Un consensus semble se dégager à l'égard du vote électronique. Monsieur Thibault, vous n'avez pas à vous justifier de défendre les rituels. Ceux-ci organisent la vie collective et lui donnent du sens. Internet parviendra peut-être à élaborer de nouveaux rituels. En attendant, ne renonçons pas à ceux qui font sentir aux électeurs la signification de leur démarche. J'avais été frappée, à la fin de l'apartheid, de voir les électeurs d'Afrique du Sud faire la queue, parfois pendant des heures, devant les bureaux, afin de voter pour la première fois.
Dans la démocratie, qui prête à chacun la même dignité, sommes-nous encore capables de distinguer l'opinion et le savoir, le citoyen et l'expert parfois autoproclamé ? Les démocrates, qui remettent en cause les institutions, remettent aussi en cause celles du savoir. Dans le débat sur le réchauffement climatique, les autorités scientifiques ont fini par imposer leur avis, contre celui de M. Allègre, qui ne connaissait rien à la question, ou des communautés américaines, qui nient le problème et prétendent par ailleurs, comme l'affirme la Bible, que l'univers a été créé en six jours. On constate toujours des résistances locales à l'affirmation des vérités scientifiques, mais, même si mes collègues sociologues expliquent qu'il faut remettre en cause toutes les théories, qui sont le produit des conflits entre laboratoires, on ne trouve plus aucune personne sérieuse pour affirmer que la terre est plate.
Dans nos sociétés scientifiques et techniques, l'avis des scientifiques continue d'être discuté. Je garde cependant un optimisme de vieux professeur, qui croit que les vérités, même provisoires et partielles, finissent par s'imposer. Ainsi, le Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (GIEC), dont les positions ont suscité un débat passionné entre gens inégalement compétents, a reconnu avoir fait des erreurs, qu'il a tenté de corriger. Au terme d'étapes successives, le savoir, différent de l'opinion, a fini par l'emporter.
La technologie, qui permet de sauver des vies, comporte aussi des risques. Les instruments admirables qui ont permis à M. Slama d'obtenir un passeport en quelques minutes – je n'ai pas eu la même chance – comportent la possibilité technique d'une intrusion dans la vie d'autrui, dont nous n'avons jamais connu d'équivalent. La technique, bonne en elle-même, contient des potentialités dangereuses, qui rendent nécessaire un contrôle du pouvoir politique. C'est si l'on ne préservait pas la place de celui-ci que l'on se ruerait vers la servitude.