Les interventions portent sur trois sujets différents.
Les unes concernent les sauvageons, dont la parole se libère, notamment sur les réseaux sociaux. Sont-ils plus nombreux qu'avant ou les entend-on davantage ? On leur reproche de se ruer sur Twitter, mais, quand le peuple de Paris s'est précipité vers la Bastille, il ne l'a pas fait au terme d'une longue réflexion. Peut-être devons-nous accepter d'entendre les opinions qu'auparavant nous pouvions nous permettre d'ignorer. Ceux qui s'expriment sur France-Culture le samedi matin me semblent froissés par l'intrusion, dans le salon où ils demeuraient en bonne compagnie, de brutes épaisses qui ne maîtrisent pas les codes. Distinguons le risque de radicalisation inhérent à internet, et l'accès à la parole publique de ceux qui en étaient privés. Il nous manque probablement des concepts pour penser cette parole curieuse – mi-écrite mi-orale, mi-privée mi-publique – qui s'exprime sur les réseaux sociaux. Si l'on fait une blague sur Twitter et qu'on a trois followers, on reste dans un cadre intime. Quand on en a cent mille, on ressemble presque à un média. En l'espèce, il semble qu'on soit à la croisée de plusieurs droits.
Un deuxième groupe d'interventions porte sur les nouveaux géants du numérique que sont les GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon). Nous travaillons sur la question du gouvernement ouvert. Encore faut-il qu'il y ait un gouvernement. Or il s'est créé une curieuse alliance entre ces géants numériques, plus puissants que bien des États, et le gouvernement américain. Beaucoup d'analystes pensent que celui-ci, au lendemain du 11 septembre, a toléré des monopoles qu'il aurait cassés en d'autres temps. Pour ne plus risquer d'être pris par surprise, il a fait le choix stratégique – formalisé par les théoriciens de la cyberguerre – de rassembler toutes les informations du monde sur son territoire. C'est une position qu'il faut prendre au sérieux.
Étant issu du secteur privé, je crains par ailleurs un coup de ciseau fatal. On a tellement dit au public qu'il fallait qu'il fonctionne comme le privé – un privé d'ailleurs imaginaire – qu'il raisonne actuellement en termes de management, de ressources humaines et de retour sur investissement. À l'inverse, les géants du numérique agissent comme Alexandre le Grand, en rêvant d'opérer des percées stratégiques. L'État pense trop comme il croit que pensent les managers, et les géants du numérique réfléchissent trop comme des chefs d'État. Le numérique s'intéresse aujourd'hui à des domaines, comme la monnaie, le prélèvement de l'impôt et la sécurité sociale, qui nous semblaient relever du domaine régalien. J'entends souvent dire que Mark Zuckerberg a fait plus pour le bien commun que l'État. C'est faux, pour une raison simple : il est comptable non du bien public mais du profit de ses actionnaires (shareholder value).
On ne pourra rendre de la souveraineté à l'État qu'en agissant à l'échelon européen. Les GAFA n'étant pas prêts à renoncer au quart du marché mondial, ils accepteront toutes les règles que les États – pourvu qu'ils soient d'accord entre eux – voudront leur imposer sur le respect de la vie privée, la régulation de la concurrence et la fiscalité numérique. La France peut aussi avancer de sa propre initiative, sans attendre que l'Europe se vive comme un espace de souveraineté, mais une firme comme Google, qui ne prendra jamais un quart du marché mondial à la légère, peut parfaitement faire l'impasse sur 1 % de la population du monde.
M. Slama a signalé le paradoxe qui nous pousse à craindre et à réclamer tout à la fois la présence de Big Brother. Cependant, la question n'est pas de savoir si l'État peut tout savoir ou non. Nous devons apprendre à faire des réglementations plus fines et plus nuancées. Pour avoir parfois travaillé dans le monde des médias, je connais la loi Bichet et les autres textes qui ont organisé la liberté de la presse, la liberté d'expression et le libre accès des citoyens à toutes les opinions. Ils disposent qu'on ne peut détenir à la fois un journal, une télévision et une radio nationale, et qu'on ne peut diffuser de la presse que par des coopératives dont on est actionnaire. Le législateur a élaboré un système qui lui permet de ne pas juger les contenus.
Dans le même temps, nul ne demande à Google, qui amène 90 % du trafic sur les sites de presse, de prouver que son algorithme est sincère et loyal, ni de respecter des dispositions qu'on lui aurait imposées, si on lui avait appliqué des règles conformes au droit de la presse. Tout en réduisant le nombre des données qui circulent, on peut décider, quand une décision relève d'un algorithme, d'informer les utilisateurs de l'existence et des présupposés de celui-ci. On peut aussi prévoir une régulation non seulement à l'extérieur de la mécanique mais à l'intérieur de celle-ci. En France, la loi « Informatique et libertés » interdit à l'État de prendre des décisions individuelles fondées sur un algorithme sans l'intervention d'un juge.
Monsieur Mélin-Soucramanien, je n'ai pas dit qu'aucun risque ne pesait sur les libertés. La commission de réflexion sur le droit et les libertés à l'âge du numérique, à laquelle M. Bartolone m'a fait l'honneur de me nommer, a voté à l'unanimité une recommandation sur l'article 9 du projet de loi renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme. Toutefois, l'ouverture des données publiques sur le site data.gouv.fr n'a donné lieu à aucun accident, signe que les secrets légaux ne sont pas sans efficacité.
Quand on parle de données numériques, on mélange souvent des choses qui n'ont rien à voir. Un premier niveau concerne les écoutes illicites. L'affaire PRISM est seulement une affaire de ce type, même si elle se situe à une grande échelle. À un autre niveau, des données numériques ont été librement partagées sur Google et Facebook, sans qu'on ait anticipé que, pour peu qu'on sache les travailler, elles en apprendraient beaucoup sur chacun d'entre nous. Le problème tient à une asymétrie de savoirs. Grâce aux big data, des opérateurs auxquels nous avons accepté de confier nos traces peuvent prédire nos comportements. À un autre niveau encore, l'État construit des poches de transparence. Au lieu de réunir ces différents plans, en affirmant que les données sont dangereuses, il faut éduquer notre regard et statuer problème par problème.
Un troisième groupe d'interventions porte sur la démocratie participative et le rôle du citoyen. Si le monde du numérique a un point faible, c'est de ne pas avoir de mémoire et d'être très naïf. Lorsqu'il s'est mêlé des questions démocratiques, il l'a fait avec le solutionnisme et le technicisme qui le caractérisent. Il a conçu des mécanismes de vote et de contribution sur le modèle de Wikipédia, dans l'idée qu'ils marcheraient tous seuls. Il va de soi qu'il faut être plus précis, plus malin, plus nombreux, plus dialoguant. En la matière, la solution ne viendra pas de la Silicon Valley.
À Etalab, quand nous ouvrons l'accès à des données publiques, dans l'espoir que les gens s'en serviront pour améliorer la démocratie, l'innovation et l'État, nous organisons un hackathon, en invitant toute personne sachant coder à venir travailler deux jours avec nous. Lundi dernier, nous avons accueilli des représentants de la CNAM, qui vient de rendre publique une base de un milliard et demi de lignes concernant la santé : le DAMIR (dépenses de l'assurance maladie inter-régimes). Le personnel de la CNAM, qui a travaillé six mois pour anonymiser ce jeu de données, a découvert à cette occasion des manières de les utiliser qu'elle n'avait pas imaginées à l'origine. De leur côté, les utilisateurs ont compris les raisons pour lesquelles l'administration avait procédé à des anonymisations qu'elle a revendiquées. Les uns et les autres ont coopéré pour faire une preuve de concept. Ces rencontres permettent des avancées majeures et imprévisibles. Pour progresser, il ne suffit pas de mettre des données en ligne, au nom de la transparence.
Parler de démocratie participative, c'est accepter soi-même de changer. On ne peut se contenter de dire aux gens qu'on les écoute, qu'on les consulte, mais qu'on ne modifiera pas sa manière de travailler. Si c'est le cas, ils quitteront vite la table de négociation. Ce serait une excellente expérience que de construire même une fois un processus législatif, qui donne au citoyen la possibilité de rédiger les amendements, surtout si l'on adopte une logique d'apprentissage par itération, qui consiste à tester, à apprendre, à recommencer et à améliorer. C'est ainsi qu'on invente les pratiques durables. Pourquoi la représentation nationale, qui vote les amendements, aurait-elle le monopole de leur rédaction ? Peut-être serait-on surpris par la qualité du travail des citoyens. On peut évidemment craindre que des lobbys ne cherchent à instrumentaliser l'opinion, mais ceux-ci existent et agissent déjà.
Le 13/12/2016 à 22:18, Laïc1 a dit :
" Pour progresser, il ne suffit pas de mettre des données en ligne, au nom de la transparence."
Et non, il faut aussi les commenter, pour que vive la démocratie...
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