Intervention de Pierre Cahuc

Réunion du 5 février 2015 à 9h00
Groupe de travail sur l'avenir des institutions

Pierre Cahuc :

L'ouvrage que vous avez cité occupe une place marginale dans mes recherches, qui sont davantage consacrées au marché du travail et au chômage. Je m'intéresse à la démocratie sociale au travers de ce prisme.

La démocratie sociale en France s'incarne dans le paritarisme, qui en est le mode de gestion. Sa logique diffère de celle des autres pays de l'OCDE puisqu'elle consiste à confier un monopole de gestion de missions d'intérêt collectif à des organisations représentant les employeurs et les salariés, et ce dans différents domaines : retraite, santé, assurance chômage, formation professionnelle, apprentissage.

Il faut également souligner le rôle prépondérant du paritarisme dans la négociation collective. L'extension quasi automatique des conventions collectives constitue une autre particularité française. En vigueur dans certains pays du sud de l'Europe, cette pratique est inconnue des pays pourtant emblématiques de la démocratie sociale, comme les pays nordiques ou l'Allemagne.

Le paritarisme joue enfin un rôle clé dans la gestion des institutions qui orientent le fonctionnement du marché du travail et la protection sociale.

Au sein des pays de l'OCDE, la France se distingue par un des taux de couverture des conventions collectives les plus élevés – plus de 90 % des salariés sont couverts –, tandis que le nombre d'adhérents syndicaux est un des plus faibles – autour de 7 %, mais seulement entre 3 et 4 % dans le secteur privé, avec une surreprésentation des grandes entreprises. On peut même parler de désert syndical dans les petites entreprises. Les pays dans lesquels la démocratie sociale joue un rôle de premier plan ne connaissent pas ce problème.

Comment en est-on arrivé là ? Parce que le paritarisme fonctionne selon une logique gestionnaire. La gestion des organismes précités permet en effet aux syndicats de disposer de ressources financières et de personnel. La recherche d'adhérents n'est donc pas une priorité.

Cette situation est problématique, car les responsables syndicaux, dont le métier consiste, dans les faits, à gérer des organismes, sont peu représentatifs du tissu productif comme de l'ensemble des salariés.

Dans les accords interprofessionnels signés depuis la loi du 31 janvier 2007, les organisations syndicales cherchent à étendre le rôle des organismes qu'ils gèrent, selon une logique propre qui se détache peu à peu des préoccupations des salariés, en particulier ceux du secteur privé et des petites entreprises.

Les obstacles pour réformer le marché du travail sont en grande partie liés au dysfonctionnement de la démocratie sociale. Qu'il s'agisse de faire évoluer la formation professionnelle, les systèmes de retraite ou les complémentaires santé, d'ajuster les salaires, ou encore de donner une place plus importante à la négociation par entreprise, les obstacles à la baisse du chômage et à la création d'emplois s'expliquent par la dérive d'un système paritaire qui s'affranchit peu à peu de l'adhésion des salariés. Les enquêtes d'opinion témoignent du faible degré de confiance dont jouissent les syndicats auprès des salariés, degré qui est parfois même inférieur à celui des banques.

Le problème tient au manque d'adhésion syndicale. Faute d'adhérents en nombre suffisant, les syndicats tirent leurs ressources d'activités liées à la gestion des organismes et souvent déconnectées des préoccupations des salariés.

Nous vivons sur un quiproquo. Nous essayons d'imiter des modèles qui fonctionnent en réalité selon des logiques différentes de la nôtre. En Scandinavie et en Allemagne, la puissance de la démocratie sociale repose sur l'adhésion. Les syndicats sont des organisations indépendantes puisque leurs ressources proviennent des cotisations de leurs adhérents. C'est une différence fondamentale avec le paritarisme tel que nous le connaissons en France. En outre, les conventions collectives ou les accords signés par les partenaires sociaux couvrent essentiellement les adhérents des syndicats signataires, tandis qu'en France elles couvrent d'abord un petit nombre de travailleurs mais sont ensuite étendues à l'ensemble des salariés. Les logiques et les modes de fonctionnement sont donc très différents.

L'Allemagne a longtemps été considérée comme l'homme malade de l'Europe. Sa renaissance économique à partir des années 2000 n'est pas liée, tant s'en faut, à un renforcement de la démocratie sociale. Le taux de syndicalisation y chute de manière vertigineuse depuis les années 1990, ce qui est problématique pour un grand nombre de secteurs. Le redressement économique allemand repose sur d'autres ressorts, sans que l'on doive nier pour autant la complémentarité entre l'efficacité économique, la force de la négociation collective et la cohésion sociale liée à une action syndicale efficace. L'Allemagne a longtemps vécu avec un modèle de démocratie sociale envié par certains, mais avec une économie en mauvaise posture.

Le prisme du fonctionnement du marché du travail, j'y insiste, me conduit à considérer que le fonctionnement de la démocratie sociale en France pose de nombreux problèmes, qui se résument pour l'essentiel à un monopole de gestion déléguée et mal contrôlée – les dérives sont nombreuses – et au manque de poids de l'adhésion syndicale. Les ressources des syndicats devraient principalement provenir de l'adhésion. Cette exigence est essentielle pour garantir une démocratie sociale forte qui permette une négociation équilibrée au sein des entreprises.

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