médiatique ni le débat politique ne fournissent de réponses satisfaisantes ?
Qu'on me comprenne bien : je préconise non de multiplier les conseils, commissions et autres comités de sages, dont on a parfois abusé, mais d'institutionnaliser le rôle des instances comme celles que je viens de citer, qui réfléchissent dans la durée et dont les avis auraient une autorité suffisante pour aider les citoyens à résister à l'éternelle tentation de « se ruer vers la servitude », pour reprendre la formule de Tacite.